Je suis un homme de 19 ans, et je souffre depuis maintenant 9 ans de boulimie et d’automutilation.
J’ai toujours été réservé. Enfant, j’avais du mal à me faire des amis, je me sentais en décalage avec les autres… J’étais plus calme, plus silencieux, et j’avais parfois peur de déranger. J’ai l’impression que je ne voyais pas vraiment les choses de la même façon que les autres, surtout les autres hommes.
Dès l’enfance, je me suis senti exclu
Cette situation d’exclusion m’a longtemps pesé. Aux alentours de mes 10 ans, j’ai commencé à avoir des troubles du comportement alimentaire et à me blesser volontairement.
Les autres enfants m’excluaient et se moquaient de mon corps (qui n’avais pourtant aucune particularité remarquable), ce qui a eu pour conséquence de me créer beaucoup de complexes. J’en pleurais très souvent. J’étais dégoûté par mon physique et je n’osais pas le montrer.
Je n’arrivais pas à exprimer ce que je ressentais à qui que ce soit. Je me sentais constamment seul, et pas à ma place.
Je croyais que tout ça était de ma faute et je me détestais, au point de vouloir me faire du mal. Ces souffrances m’ont encore plus isolé, car il m’était impossible de parler de mon état : personne ne se doutait de ce que je ressentais parce qu’en tant qu’homme, on m’a appris à cacher mes sentiments.
Exprimer ses émotions quand on est un homme
Mon père, qui a été mon premier modèle masculin et a eu une grande influence sur ma construction, refoule beaucoup ses émotions et ne les montre jamais. En tant qu’enfant, je ressentais cet impératif et même si cela me pesait, j’ai imité son comportement.
Alors, j’ai pris l’habitude de cacher ma sensibilité. Si j’avais besoin de pleurer, je le faisais seul et en silence — sinon ça aurait été « la honte ». D’ailleurs, ma mère m’a déjà dit à plusieurs reprises d’arrêter de pleurer, car « je ne suis pas une fifille » et autres réflexions du même type.
Dans cette construction, l’influence de mes camarades a beaucoup joué. À l’école, il était mal vu d’être un garçon sensible : ceux qui montraient leur peine n’étaient pas considérés comme des « hommes ».
J’ai le souvenir d’un garçon dans ma classe qui était plutôt doux et émotif. Le peu de fois où il a pleuré, les autres se sont moqués de lui en le traitant de faible, et en insinuant que la sensibilité était un truc de femmes. C’était le comportement du groupe, ceux qui se comportaient comme des « hommes alpha »
en manquant de respect aux filles et en traitant les autres hommes (dont moi) de « tapettes », qu’il fallait imiter pour s’intégrer.
Cette masculinité toxique m’empêchait complètement de m’exprimer. Je savais bien que si je parlais ouvertement avec les garçons de mon âge, je me ferais insulter et mettre de côté par mes pairs. Aujourd’hui, j’arrive enfin à admettre que je suis sensible, même si j’ai eu beaucoup de mal à l’accepter.
Selon Olivia Gazalé, philosophe et autrice de l’ouvrage Le mythe de la virilité, le concept de la virilité est fondé sur l’idée de domination. Elle explique :
« En Occident, c’est à partir de l’antiquité gréco-romaine qu’a été théorisé le mythe de la virilité, qui est fondé sur un postulat de base : la supériorité du masculin sur le féminin. Là où la femme est définie comme faible, fragile, peureuse, irrationnelle et passive, l’homme est perçu comme vigoureux, actif, puissant et dominateur.
Mais de même que, selon les termes de Simone de Beauvoir, “On ne naît pas femme, on le devient”, on ne naît pas viril, on le devient. La virilité n’est pas une donnée naturelle ou stable, mais une conquête permanente très normative, que tout homme est censé poursuivre pour être reconnu comme pleinement homme. Il faut chaque jour faire la démonstration de son appétit de puissance, de son aptitude à dominer, de ses facultés d’autocontrôle et de rétention émotionnelle : il faut se montrer fort, courageux, ardent au combat, voire héroïque, ne jamais montrer ses failles, mépriser la souffrance et défier la mort.
Le piège du virilisme, c’est qu’il ne pose pas seulement la supériorité du masculin sur le féminin, mais établit aussi une hiérarchie entre les hommes eux-mêmes : tous les hommes qui ne sont pas porteurs des marqueurs virils ne sont pas considérés comme de “vrais” hommes. Cela concerne en premier lieu les “efféminés”, méprisés parce qu’ils sont assimilés à l’espèce inférieure des femmes.
Le mythe viriliste est, fondamentalement, discriminatoire. Dans cette structure, être un homme, c’est dominer. Pas de suprématie sans un inférieur à haïr et humilier. »
Les troubles du comportement alimentaire
Au fil du temps, les moqueries sur mon physique ont cessé, mais il était trop tard : je souffrais déjà de troubles du comportement alimentaire bien ancrés. Ces troubles ont pris de l’ampleur, au point que j’alternais les jours où je ne mangeais quasiment rien et ceux où je mangeais à m’en rendre malade. C’était douloureux, physiquement et mentalement. Tout ceci sans jamais que qui que ce soit ne s’en doute.
Quand mes troubles du comportement alimentaire ont atteint leur pic, je faisais énormément de sport et ne mangeais quasiment rien. Je complexais beaucoup, sans raison « explicable », et ressentais le besoin de me « punir » d’avoir mon corps. Même prendre des douches était devenu compliqué, car je ne supportais plus de me voir. Aujourd’hui encore, je ressens parfois cette difficulté à faire une chose aussi simple que me laver.
Le manque d’estime et de confiance en moi a finalement eu des répercussions sur tous les pans de ma vie. Je complexais énormément, et j’ai commencé à avoir des pensées suicidaires.
En terminale, suite à la pression scolaire (notamment) j’ai fait une tentative de suicide, de laquelle je suis revenu in extremis. C’est à partir de là que mon regard sur les choses a complètement changé : j’ai pris conscience qu’il fallait que je trouve un moyen de chérir la vie qui m’avait été donnée.
En parler a été la clef de ma guérison
Aujourd’hui, je n’ai plus de pensées suicidaires, et j’arrive de plus en plus à gérer mes troubles alimentaires et mes pulsions d’automutilation.
La clef de ma guérison a été de réussir à assumer cette souffrance, auprès de moi-même, mais aussi auprès des autres. Quand j’ai pu admettre que je n’allais pas bien, j’ai pris conscience que je j’avais besoin d’aide, et que je ne pouvais pas continuer à la cacher. En faisant cette réalisation, j’ai décidé de parler de ces troubles à mes proches.
Ils ont été sous le choc un bon moment, mais cette démarche a été libératrice. J’ai eu l’impression de me tendre la main et de m’ouvrir une porte vers l’épanouissement.
Dans le même temps, j’ai aussi eu le bonheur de rencontrer ma copine, qui me soutient énormément dans ma démarche de guérison. Elle m’aide petit à petit à accepter mon corps, et je peux lui parler librement de ce que je ressens. Si j’avance, c’est en grande partie grâce à elle, et à son regard positif sur moi.
J’ai aussi la chance qu’une amie de l’université ait remarqué un jour que je n’allais pas bien. J’ai pu lui parler de mes troubles, et elle a été là pour moi. Je n’oublierai jamais son câlin ce jour-là qui m’a énormément rassuré, qui m’a apporté (et m’apporte toujours) de la force.
Un accompagnement psychologique nécessaire
Depuis, je me suis lancé dans un parcours de soin auprès de professionnels. Il m’a fallu du temps pour trouver les bonnes personnes à qui m’adresser : il est extrêmement difficile de parler de troubles du comportement alimentaire quand on est un homme, et le fait que j’aie une corpulence considérée comme « normale » rajoute à l’invisibilité de mes troubles. Ainsi, un psychiatre à qui je m’étais adressé m’a dit que les troubles de l’alimentation ne concernaient que les femmes…
Mais avec quelques recherches, j’ai réussi à trouver un suivi psychologique de qualité. Ces séances régulières avec une psychothérapeute m’aident énormément, et me permettent de renouer avec ce que je ressens et d’exprimer mes émotions. Ce travail sur moi m’a permis d’avancer, et je cherche aujourd’hui à entamer une thérapie cognitive et comportementale. Petit à petit, je sors de mon schéma qui a quasiment toujours été l’automutilation, la honte et la boulimie et crée un fonctionnement sain, qui n’est pas autodestructeur. Tout cela est long, et j’y vais étape par étape.
Si j’ai choisi de témoigner, c’est pour pouvoir sensibiliser les plus jeunes à ces problèmes qui peuvent toucher n’importe qui, malgré les stéréotypes genrés qui pèsent dessus. Vos souffrances sont légitimes, et n’hésitez pas à chercher de l’aide le plus tôt possible : auprès de professionnels de santé et de vos proches. Parfois, le soutien peut venir de personnes que vous n’imaginiez pas !
Selon Karen Demange, psychologue clinicienne spécialisée dans les troubles du comportement alimentaire, le fait que des hommes puissent être touchés par ces pathologies a été longtemps été ignoré. Elle explique :
« Si les TCA chez les hommes ont longtemps été méconnus, il est absolument faux de dire qu’ils ne touchent que les femmes. Quand je faisais mes études, on disait qu’une personne atteinte de troubles alimentaires sur dix était un homme. Aujourd’hui, ce chiffre se situe plutôt à une sur huit. Mais ces troubles s’expriment de manière différente chez les hommes, car les normes physiques qui s’imposent à eux sont différentes de celles qui s’imposent au corps féminin : on attend des petites filles qu’elles soient “belles”, et des petits garçons qu’ils soient “performants”.
Ainsi, là où les symptômes des TCA chez les femmes vont viser la maigreur, ceux des hommes vont être portés sur la masse musculaire, et s’accompagner de bigorexie et du “complexe d’Adonis”, qui les mène à faire du sport à outrance pour augmenter les formes dites “masculines” de leur corps. Si en Amérique du Nord, ces concepts sont connus et maîtrisés, la question est beaucoup moins connue en France, sûrement du fait que la démocratisation des salles de sport et de la musculation soit plus récente.
Mais même si les diagnostics sont difficiles à obtenir, il est nécessaire de briser le silence sur ces questions. Les troubles du comportement alimentaire sont dangereux pour la santé, quel que soit le genre de la personne qui les vit, et il est capital de se faire accompagner pour en sortir.
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