– Article initialement publié le 24 septembre 2015
Mise à jour du 6 octobre à la fin de l’article
« Est-ce que tu penses qu’on peut faire de l’humour sexiste dans une société culturellement misogyne ? »
« Ça dépend » est effectivement la bonne réponse.
Oui, on peut : on est en pays libre, on peut blaguer sur ce qu’on veut. Mais ça ne fera pas forcément rire les gens, déjà parce qu’il faut avoir un certain talent pour être drôle, ensuite parce nous avons toutes et tous des expériences de vie différentes, et que tout ne fait pas rire tout le monde.
Il y a des gens qui riaient aux blagues sur les enfants morts… avant de devenir parents. Il y a des malades du cancer qui ne peuvent pas en rire, et d’autres qui ont besoin de ça pour pouvoir continuer le combat. Il y a des femmes qui font des blagues sexistes, et bien d’autres qui les trouvent drôles.
Oui, clairement, on peut faire de l’humour sexiste dans une société comme la nôtre, il n’y a pas de loi qui l’interdise (même si je persiste à dire que Golden Moustache tenait un bon concept avec cette police de l’humour).
La vraie question, c’est surtout : est-ce qu’on doit faire de l’humour sexiste (ou raciste, ou homophobe), est-ce que c’est pertinent de faire des blagues sur un sujet qui touche potentiellement toute une partie de la population ? Car les femmes représentent tout de même 51% de la population mondiale : même si on connaît tou•tes des femmes qui rient aux blagues sexistes, doivent-elles servir d’alibi à ceux et celles qui s’obstinent à user et abuser de ce filon ?
C’est un épisode de Bloqués, le nouveau programme court de Canal+ diffusé dans Le Petit Journal, qui a fait ressortir le débat sur la responsabilité des auteur•es dans la façon dont le public perçoit leur production :
– C’est de l’humour ! – Mais c’est sexiste, ça blesse des gens – Ça fait aussi rire plein de gens ! – Oui, parce qu’ils se rendent pas comptent du problème derrière. C’est pour ça que c’est blessant !
Bref. L’épisode Les meufs de Bloqués, diffusé le 17 septembre, ne m’a pas franchement déclenché un éclat de rire. Comme le pointe Éloïse Bouton dans le Huffington Post, les dialogues sont affligeants de sexisme ordinaire.
« On a pu souper de dialogues collectors à faire frémir tout poil féministe. Florilège :
– Ne jamais acheter de fringues à une meuf. – Pourquoi? – Si c’est trop petit, elle va croire qu’elle est trop grosse, si c’est trop grand, elle va croire que TU la trouves trop grosse.
– Quand je vois une meuf bonne à côté d’une meuf moche, je peux pas m’empêcher de penser à un escalator à côté d’un escalier. – Ouais, tu la prends que si l’autre c’est mort ! »
Oui, c’est sexiste. Comparer des meufs à escalators, les ramener à l’état d’objet, limite des boîtes de conserve sur un rayon de supermarché qu’on choisit à l’étiquette, c’est pas original… et ça ne me fait pas rire parce que quand cette situation m’arrive dans la vie (trop souvent, au passage), ça me blesse.
Je sais que c’est de la fiction, parce que c’est un texte joué par deux comédiens, dans un décor de tournage, diffusé à la télé, entre deux cartons de générique et un titre très explicite : Bloqués.
Je sais que c’est de l’humour, pas seulement parce qu’on me le dit, mais aussi et surtout parce que moi, je perçois le second degré de la scène : deux losers affalés sur un canap’ qui parlent des meufs comme des objets, alors qu’eux-mêmes font partie des meubles de leur salon… il y a de quoi sourire.
Il y a aussi de quoi rire jaune quand on perçoit tout ce que ces répliques ont de cliché sur le rapport qu’entretiennent ces « mecs lambas » avec les individus du sexe opposé. Et il y a aussi de quoi rire, non sans une pointe de satisfaction, quand je reconnais dans cette caricature de beauf nouvelle génération ceux que je côtoie ou que je croise au quotidien.
Ouais, je sais que des mecs comme eux existent vraiment, au premier degré. Justement, ça me fait du bien, pour une fois, que le dindon de la farce ne soit pas une dinde, mais un petit Blanc « québlo » sur son canapé ! Parfois, je ris AVEC les mecs de Bloqués : de leurs vannes, de leurs punchlines bien trouvées, de ces moments où ils parlent de la vie quotidienne des gens un peu paumés. Là, je peux m’identifier.
Mais quand je deviens la cible de leurs dialogues, à travers les clichés de mon genre, alors c’est bien d’eux, et de leur posture de losers que je ris. Et ça me fait du bien, vraiment, de me moquer des cons qui ne voient pas, qui ne peuvent pas voir qu’ils sont la caricature dont on se moque.
Peu importe mon ressenti, mon interprétation : le débat est ailleurs
Mais en fait, peu importe mon ressenti ou mon interprétation : le problème est ailleurs. On ne va pas passer notre temps à analyser chaque production revendiquée humoristique pour valider sa pertinence. Est-ce qu’à chaque fois qu’on assiste à des sketchs d’humour qui utilisent des clichés sexistes, racistes, homophobes etc., ce qu’on appelle « de l’humour oppressif », on aura droit au même débat ?
Donc en réalité, le problème de fond est celui-ci : quel doit-être le rôle de l’humour, doit-il être pédagogique, a-t-il vocation à participer à la déconstruction des stéréotypes, à la lutte contre les discriminations dans la société ?
Là aussi, la réponse est simple… c’est juste qu’il y a plusieurs niveaux.
Non, bien sûr que non, l’humour n’a pas vocation à être pédagogique, militant. Tu peux blaguer sur ce que tu veux, et ta blague n’a pas besoin d’avoir un message, ni d’être pertinente de quelque façon que ce soit. C’est juste une blague. Celles des emballages de Carambar comportent quand même assez rarement une critique de la société en filigrane (ou alors, j’ai pas la ref).
Pièce à conviction numéro 1 : tweet (censé être) drôle.
Mais
l’humour est aussi un mode d’expression : si son objectif est de faire rire, rien ne lui interdit de porter un message. C’est même un support plutôt efficace, pour faire réagir.
Pièce à conviction numéro 2 : tweet drôle & engagé.
Il n’y a aucune obligation à éduquer. C’est à chacun•e, en fonction de ses valeurs et de ses engagements, de décider quels messages faire passer. Mais bon, c’est dommage, quand on a du talent et une tribune, de se priver de l’opportunité de faire bouger les lignes…
Le point Desproges
« On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui. »
Desproges avait dit ça à propos de blagues sur les Juifs, qu’on ne pouvait décemment pas se permettre de faire en présence de Jean-Marie Le Pen — parce que ça jette un sacré froid de rire en compagnie d’un mec qui trouve vraiment ça drôle, au premier degré, de « brûler les Juifs ».
https://youtu.be/4Af_ygcMUC8
Dans le cas de Bloqués, c’est le sexisme ; dans le contexte de la fameuse phrase de Desproges, c’était l’antisémitisme.
Il n’y a pas de tabou en humour, ou plutôt, il ne devrait pas y en avoir : ce serait dommage de s’interdire d’aborder certains sujets, alors même qu’on vient de dire que l’humour peut être un excellent moyen de s’attaquer à des stéréotypes profondément ancrés dans la société. Le trait gras de la caricature exagère les faits, jusqu’à permettre aux yeux les moins avisés de réaliser l’absurde de la situation.
Le meilleur exemple en date pour moi, c’est le sketch d’Amy Schumer à propos des viols commis par « les stars du lycée » et autres sportifs promis à de brillants futurs. Vous vous souvenez de l’affaire Steubenville, ces deux jeunes dont les journalistes avaient pleuré « la carrière brisée », à cause « d’une erreur » : avoir violé une camarade de classe ? Et bien Amy Schumer en a fait une vidéo humoristique. Qui est hilarante, tout en dénonçant le problème. Alors même qu’il règne autour des blagues sur le viol une omerta quasi-unanime. Voyez plutôt…
Preuve s’il en fallait qu’on peut bel et bien rire de tout : c’est juste une question de talent.
Vous êtes capables de bien mieux que ça
S’il ne devrait pas y avoir de tabou, il y a néanmoins une sérieuse question à se poser sur l’intention qu’on a en se saisissant d’un thème, lorsqu’on sait pertinemment qu’il est loin d’être « neutre » dans la société. Et c’est peut être sur ce point que l’épisode Les meufs de Bloqués m’a déçue, davantage qu’il ne m’a blessée.
Eh les copains. Parce qu’on va pas se mentir, on se connaît un peu ; et en plus, je crois que c’est pas un secret, je vous aime bien. Navo, je sais que tu comprends mon point de vue ; FloBer, j’ai eu les larmes aux yeux en regardant Âges Moyens (pour ne citer que celle-ci), je sais qu’Orelsan n’est pas le beauf sexiste de son personnage, et j’avais compris dès Sale Pute la critique en filigrane. Je sais, je vous connais un peu, et c’est bien parce que vous n’êtes pas le premier rigolo venu, que vous avez du talent, que ça me désole autant de le voir utilisé pour… écrire un dialogue qu’on aurait pu trouver sur une page Facebook intitulée « humour de mecs » ou « entre couilles ».
Il marche, votre épisode. J’ai compris le principe. Mais au Tribunal des Flagrants Délires (cette émission culte diffusée au début des années 80 sur France Inter), le procureur aurait requis une peine exemplaire pour médiocrité.
Je ne sais pas quoi vous dire d’autre, à part que vous valez beaucoup mieux que ça. Il y a bien longtemps que les mauvais comiques, que les « blagues » sans fond et sans finesse ne me font plus rire. Je me suis lassée des clowns de boulevard qui se repompent les uns les autres, à coups de clichés vus et repris sans recul, sans critique… Sans intérêt.
J’avoue qu’en allumant Canal+, je m’attendais à un autre niveau. Pas forcément à « de l’humour engagé » ! Comme le souligne Daria Marx, il y a mille autres sujets dont les losers de salon peuvent se saisir :
« Dans le cas de Bloqués, il me semble qu’il y a des dizaines de choses pour rire. Les jeux vidéo. Les commandes de pizzas. La couleur du canapé. L’odeur du slip d’Orelsan. Et si tu veux absolument faire rire grâce / à cause / par / de l’humour genré, pose-toi les bonnes questions. Pourquoi ne pas rire sur l’impossibilité chronique des hommes à remettre en cause les fondements du virilisme ? Pourquoi ne pas rire sur la fainéantise affligeante des hommes à lutter contre l’éducation qui les forme à être des Hommes des Vrais, à jouer au foot et à roter, parce que ca, ca c’est masculin tu vois ? (Non ce n’est pas masculin, mais les clichés de genre sont des clichés, justement.) »
C’est le cas d’ailleurs, par exemple avec l’épisode sur le jeu du Johnny Depp, et d’autres particulièrement réussis, dans cette trempe d’absurde bien écrite et bien interprétée !
Le Club Privilège Testostérone, « membres seulement » ?
Il y a un passage de la critique d’Éloïse Bouton, sur le Huffington Post, qui met le doigt sur le fond du problème :
« Mais à qui s’en prendre ? À Messieurs Bref ? Yann Barthès ? Laurent Bon ? Vincent Bolloré (vous noterez l’absence de femmes) ? Ou aux auteurs et acteurs eux mêmes qui déroulent un tapis de beauferie sexiste dévoyée et font passer les rappeurs pour des boulets ? Merci quand même au Petit Journal, siège de la bien-pensance bobo djeunz qui se targue de défendre de belles valeurs humanistes et LGBTQ avec zéro non-blanc à l’horizon, zéro femme, et où même les Catherine et Liliane sont des hommes. »
Ouais. « Même Catherine et Liliane sont des hommes ». En vrai, les gars — chez Canal, partout ailleurs… vous pouvez éviter ce genre de critiques à l’avenir de manière très simple : en ouvrant le « Club Privilège Testostérone » aux femmes, par exemple. Je suis sûre qu’unE auteurE de sketch aurait été capable de vous dire, au bout de la énième vanne beauf, que c’était lassant.
Ça me fait mal de vous le demander comme si c’était une faveur. Comme si c’était pas NORMAL, au fond, que l’avis des individus qui composent la moitié de la population ne soit pas pris en compte. Qu’on puisse le balayer d’un revers de main, qu’on ne voie tout simplement pas la nécessité ni l’intérêt de changer de pratiques, et de perspectives.
Et l’intérêt, c’est pas juste « d’éviter la critique » ! L’intérêt, c’est d’écrire et d’inventer de meilleures fictions, de meilleures punchlines, de meilleures histoires. C’est d’élever le niveau, ensemble. Parce que la diversité est une richesse, surtout dans la création — désolée d’écrire un cliché niais. Mais c’est une réalité : la diversité des expériences, des points de vue amène un prisme de lecture et d’analyse de la société beaucoup plus large que lorsqu’on la regarde à travers ses propres yeux. Et celui de ses semblables…
C’est sans doute trop demander aux auteur•es humoristiques que d’éduquer la société, lui ouvrir les yeux sur les privilèges des un•e•s et les souffrances des autres. C’est une mission très ambitieuse, que seul•es les plus doué•es dans cet art peuvent se permettre de réaliser.
On peut rire de tout, avec le talent de Desproges. Eh, les humoristes du turfu : chiche ? Quand est-ce qu’on s’y met ?
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Mise à jour du 6 octobre
Lundi 5 octobre, un nouvel épisode de Bloqués intitulé Le féminisme a été diffusé. Spoiler alert : il est génial. Et on vous en raconte les coulisses dans cet article : Le féminisme selon « Bloqués », mon épisode préféré.
Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.
Les Commentaires
Le fait que se soit deux "blaireaux" avec une tête bien chelou qui parlent des "meufs" ba je trouve ça hilarant, surtout que de plus en plus de femmes (dont moi et mes copines) ont a peut près le même discours envers les hommes (en tout cas je pense)unno:. C'est sur que c'est pas très fin et délicat mais c'est bien ça qui fait tout le charme de "Bloqués" non .