Nous sommes le jeudi 2 juillet 2015, et vous regardez le descendant de la télévision, bonjour.
L’information du jour, c’est la suppression des Guignols de l’Info, le programme de satire politique culte de la chaîne cryptée. Après les rumeurs relayées par PureMédias en début de semaine, c‘est Metronews qui confirme que, Vincent Bolloré, le patron du groupe Canal+, annoncera sa décision aux actionnaires vendredi 3 juillet.
La réaction ne s’est pas faite attendre : sur les réseaux sociaux, le hashtag #TouchePasAuxGuignols est impossible à suivre en temps réel, tant les tweets sont nombreux.
Une pétition a été lancée, pour demander à Vincent Bolloré de conserver ce programme. Elle avoisine les quinze milles signatures à l’heure où nous publions ces lignes (jeudi 2 juillet, 9h15). Vous pouvez y accéder en cliquant sur l’image ci-dessous.
« Parfois, c’est un peu blessant »
J’aurais compris que les Guignols s’arrêtent parce que les auteurs en auraient assez de tourner en dérision une actualité qui nous fait de moins en moins rire. Oui, c’était marrant quand « Super Menteur » débarquait sur le plateau, mais c’est vrai que la vie politique française me fait bien plus grincer des dents depuis que les Le Pen ont rejoint le casting permanent…
https://youtu.be/oaSD7XEUlvk
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J’aurais compris que les Guignols s’arrêtent parce que 27 ans de bons et loyaux services, c’est long, et peut-être que la chaîne voulait proposer autre chose. La nouveauté peut avoir du bon.
J’aurais même compris, je crois, que les Guignols s’arrêtent pour des raisons économiques. Je n’en aurais pas moins été scandalisée, mais j’aurais compris d’où ça venait.
En revanche, lorsque je lis les propos de Vincent Bolloré rapportés par Metronews, je ne comprends pas… ou plutôt, je préfèrerais ne pas comprendre.
« Je préfère quand ils sont plus dans la découverte que dans la dérision. Parce que parfois, c’est un peu blessant ou désagréable. Se moquer de soi-même c’est bien. Se moquer des autres, c’est moins bien. »
J’ai cru à une rumeur, un effet d’annonce, mais lorsque j’ai vu un des auteurs des Guignols de l’Info appeler à l’aide sur Twitter, la réalité de la sentence ne faisait plus aucun doute.
Selon le grand patron de Canal, les Guignols sont donc « parfois blessants », ce que je conçois, bien sûr. Mais qui blessent-ils « parfois » et pourquoi ?
Les Guignols ne s’en prennent pas à monsieur et madame Tout-le-Monde, qui sont pourtant souvent présents en plateau, lors des nombreux faux micro-trottoirs et reportages. Ils s’en prennent aux personnes publiques, aux personnes de pouvoirs, aux institutions qu’ils personnifient. Je pense par exemple à « Mr. Sylvestre », digne représentant de tous les intérêts privés peu soucieux du bien commun et de l’intérêt général…
La vie est belle, dans l’univers feutré de la World Company
M. Bolloré, si vous me lisez…
M. Bolloré, je ne vais pas insulter votre intelligence en vous expliquant le principe de la satire politique. Je pense que vous savez pertinemment qu’on ne peut pas mettre sur le même plan la liberté d’expression, la liberté de la presse, et le ressenti de quelques personnalités qui sont « blessées » par la caricature.
Même si ce sont vos amis.
Quand je lis les propos que Metronews relaie à propos de vous, je suis circonspecte :
« À deux ans de la présidentielle, Vincent Bolloré va faire le grand ménage »
Les Guignols sont l’un des programmes les plus populaires de la chaîne, et vous le savez très bien. Ce n’est donc pas une sanction de leur audience. Ils tapent sur tous les partis, toutes les personnalités, avec plus ou moins de bienveillance. De « Super Menteur » à Super Nerveux, jusqu’à « Flamby », leur irrévérence est constante vis-à-vis du pouvoir.
https://youtu.be/9VkEt_Ue9zw
Les Guignols dérangent parce que c’est leur rôle : ce sont les nouveaux bouffons, ceux qui, à la cour du Roi, étaient les seuls à pouvoir dire la vérité et critiquer le souverain sans risquer de représailles.
Je vous conseille, M. Bolloré, le documentaire de Sabina Guzzanti, Viva Zapatero !, sorti en 2005. Elle animait une émission satirique, qui a été annulée brutalement, dans laquelle elle interprétait des personnalités politiques, et notamment Silvio Berlusconi.
Ironie de l’histoire, pour les besoins de son documentaire, Sabina Guzzanti est allée voir ce qu’il se passait dans d’autres États européens. Elle avait interviewé Bruno Gaccio, le scénariste des Guignols.
Il avait dit une phrase qui m’a marquée, et que j’aurais pu vous citer de mémoire, mais elle était si pertinente qu’elle a été reprise sur la fiche Wikipédia de Viva Zapatero !. Commentant l’annulation de l’émission satirique de Sabina Guzzanti, Bruno Gaccio avait déclaré :
« Si leur prohibition [celle des émissions satiriques] a lieu dans une démocratie, ce n’est pas l’émission qui est à remettre en cause, mais le bon fonctionnement de la démocratie »
Je sais bien que vous n’êtes pas un dictateur, M. Bolloré. Je sais bien que l’immense majorité des futur•es candidat•es à l’élection présidentielle n’en sont pas non plus.
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Mais on va tout de même perdre plusieurs degrés au baromètre de la démocratie, si vous annulez l’émission satirique la plus populaire du petit écran.
J’aurais préféré que vous nous annonciez la fin des Guignols pour des raisons financières — il suffisait de demander, vous savez. Si on est capable de renflouer la Grèce, on pouvait bien vous filer quelques deniers pour sauver les Guignols.
Mais « faire le ménage » en prévision de l’élection présidentielle, parce que les Guignols sont « parfois blessants », comment vous dire ? Comment pouvons-nous encore regarder les émissions de votre chaîne, dès lors que vous assumez la censure de celles qui dérangent ?
Pas très « Charlie », mais pas très « Esprit Canal » non plus…
https://youtu.be/58rgmzIcUII
« 30 ans, 5 millions d’abonnés »
Le contrat de confiance avec les téléspectateurs est sérieusement compromis par votre décision.
Trois jours seulement après le décès de leur père fondateur, Alain de Greef, les Guignols seraient, eux aussi, enterrés. À peine six mois après l’attentat contre Charlie Hebdo, la pilule est amère et l’ironie palpable.
https://youtu.be/ig-aJzjLe6s
Alain De Greef, expliquant « l’humour », et « l’esprit Canal » au CSA : l’un des sketchs culte des Guignols, qui ne manquent jamais d’auto-dérision
«
Je suis Charlie » n’a jamais voulu dire qu’on adhérait à 100% à la ligne édito de Charlie Hebdo, c’était juste une incarnation de la liberté d’expression, de la liberté de la presse, d’une conception de la démocratie qui allait survivre, qui devait survivre aux attentats perpétrés contre des personnes.
Il n’y aura pas 2 millions de manifestants dans les rues de France pour des marionnettes, parce qu’on a bien conscience que vous n’assassinez pas la liberté d’expression. C’est « juste » l’abandon d’un héritage, et l’exécution symbolique des bouffons.
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Et non, les Guignols ne me faisaient pas rire tous les soirs, tout le temps. Oui, je les trouvais parfois injustes, « parfois blessants », mais toujours nécessaires.
Putain, 27 ans !
27 ans déjà, 27 ans que les Guignols sévissent dans le petit écran. Chaque soir, ils investissent « l’ancêtre d’Internet » pour livrer une parodie de journal télévisé, et ces marionnettes de latex sont parfois plus pertinentes que leurs homologues au premier degré.
J’ai vécu ma première campagne présidentielle entre « l’austère qui se marre » et « Super Menteur », et si je me suis intéressée à la politique en grandissant, je ne peux pas nier que les Guignols y étaient pour quelque chose.
Bien sûr qu’ils sont dans la caricature, la satire, c’est exactement là où ils devraient être. C’est exactement ce dont nous avons besoin, ce dont nous allons avoir besoin dans les prochaines années, surtout à l’approche de l’élection présidentielle.
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J’ai cherché quels étaient les meilleurs sketchs des Guignols, mais sur 27 ans de bons et loyaux services, dont plus d’une quinzaine dont je me souviens effectivement assez clairement, comment choisir ? Rien que dans les récentes parodies de clips, le choix est ardu. Ma préférence irait peut-être à cette reprise de Wrecking Ball, avec Manuel Valls…
https://youtu.be/gMu7p4vmhBA
Oui c’est cruel, mais reconnaissez néanmoins qu’une caricature, aussi insolente soit-elle, n’est jamais plus violente qu’une agression physique, qu’une arrestation, qu’une expulsion du territoire !
Et j’avais raté cette excellente parodie de la vidéo de Rémi Gaillard, Free Sex, en Free Racism avec Jean-Marine Le Pen. Magnifique :
https://youtu.be/IXDcoyZmcsA
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Appel à témoin : #TouchePasAuxGuignols parce que…
Et toi, qui lis cet article, quelle est ton expérience, ton histoire avec les Guignols de l’Info ? À quel âge as-tu commencé à les regarder, et pourquoi ?
Viens nous raconter ta relation aux Guignols de l’Info, en précisant ton âge, depuis combien de temps tu suis l’émission, pourquoi, qu’est-ce que tu aimes ou que tu n’aimes pas dedans, pourquoi. Tu peux réagir en commentaires, ou écrire à clemence[at]madmoizelle.com (avec en objet : « #TouchePasAuxGuignols » )
En attendant l’annonce officielle, qu’on espère révisée, je vous invite à signer la pétition en soutien aux Guignols de l’Info, et à suivre et participer au hashtag #TouchePasAuxGuignols. Pas sûr que ça fasse flancher le patron de Vivendi, mais ça touchera forcément les auteurs, réalisateurs, et toutes les personnes qui ont fait et continuent de faire vivre les Guignols, depuis 27 ans maintenant !
Merci à vous, vraiment. Il paraît qu’on peut « reprendre une activité normale » à chaque fois que vous rendez l’antenne, mais étrangement, j’ai plus de mal que d’habitude…
PS : non en fait, mon sketch préféré, c’est la chanson We fuck the world, par un choeur des maîtres du monde. Ex-aequo avec cette parfaite parodie des tutos, par Jean-Luc Mélenchon, à peine plus théâtral qu’à son habitude…
https://youtu.be/0VXs49AK2Jg
À lire aussi : Les Tutos (Grand Journal) : les coulisses du tournage !
Et si le film que vous alliez voir ce soir était une bouse ? Chaque semaine, Kalindi Ramphul vous offre son avis sur LE film à voir (ou pas) dans l’émission Le seul avis qui compte.
Les Commentaires
C'est ridicule de toute façon, les auteurs des Guignols ne sont pas les seuls à gagner des sommes astronomiques pour ce qu'ils font, c'est le cas d'à peu près tous les gens qui bossent à la télé sur de grandes chaînes...