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Mon vendredi 13 novembre 2015, entre la rue et l’hôpital — Témoignage

Reiko était à Paris vendredi soir lors des attentats. Interne en médecine, elle est sortie dans les rues et est allée à l’hôpital Hôtel-Dieu pour accueillir les victimes, puis les familles.

Tu viens de rentrer de chez William. T’as fait que passer, il t’a rendu tes dernières affaires. William envoie des textos à Annabelle, qui te les relaie. Toi t’as cru à un plan foireux pour se voir. Annabelle te dit qu’il croit que t’es partie fâchée. Tu réfléchis à quoi répondre.

Encore un texto d’Annabelle.

« Il y a plein d’attentats, ne sors pas de chez toi. »

Quoi ? C’est une blague de fort mauvais goût. Annabelle n’a pourtant pas cet humour pourri d’habitude. « Fusillades Stade de France, Charonne, République ». « Le Petit Cambodge ».

Il est 22h. T’ouvres Internet. Ça rame, Livebox de merde. Tu deviens vulgaire. C’est vrai que t’entends des sirènes dans la rue. Plus que d’habitude.

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T’envoies un texto à ta maman et à ton frère : « Vous en faites pas, je suis chez moi et je vais bien ». Maman ne sait pas de quoi tu parles. Tu lui dis d’allumer la télé. C’est trop gros pour que tu lui expliques toi-même, ça prendrait trop de temps, de toute façon tu ne trouves pas les mots.

Facebook ne parle que de ça. T’écoutes France Info en continu. « Merde, je plains les gens qui sont de garde cette nuit ». T’envoies des textos à quelques personnes susceptibles d’être dans le coin. Sylvie est chez son père. Sarah, à Lyon. La p’tite Opale met longtemps à répondre. Elle est dans le métro. Tu lui proposes de venir chez toi si son quartier est bloqué.

À lire aussi : Les attentats du 13 novembre, quand le quotidien vole en éclats

Que faire ?

Ça fait trois quarts d’heure que tu trembles comme une feuille. Tu ne sais pas quoi faire. T’as mis ton perfecto, tes Doc Martens. T’as laissé ton stétho dans la poche de ta blouse et ta blouse dans ton hôpital de banlieue. T’es bien obligée d’y aller quand même, non ?

T’as pas fait de clinique depuis plus d’un an et demi. Et même à l’époque, t’étais pas carrément douée. T’as les jambes en coton. Tu restes avachie sur ton lit. Les sirènes ne s’arrêtent pas.

Tu le dis à deux-trois copines, pour qu’elles sachent où t’es. Au cas où. Tu descends vite fait voir à l’Hôtel-Dieu si tu peux aider, de toute façon tu vas pas pouvoir dormir. On te dit que t’es une héroïne. On te dit que t’es pas obligée. On préfèrerait te savoir chez toi. Tu ne le dis pas à maman, sinon elle va s’inquiéter et elle va t’étriper.

On dirait que tu t’es droguée. Tout est surréaliste. Rue de Rivoli, t’entends des sirènes sans s’arrêter. En bas de chez toi le bar est plein, comme d’hab, de gens qui rient, qui boivent, qui se draguent, qui s’aiment. Un vendredi soir comme les autres. Ils n’ont pas l’air au courant. Tu es lâche, tu ne prends pas la responsabilité de leur gâcher la soirée.

Tu rases les murs. Face à l’Hôtel de Ville, à découvert, tu flippes. T’es pas préparée à ça. Mais bon, personne ne l’est. Deux militaires devant l’entrée des urgences : ils te laissent passer. Trois personnes dans la salle d’attente. La télé qui montre les cordons de police au Bataclan. Ça a l’air calme. Tu passes ta tête dans un box et tu bredouilles « Euh bonjour, je suis interne mais je ne travaille pas ici, j’habite pas loin, je suis venue voir si vous aviez besoin d’aide ». Ta voix tremblotte, t’es gauche, t’es un peu ridicule. T’espères qu’ils vont dire non.

Tu reçois plein de textos de gens qui s’inquiètent pour toi. Ça te met les larmes aux yeux. Hector t’appelle : « J’ai entendu concert de métal, j’ai eu peur que tu y sois ! ».

T’aurais tellement pu y être.

« De toute façon je pouvais pas dormir »

Tu restes au milieu du passage. On finit par te trouver un haut d’infirmière et par te coller un autocollant qui dit « Interne ». Y a encore aucune victime sur place. La prise d’otages est en cours. On te propose d’attendre la fin, avant de te renvoyer chez toi. T’essaies de te rendre utile, tu veux faire un électrocardiogramme et tu ne sais plus dans quel ordre mettre les électrodes, ta tête est pleine de coton.

Ça y est : « plan blanc ». Tu serres la main de gens habillés en civil qui prennent l’air important. Le directeur de l’hôpital. Il a une poignée franche et dans les yeux une lueur de panique. Quand t’expliques aux gens ce que tu fous là et pourquoi on ne te connaît pas, ils te remercient. Et tu comprends pas pourquoi. Tu bredouilles toujours la même chose : « De toute façon je pouvais pas dormir ». Tu ne leur dis pas que t’avais peur du noir et que tu ne voulais pas rester toute seule.

C’est vrai que t’as montré ni tes papiers ni ta carte d’interne, à personne. T’as l’impression de ne servir à rien. Tu ne sais même pas te servir du logiciel des urgences. Ta co-interne te sourit et dit qu’elle est contente que tu sois là.

On vide les box, on fait de la place, on bouge des sièges. On expédie un patient avec presque 20 de systolique dans les étages. Sale jour pour faire son infarctus, tu penses.

Les gens de la protection civile sont là. Briefing. On met en place la cellule d’urgence médico-psychologique. Paraît qu’on attend 200 personnes. « Faites chauffer l’eau ! » : il va nous falloir des hectolitres de café. Nerveusement, ça te fait marrer.

C’est le calme avant la tempête.

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T’as trouvé une mission. Où t’auras pas besoin de stétho ni de ta science, où t’auras même pas besoin de ton cerveau, où t’auras juste besoin de toute ton empathie et de ta bienveillance. Tu seras responsable du listing. Tu prendras les noms des gens qui sont là, par ordre alphabétique, pour que ce soit plus facile de répondre aux proches inquiets d’être sans nouvelles.

Tu attends, dans ton couloir.

Quand enfin les premiers arrivent, il est au moins minuit. Ou une heure. Avec des couvertures dorées qui brillent. Ce sont des jeunes, barbus, chevelus, maquillés, tatoués, et des moins jeunes, des monsieur et des madame tout-le-monde, des touristes italiens, des « hipsters »; ça aurait pu être tes potes, ça aurait pu être toi. Prends ça dans ta tronche, prends ça dans tes tripes. Les regards hagards, les fringues déchirées, du sang partout — souvent ce n’est pas le leur. Ils ont du vide autour d’eux. Ils ont vu leurs ami•e•s, leurs amant•e•s, leurs frères, leurs sœurs mourir sous leurs yeux.

Des parents viennent te voir, tu réponds au téléphone : « Non, désolée, il n’est pas ici, elle n’est pas passée, désolée, mais ça ne veut rien dire, on a encore vu très peu de monde, elle est sûrement dans un autre hôpital, il est peut-être en route ». L’impuissance. Tu as pu rassurer une famille. Il y a, dans un coin, un couple qui vient de se retrouver et qui s’étreint en silence.

L’après

Cinq heures du mat’, t’es rentrée chez toi, dans ton petit studio parisien bien calme et bien cosy, loin de ces horreurs. Tu ne réalises toujours pas que c’est réel. Sous la douche brûlante, enfin tu pleures.

Et dans deux-trois jours t’iras à des concerts. Exprès pour les emmerder.

À lire aussi : Le Petit Journal décrypte la propagande de Daech, l’État Islamique

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Les Commentaires

30
Avatar de Steffie
17 novembre 2015 à 15h11
Steffie
Heureusement je n'ai pas eu à chercher un proche dans un hôpital vendredi, ni à m'y retrouver.
Mais je suis très reconnaissante envers toutes ces personnes qui ont travaillé d' arrache pied à l'hôpital, alors que certains ne devaient pas y être au début. Certains ont même traversé Paris pour venir alors qu'on nous disait tous de rester chez soi ou de rentrer immédiatement.
Pour moi vous êtes des héros au même titre que les gens du Bataclan qui ont protégé leurs amis, leur copine ou un parfait inconnu d'une balle.
Je peux pas vous serrez dans mes bras alors je le fais par la pensée
Ce que vous avez du vivre est pas du tout facile et j'espère que des psys seront aussi à votre écoute.
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