Après le passage quelque peu chaotique de deux représentantes de La Barbe au Petit Journal, les esprits se sont plus qu’échauffés, sur madmoiZelle comme ailleurs. Chacun avait son opinion sur la question, tantôt proposant une analyse très précise de ce moment de télévision, tantôt en taclant le collectif.
Cependant (et fort heureusement) certains ont défendu le groupe d’action féministe comme David Abiker et Laurence Rossignol hier soir dans l’émission Des clics et des claques sur Europe 1, arguant qu’elles ne font pas partie de la sphère médiatique – encore moins du monde du divertissement -, qu’elles n’en maîtrisent pas les codes et qu’elles ne méritent donc pas le procès qui leur a été fait dans les médias.
Capture d'écran de La Barbe au Petit Journal (via le groupe de La Barbe sur Facebook)
Si nous avons été beaucoup à tenir compte de ce dernier point, cela ne nous a pas empêchées de nous interroger avec plus ou moins d’irritation, avec plus ou moins d’angoisse.
En effet, les clichés sur le féminisme ont la dent dure : chaque « dérapage » féministe est l’occasion pour certaines personnes mal renseignées de rappeler ici et là que pour eux, les défenseurs de cette cause sont frustrés et appellent à un renversement de la domination d’un sexe sur l’autre, ce qui est bien souvent faux. Comme le rappelait Jack Parker fin septembre, lors de la réouverture du débat sur la suppression du terme « mademoiselle », « la définition première du féminisme, selon un dictionnaire tel que Le Petit Robert, est la suivante : « doctrine, mouvement qui préconise l’extension des droits, du rôle de la femme dans les sociétés » » Rien à voir avec un appel à la domination de la femme sur l’homme, donc.
C’est donc en madmoiZelles inquiètes de voir resurgir le bon vieux cliché de la féministe enragée que nous avons réagi (et que nous réagissons toujours), l’intervention de La Barbe étant un exemple et une occasion de rebondir sur cette question. Vous avez d’ailleurs été nombreuses dans les forums à préciser que vous étiez des sympathisantes de ce collectif.
Quoiqu’il en soit, certaines membres du collectif La Barbe, interpellées et probablement un peu choquées par mon article de samedi ont accepté de rentrer en contact avec madmoiZelle.com. J’ai d’abord eu un entretien téléphonique avec Colette, qui m’expliquait qu’elle n’avait personnellement pas l’impression que Céline et Amélie « avaient sabordé leur coup
, comme certains l’affirment ». Elle ajoutait qu’en ce qui concerne le FN, La Barbe a choisi de ne pas se positionner pour « ne pas leur faire de pub », et a également rappelé les trois grands axes de la position du collectif, qui sont les suivants :
- La Barbe est contre la domination masculine dans les lieux de pouvoirs (dans les médias, l’économie, le monde de la politique…)
- Leur but est de rendre visible l’invisibilité de la femme.
- Leur méthode, de pratiquer la confusion des genres.
Colette m’a également mise en contact avec Céline, l’une des deux membres du collectif interviewées par Yann Barthès. Cette dernière m’a affirmé au téléphone que la boîte de production avait demandé à ce qu’Amélie et elle soient les deux membres à venir sur le plateau, puisqu’elles avaient fait sensation lors d’une convention de l’UMP avec des images les montrant éconduites brutalement par la sécurité. En outre, Céline m’a précisé que la production de Petit Journal leur avait tout logiquement demandé des réponses concises et efficaces afin de coller au programme court ; l’exercice étant extrêmement difficile pour les non-initiés, les deux jeunes femmes n’auraient donc pas réussi à faire passer leur message efficacement.
Céline ne souhaitant pas particulièrement parler seule au nom de La Barbe et le collectif n’ayant pas de porte-parole (ce qui, à mes yeux, fait défaut à leur communication), je lui ai proposé d’envoyer les questions que j’avais préparées afin qu’elles y réfléchissent entre barbues. Les voici, accompagnées de leurs réponses, reçues ce matin et envoyées par Chloé. Le but de ces réponses n’est évidemment pas de remettre en cause notre, nos opinion(s), mais elles ont le mérite de nous présenter l’avis qu’ont les Barbues sur la question (de façon un peu plus « posée » que leur communiqué de presse, nous semble-t-il) et nous pouvons ainsi les remercier d’avoir accepté de communiquer avec nous.
Vous dîtes que le montage n’a pas été en votre faveur. Néanmoins, votre discours ne semble pour autant pas extrêmement construit. Comment l’expliquez-vous ? Vous êtes-vous préparées en en discutant entre vous ? Et pourquoi vous êtes-vous rendues au Petit Journal ?
L’émission du Petit Journal de Yann Barthès a ses propres codes qui sont ceux d’une émission de divertissement (échange du tac au tac, échange court, rythme rapide, posture légère, dérision etc.). La programmatrice de l’émission nous avait donné des consignes –« il faut des réponses très courtes. C’est du ping-pong avec Yann. »- qui sont éloquentes et révélatrices du fait que ce format accueille difficilement un discours politique. Nous le savions et nous avons choisi, malgré tout, d’y aller en prenant le parti car nous avons comme position d’entrer par tous les interstices, de saisir toutes les occasions pour opérer ce travail de dénonciation de cet état de fait que demeure la domination masculine. Lorsque Maïtena Biraben nous a invitées en septembre dernier, nous avions également réalisé une telle action.
Lorsque nous sommes conviées à intervenir, nous nous renseignons toujours sur le media qui lance l’invitation et nous tenons à ne pas nous censurer car l’autocensure participe de manière puissante à l’entretien de la domination. Le rapport de Michèle Reiser montre, encore une fois, combien la présence des femmes reste faible et combien celles-ci restent assignées à des rôles très normés, très stéréotypés. Laurence Ferrari, Carole Gaesler sont des alibis ; l’arbre qui cache la forêt. Dire cela n’est pas une remise en cause de leur position, de leur carrière, mais c’est s’obliger à ne pas être aveugle à l’échelle systémique où perdure une domination de sexe, de classe et d’origines. Ainsi, voilà ce qu’affirme ce rapport :
« La télévision, un maintien de l’invisibilité des femmes : Le taux de présence des expertes dans les magazines d’information est légèrement plus important que dans les journaux télévisé, avec quatre points d’écart : 20 % contre 16 %, soit un taux global de 18 %. Le même écart est constaté concernant le temps de parole occupé à 85 % par les experts contre 15% par les expertes. »
Canal+ comme toutes les chaînes de télévision, à la récente exception d’Arte, n’est pas en reste et n’a été présidée que par des hommes depuis sa création en novembre 1984. Se sont succédés André Rousselet, Pierre Lescure, Xavier Couture, Dominque Farrugia et Bertrand Méheut. Quand fut évoquée la possibilité qu’Arianne Massenet dirige Le Grand Journal, Rodolphe Belmer a eu ce commentaire : « Le Grand Journal est le paquebot de la chaîne et a besoin d’un vrai capitaine. ».
Notre première intention était de féliciter Canal plus pour cela tout en ne voulant pas nous plier aux règles de ce jeu médiatique qui entretient cette domination. Les réactions de colère de certains membres de l’équipe après l’enregistrement montrent que nous avions visé juste quand bien même notre intervention a été mal comprise par certains. Le cadrage ne présage en rien de ses réceptions. Nous le savions également et nous avons choisi de courir ce risque.
Avec le recul, regrettez-vous de vous être rendues sur le plateau du Petit Journal ?
L’exercice était difficile, mais nous ne regrettons pas de nous y être frottées parce qu’il a été révélateur du sexisme ordinaire que ce soit dans les séquences précédentes (le calendrier Pirelli comme sujet précédant l’intervention de La Barbe et la mise en scène demandée à ces mannequins pour le lancement les renvoyant à une posture d’objet à qui on fait dire ce qu’on veut) que dans les réactions que cette intervention a suscitées.
Ce passage parce qu’il suscite autant de réactions est en soi intéressant. Au final, il aura fait réagir des gens sur la question des féminismes, de la place des femmes dans la société française. Et même si cette prise de conscience se construit, pour certains, contre notre posture lors de ce programme, que les gens s’emparent de ces problématiques est ce qui compte aussi. Par ailleurs, ce passage interroge aussi sur les rôles assignés et les conséquences attenantes à toute déviance. Céline et Amélie n’ont pas suivi les règles du jeu et n’ont pas incarné les positions qu’on attendait d’elles –être dans la séduction, dans une certaine connivence-, le couperet est tombé. Elles ont fait la démonstration en direct de la puissance des rappels à l’ordre du système médiatique et de l’ordre social. Cet observatoire est en soi intéressant.
Je sais que La Barbe n’a pas de porte-parole, mais pourquoi ne pas avoir réagi tout de suite, à travers un communiqué ou une mise à jour de votre site internet ? Est-ce dû au fait que vous n’avez pas envisagé l’ampleur de la chose, que vous ne vous attendiez pas à une telle réaction sur le net ? Et comment envisagez-vous de faire regagner à La Barbe un peu de crédibilité ?
Il est toujours difficile d’imaginer les impacts d’un passage télévision. Qu’on progresse et qu’on progressera de cet événement, c’est indéniable. Mais nous sommes attachées à ce que ne se mette pas en place une division du travail trop forte qui créerait une hiérarchie, de fait, entre nous. Nous ne souhaitons pas devenir des professionnelles de la communication.
La Barbe n’a pas la culture de l’immédiateté. Nous privilégions le dialogue et la discussion. Nous ne voulions pas donner trop d’importance à des messages violents. Nous avons assez de maturité et de confiance entre nous pour aborder tous les sujets, même ceux qui font débat. Nous avons à cœur de ne pas réagir à chaud, mais de construire une position respectueuse de toutes. Nous en ressortons toujours plus fortes et plus combatives.
L’essence de La Barbe se situe dans l’action que nous inscrivons dans le long terme. Nous comptons rester le poil à gratter de la domination masculine. Nous ne sommes pas là pour plaire, mais pour déranger, interroger. La création d’un collectif La Barbe au Danemark, la naissance de plusieurs collectifs à travers la France, le fait d’être marraine des Las Bigotonas au Mexique montrent que nos actions ont un sens, qu’elles sont comprises et qu’elles ont lieu d’être.
Les articles sur la violence des éclats que suscite la prise de paroles des femmes dans les médias sont nombreux. Par exemple le tout récent article du Guardian.
Que pensez-vous du fait que des commentaires négatifs à l’égard de La Barbe ont été supprimés par votre groupe facebook ? [Hier, j’ai appris qu’il ne s’agissait pas d’une censure et qu’il suffisait de cliquer sur « tous » sur leur page facebook pour lire tous les messages, ce que les personnes qui avaient posté un message sur le mur facebook et moi-même ne savions pas, ndlr].
Nous n’exerçons aucune censure sur notre page. Cette appréhension vient d’une méconnaissance de l’usage de facebook et du laps de temps qu’il existe entre le moment où le message est envoyé, puis publié. Faire croire à la censure est une rhétorique à la décrédibilisation. Seuls trois posts ont été supprimés parce qu’ils renvoyaient à des liens à caractère pornographique.
Les Commentaires
Je reviens après plusieurs mois sur ce sujet désolée.
Pour appuyer ce que tu dis, les Guerilla Girls font déjà des actions artistiques de type happenings, et sous-couvert d'anonymat, cachées derrière des masques de singe (ainsi personne ne sait vraiment qui en fait partie, homme ou femme, de grandes artistes en seraient membres il parait) et avec beaucoup de justesse, d'humour, de recul, d'intelligence, contrairement à ce collectif qu'est La Barbe "salut on est trop fifolles on met des barbes et on débarque dans des colloques sans invit' ". La Barbe ferait bien d'aller jeter un coup d'oeil sur les actions des Guerilla Girls, elle en prendrait de la graine.
GUERRILLAGIRLS: Fighting discrimination with facts, humor and fake fur