Ma mère fut enterrée un 1er octobre, après avoir récidivé d’un cancer du sein, et déjà mon expérience d’Octobre Rose était teintée d’un certain malaise. Malaise de voir les villes entourer leurs arbres de gros rubans roses, semblant célébrer une maladie qui tue des millions de femmes chaque année. Malaise de voir de jolies poitrines et des femmes souriantes, et non pas les corps meurtris, rongés par la maladie et luttant contre la douleur. Et puis Octobre Rose s’est terminé et nous avons repris nos vies. Un an plus tard, alors que l’automne revenait, je finissais mon protocole de soins pour la même maladie, et le malaise est revenu.
Je suis chercheure en sciences sociales, et j’ai donc forcément pu explorer ce que ce malaise pouvait bien signifier. Dans mes travaux habituels, je travaille sur les discours et la manière dont ils impactent et structurent les identités des individus. Le discours dominant sur le cancer du sein, tel que reproduit par la mobilisation d’Octobre Rose mais dans bien d’autres « canaux » participe à produire les identités des malades. La manière dont nous expérimentons la maladie, dont nous en faisons sens, est alors contrainte, façonnée par des croyances relayées par des institutions qui nous préexistent. Dans cette perspective, plusieurs chercheurs ont déjà étudié ces discours, notamment par des approches féministes. Ils questionnent la « culture du ruban rose » et les injonctions qui pèsent sur les malades. Car cette culture, en célébrant à la fois une forme d’individualisme néolibéral et, par là, d’un impératif à l’optimisme, ainsi que des idéaux de genre spécifiques, joue un rôle dans la manière dont nous approchons la maladie.
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Des témoignages qui culpabilisent
Premièrement, ce qu’on appelle la célébration de « l’individualisme néolibéral » met au centre la personne et sa capacité d’agir dans la maladie. L’échelle de l’individu est au cœur de la société et sur lui pèse tous ses maux. Avec, certes, pour effet positif, une forme « d’empowerement ». Autrefois maladie honteuse, à maintenir dans la sphère privée et à taire, le cancer se rend visible, notamment via les médias sociaux. Les femmes témoignent de leur parcours, mais aussi des chemins alternatifs qu’elles envisagent et prennent, comme par exemple le choix d’une reconstruction dite « à plat ». Ces témoignages ont une importance dans la manière dont les femmes atteintes d’un cancer narrent leur retour à une « vie normale », et permettent aux femmes encore en soins de se projeter dans un « après ». Ils offrent aussi des conseils non apportés par le corps médical, dans la gestion des effets secondaires des traitements. Ces ensembles de récits servent alors de guides, mais enserrent également les patientes dans des discours qui masquent parfois la réalité des expériences vécues ou marginalisent celles qui ne correspondent pas à la norme. Bien que lire ces témoignages ait été bénéfique pour moi, ces derniers ont bien souvent éveillé une forte culpabilité sur ma gestion des traitements. Il fallait être positive, faire du sport tous les jours pour contrer la fatigue, « rester féminine », ne pas avoir l’air malade…
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Une injonction « à rester belle » omniprésente
Ces témoignages participent ainsi parfois à reproduire certaines représentations sur la maladie et les injonctions qui pèsent sur celles qui en sont victimes. Dans leur ouvrage Im/patiente, une exploration féministe du cancer du sein (éd. First), Mounia El Kotini et Maëlle Sigonneau dénonçaient déjà ces injonctions. De mon côté, je les ai rapidement senties peser sur moi, lorsque par exemple la chirurgienne me rassurait en m’assurant que j’allais garder un joli décolleté, tandis que, de mon côté, je lui parlais de retirer mes deux seins pour ne pas mourir. J’ai été confrontée à cette nécessité de « conserver sa féminité » et « rester belle » à grand renfort de perruques et franges nouvelle génération, bonnets et turbans, crèmes hydratantes et gel douche hors de prix, vernis protecteurs colorés et maquillage semi-permanent. Un ensemble de produits qui ont un coût, et qui participent parfois à soutenir un marché qui instrumentalise la maladie et les mobilisations comme Octobre Rose. Une mobilisation, qui, pour beaucoup, invisibilise la nécessité de financements publics pour la recherche.
Le parcours est ainsi également grevé par une forte sexualisation du corps féminin, comme le rappelaient les autrices de l’ouvrage. Il faut maintenir sa vie de femme. La sexualité, premièrement, est souvent mise à mal par les traitements, notamment l’hormonothérapie. Cette vie de femme doit également répondre à des injonctions à la maternité : l’oncofertilité est centrale dans le parcours de soins. Le traitement de chimiothérapie a en effet des effets néfastes sur la réserve ovarienne. J’ai été ainsi fortement poussée à effectuer une préservation des ovocytes. J’ai suivi un parcours de procréation médicalement assistée classique avec injections d’hormones pour stimuler la production d’ovocytes. J’avais un cancer hormono-dépendant, et j’étais donc très stressée par la procédure. Je ne voulais pas la faire, je n’avais jusque là pas de projet d’enfant. Pourquoi donc mettre à risque ma santé pour une préservation « au cas où », et pour une procédure qui ne portera peut-être jamais ses fruits ? Je me suis sentie un peu poussée par le corps médical, qui me disait que je risquais de le regretter plus tard.
Une célébration de l’individualisme au détriment d’une approche globale du cancer
Outre les effets positifs évoqués plus tôt, la célébration de l’individualisme et de la responsabilité individuelle vient également peser sur les femmes et leur vécu de la maladie. Les campagnes relayées par le gouvernement nous apprennent que 40 % des cancers pourraient être évités par un changement des comportements individuels ; ou que le cancer du sein pourrait ne plus être si mortel si les femmes participaient comme elles le devraient aux campagnes de dépistage. Beaucoup de femmes qui expérimentent la maladie modifient ainsi leurs comportements en arrêtant de fumer, de boire de l’alcool, en modifiant leur alimentation, en faisant du sport. Elles cherchent la cause de leur cancer, l’épisode de vie qui a pu participer à créer ce « crabe » qui se développe en leur sein. Ce qui est bien évidemment positif, mais cela vient taire premièrement les déterminants sociaux qui modèlent les dits comportements, mais également, les causes environnementales : perturbateurs endocriniens, pollution de l’air… Ainsi, tout comme le consommateur est responsabilisé dans la lutte contre les changements climatiques et l’extinction de la biodiversité, le malade l’est aussi face au cancer. Taire ainsi les maux profonds et tenter de réparer leurs répercussions grâce au progrès technique plutôt que de questionner nos modes de production et de consommation. À l’inverse, le cancer du sein devrait être perçu comme une épidémie, et pris en charge par des politiques de santé environnementale fortes.
Cette individualisation de la maladie mène alors également à un impératif à l’optimisme et à un dénigrement des émotions, que j’ai assez mal vécus. En rendez-vous chez un spécialiste pour un des nombreux rendez-vous avant le démarrage de la chimiothérapie, je pleurais, comme bien souvent. Ce dernier a condamné mes pleurs et m’a expliqué : « Vous savez mademoiselle, je vais vous confier quelque chose : parmi tous les patients que j’ai pu rencontrer, seuls ceux qui s’en sortent sont ceux qui ont su rester positifs. » Celles et ceux qui ne pleurent pas. Lors de nombreux rendez-vous, mes émotions ont été réprimées de la sorte. Exiger de moi que je sois heureuse donc, d’avoir un bon mental pour guérir. Ce discours de l’optimisme participe ainsi à gouverner les pratiques des femmes, les enjoignant à rester proactives. Il met en avant la figure de la « survivante », de la « K-fighteuse » et des « sœurs de combat ». La femme victime d’un cancer devient héroïne de sa propre trajectoire « contre » la maladie, défilant et prouvant que le cancer du sein n’est bien finalement pas très grave. Invisibilisant alors et ne laissant aucune place pour les nombreuses femmes qui n’auront pas la chance de guérir car souffrant d’un cancer métastatique, et celles qui meurent. Un tel discours est d’une grande violence pour les malades pour qui le cancer du sein n’est pas « pas si grave ».
Soyons heureuses donc, guérissons et taisons-nous, car comme le disait Audre Lorde dans son Journal du Cancer, citée par Marie Négré Desurmont dans son article paru dans Terrestres, « il est plus facile d’exiger des gens qu’ils soient heureux que d’assainir l’environnement. Partons à la recherche de la joie n’est-ce pas, plutôt que d’une nourriture saine, d’un air propre et d’un avenir moins fou sur une terre vivable ».
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