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Photo Didier Bonin
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On vous emmène dans un cours de strip tease visant à… piétiner le patriarcat

Depuis 2003, l’artiste Juliette Dragon organise des cours de Cabaret et de New Burlesque. Coup de pied dans la fourmilière ou récupération féministe ? Immersion dans un atelier atypique au cœur de Paris.

Ce soir-là, il n’y a pas foule autour du Carreau du Temple, l’imposante bâtisse industrielle qui accueille depuis 2014 des cours, des événements culturels et sportifs en tous genres. Les passants sont rares à se risquer dans le froid sec de ce mardi de novembre. Quelques notes de saxophone s’élèvent toutefois des sous-sols.

Trente minutes avant le début de son cours, Juliette Dragon pianote sur son clavier. Ce sont les derniers réglages pour ce cours de cabaret burlesque, un genre au croisement du théâtre et de la danse qu’elle dispense plusieurs fois par semaine.

Avec sa compagnie « Le Cabaret des Filles de Joie » à partir de laquelle elle a créé sa propre école de danse, la performeuse tente de porter sur scène les normes féminines dans ce qu’elles peuvent avoir de plus caricatural. Une comédie à laquelle Juliette Dragon tient à associer une certaine musicalité. Et donc, du travail. Beaucoup de travail. 

La subversion, tout un art

Au programme du cours de ce mardi soir, « le reverse strip » : pour 21 euros, les élèves peuvent se faire rhabiller !

Cet exercice du strip tease inversé, on le doit à Lili St-Cyr. La célèbre performeuse américaine des années 1940-1950 sortait d’un bain moussant pour se préparer sous l’œil admiratif (ou bovin) d’une audience médusée. Une subversion ingénieuse pour contourner la législation alors en vigueur — à l’époque, une danseuse ne pouvait quitter la scène avec moins de vêtements qu’à son entrée.

Le bain de Salomé, un autre spectacle de Lili St-Cyr

Pour Juliette Dragon, Lili St-Cyr fait partie des icônes du cabaret burlesque aux côtés de Bettie Page et Tempest Storm. Une blonde, une brune, une rousse. Trois carnations, trois registres. Les goûts et les couleurs.

Tout cet historique, elle le convoque entre deux danses dans son cours.

Le cabaret burlesque n’est une évidence pour personne, et certainement pas pour la danseuse. La petite cinquantaine, un pan du crâne rasé, l’autre coiffé d’un chignon et d’une fleur orange, Juliette n’est pas l’archétype de la pin up des années 1940.

Ses débuts de performeuse, elle les fait en tant que transformiste dans des raves en 1993. Depuis la scène techno queer montpelliéraine jusqu’aux cabarets parisiens, la drag queen multiplie les casquettes. Et ce qui l’amène au cabaret burlesque, ce sont les flammes.

Au milieu des années 1990, le prix des costumes de transformiste la pousse à un dilemme : elle ne peut être cracheuse de feu ET drag queen. L’artiste fait une fuite en avant et choisit de s’effeuiller pour continuer sa performance.

C’est un ami californien qui lui soufflera : « Ce que tu fais sur scène, c’est du burlesque ». Son corps parsemé de tatouages pourra tantôt camper la norme féminine dans ce qu’on lui attribue de plus superficiel, tantôt porter cette culture punk qu’elle revendique tant.

Tranquillement recroquevillée sur un banc, Juliette Dragon réécoute pour la quatrième fois Harlem Nocturne, un standard de jazz que des centaines d’artistes se sont réapproprié. Des voix résonnent à l’autre bout du long couloir en bois, couvrant peu à peu le son du saxophone.

Les élèves, ce sont elles. Elles ont entre 18 et 70 ans. Un passé de danseuse, de comédienne ou un CDI de manipulation en radiologie. Tous les profils sont les bienvenus.

D’un cours à l’autre, c’est d’ailleurs la surprise. La séance de Cabaret Burlesque est sans engagement, sans inscription préalable. Juliette fait les comptes, un stylo dans une main, des pièces dans l’autre. Chaque soir est un plébiscite, surtout depuis la mise en place du passe sanitaire qui a divisé ses effectifs par trois.

« Si j’en ai douze, je suis contente », lâche-t-elle dans un soupir. Elles seront finalement une vingtaine à se déhancher dans le grand studio de Flore.

Agglutinées contre la porte en attendant la fin du cours de salsa, les élèves croisent quelques regards interrogateurs. À côté, on twerk avec la séance de Booty Therapy. Plus loin, c’est de la capoeira. Une fine paroi sépare des imaginaires bien distincts.

Juliette n’a pourtant aucun mal à penser une complémentarité à ces disciplines. Par exemple, elle pense que le voguing va bien avec le burlesque, notamment dans sa dimension militante.

« On subit la même oppression qu’est l’homme cis hétéro blanc. »

La sororité face au patriarcat, Juliette Dragon en a fait le fil conducteur de son cours — les élèves se retrouveront d’ailleurs autour d’un verre par la suite. Aurélie, gros manteau noir et cheveux bleus groupés en queue de cheval, revient du Sacré burlesque festival de Reims. Plusieurs promos se sont groupées pour y assister et enflammer la salle (depuis les gradins).

La sororité que revendique la danseuse est couplée à une franche camaraderie. Juliette salue ses élèves une à une, ponctue les interactions d’une boutade, d’une étreinte avant d’être accaparée par une nouvelle arrivée. Elle retient sans mal le prénom de celles qui ne sont jamais venues. Certaines ont connu le cours grâce au site. Deux amies viennent sur la recommandation d’une copine, absente — elle s’est bloquée le dos. Toutes deux s’avancent timidement.

Et puis il y a les anciennes, que Juliette accueille d’une tape dans le dos avant de tamponner leur « carte de motivation ». Elle plaisante :

« C’est mieux que la fidélité. Ici, on est non-exclusives ! »

À vous les studios !

À 20h30 pile, les élèves poussent la porte. La danse est une affaire de précision. Deux longs bancs de béton enserrent le studio. Sacs, manteaux et gourdes s’y entreposent. D’un côté, un pan de mur paré de larges miroirs. De l’autre, on a entassé des barres de ballet, des chaises et un piano droit pour libérer de l’espace.

Alignées face à la glace en quinconce, qu’elles soient novices ou élèves de longue date, toutes sont logées à la même enseigne.

D’abord, il y a cet échauffement rythmé par la musique de Chet Faker, Agnes Obel et d’autres artistes familiers. Certaines chantent sans bruit. Quelques mouvements de chevilles, une dizaine de squats et tout bascule.

« Peut-être que vous allez un petit peu en chier pendant l’échauffement. C’est le but. »

L’annonce de Juliette ne surprend personne. Le tournant s’est annoncé en musique avec les premières notes de Heavy Cross. Sur le célèbre titre du groupe Gossip, les crunchs s’accélèrent, les sourires disparaissent. Celui de Juliette est intact. Un pont avant le refrain explosif, court moment de répit avant que tout reprenne.

« Exprime de la gratitude pour ton corps ! Fais toi un câlin ! Redresse ! Cambre ! Relève ! Tire en arrière ! Descends ! »

Les bagues de Juliette claquent le sol alors qu’elle se jette de tout son long pour se hisser brusquement. Imperturbable, elle accélère encore la cadence.

Derrière, certaines ont jeté l’éponge. L’une chante, les autres non. Voilà une demi-heure que Juliette les malmène en musique. L’équilibre et la ceinture abdominale ont été mis à rude épreuve. Puis, les élèves s’emparent de l’espace, rugissent sous ses applaudissements.

« La culture patriarcale apprend aux jeunes filles à ne pas prendre de place, à ne pas faire de bruit. Alors prends de l’espace, fais du bruit. »

Instant de répit : le groupe se désaltère en silence avant que s’ouvre véritablement le cours de cabaret burlesque. Une envolée de saxophone annonce le changement de couleur. Juliette rattache la fleur qui tient ses cheveux en chignon. Harlem Nocturne résonne dans la salle. Une petite minute trente de morceau pour danser le reverse strip. 

L’objectif est d’ajouter une nouvelle chorégraphie pour le spectacle du 20 et 21 novembre, deux dates à Main d’Œuvre sur le thème de la prohibition.

Au programme, une première partie sur les années 1930 qui évoque « les speak easy, les gangsters d’Al Capone, les garçonnes à cheveux courts qui n’ont plus de corsets mais portent des robes à franges et dansent le charleston ».

Pour la danseuse, le contexte a son importance. Aussi, elle s’attarde sur la dimension orientaliste qui s’attache aux débuts du cabaret burlesque. Pour compenser l’académisme de la première partie, Juliette convoque un imaginaire désarmant dans la seconde qui permet de redéfinir le genre. Se côtoient pêle-mêle les tabous, le BDSM, la drogue, le fétichisme.

Pour tout préparer, un stage est proposé aux élèves le samedi. Mais toutes n’y participeront pas — au Carreau du Temple, on s’investit selon sa disponibilité, son aisance et sa volonté. 

Une femme en deux dimensions

Doucement, les danseuses s’éveillent. Endormies sur une chaise, dans une position délibérément lascive, les élèves attendent la montée du saxophone. Dès les premières notes, une main s’agite, comme un hommage à Bob Fosse, puis le mouvement gagne le bras, la nuque, la tête. Et c’est tout le buste qui s’anime en douceur.

Des bâillements aux corneilles, quelques caresses et une consigne de jeu claire : il faut qu’elles aient l’air « un peu sirène en lendemain de cuite ».

Dans le fond de la salle, Nora peine à se placer. C’est son premier cours de cabaret burlesque. À voix basse, Juliette la rassure : « il faut juste que tu t’amuses, d’accord ? ». À sa gauche, Anaïs lâche quelques regards perplexes à son amie. Elle n’a ni la souplesse, ni le matériel de ses camarades. Une paire de talons, des bas, un porte-jarretelle, une robe et des gants. « J’ai l’impression de faire un cours de pantomime », admet l’autre, elle aussi venue les mains vides.

Devant elles, Alia s’applique. Avant de se lever (et rejoindre le groupe qui l’a devancée), il lui faudra accrocher sur chaque jambe les trois attaches de son porte-jarretelle. Élève depuis un an, la jeune femme s’en doutait : le reverse strip demande de la patience.

Juliette donne des consignes à la volée. —porter le vêtement de la représentation pour ne pas avoir de mauvaises surprises, bien rouler ses bas dans ses mains pour qu’ils montent bien le long de la jambe, toujours suivre le rythme de la musique dans ses mouvements…

La lenteur du morceau a une conséquence de taille : le manque de temps. Certaines filent en claudiquant, un talon dans une main, les gants dans l’autre. Juliette confie à Madmoizelle ses secrets de pro :

« Les axes sont très importants en burlesque parce qu’il y a énormément de numéros qui sont basés sur l’archétype de la pin up. Et “to pin”, c’est punaiser au mur. C’est une femme en papier glacé, qui est donc en deux dimensions.

Je vais jouer d’une certaine façon parce que ça va mettre en valeur mes courbes, ma taille, arrondir mes épaules. Mais de biais, on voit que je suis complètement de traviole. En gros, tu t’auto-photoshop ! »

Alors que l’enchaînement se répète, les danseuses personnalisent doucement leur performance. Certaines la ponctuent de regards sulfureux, d’autres de petits rires gênés.

« Tu fais l’évanescente un peu stupide parce que tu joues l’archétype mais il faut quand même aimer ton personnage », précise tout de même leur professeure. Pour Luce, tout se joue dans le regard. Manipulatrice en radiologie, elle n’en est pas à son premier cours. Au regard des autres cours de burlesque, pour elle, il n’y a pas photo : l’intention change tout. 

« Le regard, ça veut dire que tu maîtrises tout ce que tu fais, que tu ne fais pas ça parce que t’es un objet sexué. Il faut éviter le regard vitreux, sinon ça fait juste actrice porno. »

À la fin du cours, les conversations vont bon train. Anaïs se rhabille en vitesse. Ce premier cours l’a laissée un peu dubitative — « C’est cool mais il faut vraiment être souple et se mettre dans la peau du personnage ». Au burlesque, elle aura préféré le twerk de la semaine passée, « plus galvanisant ».

Les autres se réjouissent de cette nouvelle chorégraphie et de tout le contexte qui l’accompagne. Car oui, pendant ses cours Juliette Dragon parle beaucoup. 

La pin up revisitée

C’est Dita von Teese qui a mené Alia à l’École des Filles de Joie. Popularisée en France par son passage dans la dernière saison de Danse avec les stars, la danseuse érotique américaine a durablement marqué Alia. Un soir, elle vient voir le Cabaret des Filles de Joie. Deux jours plus tard, la voilà en legging face au grand miroir du studio de Flore. Un an de cours et elle n’est jamais repartie. 

Dita Von Teese, en dessous de strass, s'allonge lascivement sur un canapé rose
Dita. VonTeese dans le clip de Up in the air (30 Seconds to Mars)

Dita von Teese n’est pourtant pas la tasse de thé de Juliette Dragon. Non contente de transmettre les codes du burlesque classique, la performeuse parisienne tente justement de les subvertir.

« Dans tous les numéros, je mets toujours un truc qui explose une règle parce que sinon je m’emmerde. Tu peux mettre du chant, de la danse, de la contorsion… Tu peux mettre des trucs extrêmement trash, faire des choses très portiques, de l’humour corrosif, de la satire politique extrêmement énervée… La seule limite, c’est ton imagination. »

L’artiste reconnaît toutefois qu’un genre n’est jamais si bien renouvelé que par celles et ceux qui en maîtrisent les codes. Ces pas, elle les accompagne d’une contextualisation historique et tente de les déconstruire.

Sur les 40 000 élèves qu’elle a vu passer, Juliette admet sans mal qu’elles sont quelques unes à avoir fait demi tour face à son franc parler. Des cours de cabaret burlesque qui se passent de mots, il y en a, mais pour elle, ils sont essentiels. Les codes ne peuvent être maîtrisés que s’ils sont conscientisés.

Difficile en effet de passer sous silence l’imaginaire patriarcal qui plane au-dessus du cabaret burlesque. Ces danses théâtrales sont pourtant le moyen pour de nombreuses élèves d’exister dans l’espace, comme le confie Anaelle, qui après un an d’enfermement, avait « envie d’exubérance ». Pour Juliette Dragon, la démarche est loin d’être anodine :

« Tu peux accéder à un pouvoir absolument inouï en te réappropriant ces codes et en les détournant parce que tu les connais. »

En moyenne, il faut 3 à 4 ans pour que les élèves osent venir danser. Chaque année, Juliette voit défiler une multitude de profils. Des personnes en questionnement sur leur genre, des circassiens, de simples curieuses. L’artiste regrette toutefois que les danseuses de son cours soient majoritairement blanches. En cause, un imaginaire de la strip teaseuse tenace mais aussi un effet miroir.

Consciente qu’elle attire « des filles [blanches] qui peuvent se projeter », Juliette Dragon tente de contrebalancer ces représentations sur son site et dans sa newsletter. Pour elle, la diversité des corps et des parcours font la richesse de son cours.

Le 20 et 21 novembre, une vingtaine d’élèves danseront à Mains d’Œuvre à Saint-Ouen. Dans le public, sûrement seront-elles plus nombreuses encore à hésiter à les rejoindre sur scène. La marche n’est pas si haute quand on nous tend la main.

Retrouvez Le Cabaret des Filles de Joie pour l’anniversaire de Mains d’Œuvre et son Grand Cabaret Païen le 18 et 19 décembre.

Et pour participer au cours, rendez-vous ici.

À lire aussi : Je suis artiste, sorcière, sirène, strip-teaseuse et je vis ma meilleure vie

Crédit image de une : Didier Bonin


Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.

Les Commentaires

1
Avatar de Tu as raison.
28 novembre 2021 à 17h11
Tu as raison.
Super contente de savoir que l'école des filles de joie à survécu au covid.
J'y avais été sur les conseils d'une mademoiselle il y a quelques années et j'avais adoré.
@Mathis Grosos
Je trouve le titre de l'article trompeur. Un des premiers trucs que m'a dit Juliette, c'est que dans le strip teaser, on est l'objet des fantasmes des mecs alors que dans le burlesque, contrairement au strip tease, on n'est jamais à poil et on impose notre fantasme aux gars, en général avec une belle dimension politique.
Ça me rappelle de chouettes souvenirs et une belle sororité et Juliette avait un magnifique pantalon lycra rouge qu'elle portait comme une déesse. Cette femme est géniale, je recommande les yeux fermés.
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