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« Bande de filles », un film encensé pour de mauvaises raisons

Le dernier film de Céline Sciamma est encensé par la critique qui salue l’audace du sujet et du casting. En plus d’être fausse, cette analyse en dit long sur le racisme latent de notre société…

— Article publié le 22 octobre 2014

Entendons-nous bien : j’ai vu Bande de filles, et j’ai été touchée par la beauté du film et le talent des interprètes.

Karidja « la révélation » Touré et ses comparses Assa Sylla, Lindsay Karamoh, et Mariétou Touré sont absolument magistrales, sans aucun doute.

Alors, où est le problème ?

À lire aussi : « Bande de filles », ou la naissance d’une véritable héroïne

Bande de filles : un sujet original ?

La caméra de Céline Sciamma rend vraiment justice à son casting, et c’est vrai que son film est beau.

En revanche, son sujet n’a rien d’original, il n’est pas inédit, et il vaudrait mieux éviter de parler de « parti pris esthétique et politique » dans son cas : c’est au mieux déplacé, et au pire… raciste.

Les propos de la réalisatrice elle-même, ainsi que les différentes critiques publiées sur le film posent plusieurs problèmes.

« C’est un parti pris esthétique, c’est un parti pris politique aussi »

Bande de filles : un autre regard sur la banlieue ?

Spoiler alert : non. C’est encore et toujours la même image de la banlieue qui est exploitée : les gangs, la violence, les vols, le racket, le sexisme profondément ancré dans les moeurs.

Bien sûr que ces éléments participent d’une réalité, et l’on n’entend pas ici dicter « la bonne image » à montrer ou non au cinéma.

On sera simplement prié de ne pas mettre en scène les mêmes clichés déjà largement exploités, et d’appeler ce procédé « un parti pris politique », ni « un bain de jouvence et un embrayeur politique »… Oui, Libération, je parle de vous.

Une banlieue de banlieusards, qui se démènent pour survivre entre miettes de jobs et trafics, c’est loin d’être un tableau rafraîchissant.

Celles et ceux qui ont grandi en banlieue feront certainement la part des choses entre les clichés et la touche d’authenticité revendiquée dans le film.

Tou·tes les autres, tous ces gens qui n’ont de la banlieue que l’image que la fiction, les journaux télévisés et les magazines « d’investigation » veulent bien montrer,  seront confortés dans leurs représentations très stéréotypées.

Le casting de Bande de filles : « un parti pris esthétique » ?

Je fais partie de ces personnes qui affirment un peu trop légèrement être « aveugle à la couleur de peau ».

C’est-à-dire que je ne considère pas la couleur de peau d’une personne comme une donnée pertinente relative à son identité.

Je ne vais pas lui demander avec insistance « d’où elle vient vraiment » si elle me dit être originaire de Normandie, et il ne me viendra pas à l’idée de lui faire remarquer son (absence d’) accent.

Mais c’est une erreur de ma part : étant blanche, je n’ai pas l’expérience de la discrimination raciale. Il est donc un peu facile pour moi de faire abstraction de la couleur, ça l’est beaucoup moins pour les personnes qui, au quotidien, sont jugées, discriminées en fonction de leur épiderme.

Le fait est que dans notre société, la couleur de peau n’est pas une donnée neutre (contrairement à la couleur des cheveux, par exemple : on n’a pas encore vu un roux attaquer un employeur pour discrimination à l’embauche…).

Toujours est-il que je suis personnellement insensible à cet aspect du film : voir un casting composé de Noir•e•s n’a rien de « surprenant » à mes yeux. La vraie surprise, c’est effectivement que ce choix soit vécu et encensé comme « une audace ». Ça en dit long sur le cinéma français…

Effectivement, les acteurs et actrices noires sont très souvent cantonné·es à des rôles stéréotypés : criminel•le•s, délinquant•e•s, pauvres, voleurs/voleuses, immigré·es, banlieusard·es. Bande de filles ne fait pas exception à cette règle.

Certes, les personnages (enfin, surtout celui de Marieme, sujet du film) sont plus développés que d’habitude, mais ils sont tous cantonnés aux stéréotypes des Noir·es de banlieue.

Le jour où un film français mettra en scène des personnages sans qu’il n’y ait aucune corrélation réelle ou suggérée entre leur couleur de peau et leur milieu social / origine géographique / métier / [insérer ici un stéréotype raciste], alors on pourra parler d’« audace ».

Mais uniquement pour critiquer ceux et celles qui n’y sont pas encore ! Ne pas cautionner les discriminations latentes de notre société, c’est bien, mais ça devrait être le minimum…

À ce sujet citons Aïssa Maïga, une comédienne d’origine sénégalo-malienne :

« J’ai eu la chance d’avoir quelques rôles intéressants. Mais le problème est que je suis souvent cantonnée à des rôles de Noire. Je voudrais être jugée avant tout comme comédienne. »

Cette interview date de 1998. Et en 2014, on vanterait « le parti pris politique » d’un casting 100% noir, mais assigné à « des rôles de Noir•e•s » ? Évitons d’ajouter le ridicule à l’outrage. Pour le parti pris politique, on repassera.

Quand au « parti pris esthétique »… sérieusement ? Peut-on faire plus choquant comme commentaire ? Le Noir, nouvelle coqueluche de la saison automne-hiver ; après Intouchables, Bande de filles et Samba emboîtent le pas de cette nouvelle tendance ? Mais dites ! Ce sont des personnes, pas des accessoires esthétiques.

Considérer qu’une actrice noire apporte « de l’exotisme », « de l’originalité », « de la diversité » dans un casting, c’est raciste. C’est ramener la personne à sa seule couleur de peau.

Considérer qu’un casting composé de personnes noires est « un parti pris esthétique », c’est raciste. Et ça fait mal de lire ça dans la presse française, en 2014.

Ça fait mal de l’entendre dans la bouche d’une réalisatrice qu’on admire par ailleurs pour ses précédentes oeuvres. Ça n’enlève rien à son talent… Mais son talent n’excuse ni ne justifie pareille déclaration.

À lire aussi : « Tomboy » rencontre un beau succès sur Arte

Bande de filles : « Je ne me suis pas posé la question de la légitimité »

C’est peut-être cette déclaration de Céline Sciamma qui m’a permis de mettre les mots sur le malaise profond que j’ai ressenti, par moments, pendant la projection du film.

Interrogée lors de plusieurs interviews, la réalisatrice avoue « ne pas s’être posé la question de la légitimité ». Après tout pourquoi pas : elle raconte une histoire, qui n’est pas revendiquée « inspirée d’une histoire vraie », elle ne s’astreint donc pas à représenter une certaine authenticité. Mais c’est pourtant son parti pris, c’est en tout cas ce qu’elle affirme dans ses interviews.

L’idée du projet lui est venue de « ces filles qu’on croise dans la rue, et qui m’impressionnent, me fascinent, dans leurs attitudes, dans leur style, dans leur langue, dans leur énergie de groupe. Et c’est là que je constate leur absence sur les écrans ».

De là, elle s’est mise à l’écriture, « sans immersion ni lectures particulières », de son propre aveu.

Pour trouver ses interprètes, elle a eu recours à un casting sauvage, « quatre mois à arpenter Paris et sa banlieue, la Foire du Trône, les centres commerciaux ».

https://youtu.be/tuIG0w0thUM

Dans le dossier de presse, elle décrit avec précision les quatre profils qu’elle cherchait pour incarner ses quatre personnages. Les « perles rares » trouvées, elle leur a fait relire son script, « les mains tremblantes, comme à un jury impartial ».

On aura vu mieux comme « jury impartial » : elle a écrit le scénario pour quatre personnages, passé quatre mois à trouver quatre jeunes filles qui correspondent à ces personnages, puis leur a fait valider le scénario.

Cette méthode valide son choix de casting, dont on a dit dès l’introduction qu’il était excellent, mais ne suffit pas à donner une légitimité au script.

Bande de filles : les biais du regard extérieur

Céline Sciamma adopte le même regard impudique sur ces bandes de filles que sur ses héroïnes de Naissance des pieuvres et de Tomboy.

Sauf que dans ces deux films, elle braquait la caméra sur des héroïnes de l’ombre : elle auscultait la découverte de la sexualité lesbienne d’une adolescente, l’expérimentation identitaire d’une petite fille dans Tomboy.

Ce sont des thèmes et des personnages peu étudiés au cinéma, peu montrés en général. Ils sont invisibles, inaudibles. Avec ces films, Céline Sciamma leur donnait une voix.

Dans Bande de filles, elle braque la caméra sur un phénomène qui n’est pas du tout « caché ». Elle-même admet avoir été inspirée à force de voir ces filles « bruyantes, vivantes, dans le métro », les gares et les centres commerciaux parisiens. Des reportages ont été consacrés à « ce phénomène ».

De lourds clichés pèsent déjà sur ces « bandes de filles », qu’on croise tou•te•s dans nos déplacements quotidiens, parce que l’espace public appartient à tout le monde et qu’elles ne sont pas des bêtes curieuses, mais des membres à part entière de notre société.

Elles sèchent les cours, volent dans les magasins, sont bruyantes et bagarreuses… et leurs portraits dans Bande de filles ne dément aucun de ces clichés, bien au contraire.

Est-ce le rôle du cinéma de déconstruire les clichés ? Je n’ai pas la réponse. Loin de moi l’envie de brider la création artistique, d’imposer un prérequis de légitimité avant de choisir son sujet. Céline Sciamma est tout à fait libre d’écrire et réaliser une histoire à partir de ses rencontres et de ses inspirations.

En revanche, on évitera de revendiquer « un parti pris politique » quand on n’a pas la légitimité pour le faire. Parler « d’intersectionnalité » pour qualifier le regard adopté dans ce projet, c’est tout à fait malvenu :

« Sciamma […] dit croire à « l’intersectionnalité des luttes », qui répondrait à celle des formes de dominations. Une intersectionnalité qui lui permet, à elle, jeune femme blanche grandie à Pontoise et passée par la Femis, de mettre en scène ces jeunes filles noires qu’on ne voit jamais, ou si peu, ou si mal, au cinéma.

De décrire cet univers violemment machiste où elles évoluent, et leurs tentatives de s’y soustraire, de la virée en bande dans le centre-ville à la nuit en chambre d’hôtel à danser dans des fringues chapardées, des postures de toute-puissance des grands frères — « faire le bonhomme », disent-elles — à la relation amoureuse offrant un maigre horizon d’émancipation. »

– Entretien accordé à Libération

En quoi ce regard contribue à améliorer l’image de ces jeunes filles « qu’on ne voit jamais, ou si peu, ou si mal, au cinéma », je m’interroge.

L’intersectionnalité est un concept qui mérite un article entier, mais pour le propos qui nous occupe : cela consiste à se préoccuper autant des questions racistes que des questions sexistes, et pas de faire abstraction des premières pour se focaliser sur les secondes. C’est reconnaître et combattre la double peine qui frappe les femmes non-blanches. Cela ne consiste donc pas à faire un film sur des banlieusardes, cantonnées à des rôles stéréotypés de banlieusardes.

Pour un exemple de parti pris politique légitime, on ira plutôt voir du côté de Dear White People (qui n’a pas l’air de sortir en France, malheureusement) :

Faut-il aller voir Bande de filles ?

À mon (très humble) avis, oui. Le film est beau. Les interprètes sont exceptionnelles, je me permets d’insister.

J’espère d’ailleurs qu’on retrouvera Karidja Touré dans d’autres longs métrages, si possible dans des rôles divers, et pas uniquement en tant que « jeune fille noire de banlieue ». La cantonner à ça, ce serait confirmer le racisme latent du cinéma français, mais ce serait surtout passer à côté de tout le potentiel et du talent de cette actrice.

Mais si vous allez voir Bande de filles, n’imaginez pas assister à un nouveau regard sur la banlieue. Ne vantez pas « l’audace » d’un casting intégralement composé de personnes noires. Regrettez plutôt qu’on en parle en ces termes…

Pour aller plus loin :

À lire aussi : « Racisme ordinaire dans le monde merveilleux de la musique classique », sur Rue89


Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.

Les Commentaires

128
Avatar de wr3id
4 novembre 2014 à 18h11
wr3id
Bon, depuis j'ai vu le film et je réagit que maintenant. Désolée (en plus j'ai un verre dans le nez donc...)
J'ai fait une critique sur ce film que je ne posterais pas ici parce que je n'ai pas envie de faire de publicité. Mais oui, ce film est un bon film. Il ne faut pas qu'il soit encensé parce qu'il parle de quatre filles noires.
Parce que c'est filles noires sont nées dans l''imaginaire de la réalisatrice. Mais tout le remue-ménage porté par un casting quasiment totalement noir (parce qu'il n'y a pas que des noirs dans le film, même si ils sont peu présent!) montre quelque chose.
Je suis désolée de d'avoir un manque de temps pour ne pas dialoguer avec tout le monde sur ce film, mais je veux que tout le monde le vois. Parce que les questions que vous avez, les débats et tout ça, sont une bonne raison. Peut-être que Sciamma ne voulait pas tout ça mais honnêtement OSEF. Si ce film peut être le début d'une vraie discussion sur TOUTES les minorités (et majorités), qu'il en soit ainsi. Peut-être que je suis trop optimiste, mais j'espère que ce film sera une discussion entre toutes les personnes qui font la France. Et l'Europe. Et le Monde ! Ouups, je m’emballe... Faute au rosé !
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