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Société

« Je voulais avorter pour ne pas déshonorer mes parents » : l’IVG au Sénégal, un calvaire pouvant mener en prison

L’IVG est interdite au Sénégal. Esther a enquêté auprès des sénégalaises pour savoir comment cela impactait leur vie et livre dans cet article plusieurs témoignages.

Esther est partie à la rencontre des Sénégalaises durant trois semaines. Elle y a réalisé interviews, portraits, reportages, qui s’égrainent au fil des jours sur madmoiZelle.

Pour retrouver le sommaire de tous les articles publiés et la genèse du projet, n’hésite pas à jeter un œil à l’article de présentation : madmoiZelle en reportage au Sénégal !

Ici Esther ! La question des droits reproductifs et sexuels a été centrale dans la confection de mes reportages au Sénégal. C’était le sujet qui me tenait particulièrement à cœur et que je voulais approfondir.

J’ai donné corps à ces recherches dans une série d’articles. D’abord, je vous ai livré le témoignage de 4 jeunes filles de milieu rural. Cet article est le second volet de cette série, avec les témoignages d’autres femmes.

Amira* n’a pas avorté. Elle non plus. Les filles se succèdent et sur ce point, se ressemblent : elles n’ont pas avorté. Difficile de briser le tabou.

Mais ça ne veut pas dire qu’elle n’a rien à en dire. Au contraire. C’est pour ça qu’elle a accepté le rendez-vous que je lui ai proposé.

Avorter au Sénégal, une nécessité économique ?

Amira a 25 ans, a passé deux fois son bac sans succès, et ambitionne désormais d’aller travailler à Dakar pour pouvoir se payer une formation en hôtellerie.

Mais en attendant, elle est ici, dans ce petit village de Casamance – une région au sud du Sénégal – et elle a un point de vue bien acéré sur la société dans laquelle elle évolue.

« Moi, non, j’ai jamais avorté. Mais je sais pourquoi les gens le font », affirme-t-elle.

« Parce qu’ici, en Afrique, surtout ici en Casamance, beaucoup de jeunes garçons ne travaillent pas, ils n’ont pas les moyens. Et les filles non plus.

Il y a beaucoup de chômage, une personne peut étudier jusqu’à son bac et n’avoir rien à faire. Donc tu ne peux pas te permettre d’avoir un enfant.

Imagine la famille est pauvre, toi tu es tombée enceinte, et le garçon peut pas donner quoi que ce soit… Parfois, tu n’as pas le choix ! »

Et ça encore, c’est lorsque le géniteur accepte de reconnaître sa responsabilité dans la situation.

« Il y a beaucoup de gars qui refusent d’admettre que c’est eux. Alors tu n’as pas le choix non plus, tu ne peux pas garder un enfant sans père ? Quoi que certaines le font, il y en a pas mal, mais c’est très dur. »

Le recours à l’avortement clandestin, responsable de 50 000 décès par an

Amira n’émet aucun jugement, juste des faits.

« Mes copines, certaines ont avorté. C’est une méthode traditionnelle, il y a une herbe, tu la piles, et tu la mets avec de l’eau. C’est pas bon à boire, mais tu prends ça.

L’effet n’est pas automatique et immédiat, parfois il faut le prendre pendant des semaines pour que ça finisse par marcher : à chaque fois que tu as soif, tu bois ça. »

Pas question d’aller consulter de toutes façons : « si tu pars à l’hôpital, les gens vont refuser, on va te créer des problèmes » selon elle.

La décoction à boire n’est pas le seul moyen d’accéder à l’avortement. La sage-femme du village m’a confié avoir déjà vu arriver une fille très fatiguée, mal en point… Les plantes réduites en poudre, elle les avait mises directement dans son vagin.

Amira a aussi une autre amie qui a eu recours à un médecin à la retraite.

« Mais je ne sais pas exactement ce qu’il lui a fait, tout ce que je sais c’est qu’après elle était très malade. »

Ces jeunes femmes sont à ce point sans solution qu’elles mettent leur santé en danger pour ne pas avoir d’enfants. Une preuve de plus qu’interdire l’avortement n’en fait pas baisser le nombre. Il crée juste davantage de détresse et de misère.

Selon le Guttmacher Institute, elles sont 25 millions à faire de même dans le monde chaque année. Et l’une des conséquences visibles est le décès de 50 000 femmes par an, des suites d’un avortement clandestin.

Sans compter toutes celles qui gardent des séquelles, deviennent parfois stériles.

Promouvoir la contraception, une urgence dans ces états où l’avortement est illégal

Amira, elle, s’assure de ne pas avoir à faire un tel choix.

« Moi, je sais que si j’ai pris un risque, je peux aller à la pharmacie prendre la pilule du lendemain. Mais il y a beaucoup de filles qui ne connaissent pas ça, ou bien qui n’ont pas les moyens car c’est 3663 FCFA. »

À lire aussi : En Pologne, l’accès à la pilule du lendemain sera restreint

C’est l’équivalent de cinq à six euros, et ici avec ça tu peux te nourrir pendant plusieurs jours, ainsi que ta famille dans une certaine mesure.

Amira, c’est « son gars » qui l’aide pour la pilule du lendemain, elle se la procure chez un pharmacien qu’elle connaît.

Mais ça, c’est pour les accidents, car contrairement aux quatre autres jeunes filles à qui j’ai parlé quelques jours auparavant et qui n’avaient aucune connaissances en termes de contraception, elle « refuse de coucher sans préservatif » désormais.

À lire aussi : L’avortement et la contraception au Sénégal racontés par 4 jeunes filles

L’avortement, tabou social… ou pas ?

Amira me demande si j’ai rencontré des filles qui avaient avorté dans mes recherches. Je lui réponds que non, pour l’heure.

Elle me regarde avec des yeux ronds.

« Tu es sûre ? »

Je lui explique qu’en tous cas, elles m’ont toutes dis non. Interloquée, elle insiste :

« Même celle que tu as vue à 11h hier ? »

Ma réponse est la même, ce à quoi elle rétorque « elle t’a menti ».

Amira appelle Combe* qui cuisine non loin et s’adresse à elle en Mandingue. Celle-ci s’esclaffe, me regarde :

« Emily*, elle t’a dit non ? Elle a avorté il y a tout juste deux mois là ! »

Il semble que tout le village soit au courant, mais moi, une étrangère, elle n’a pas voulu me le confier – et il n’y a rien de plus légitime. Pendant notre discussion, elle s’était contentée de me dire que si elle tombait enceinte, elle garderait l’enfant.

Passer la frontière gambienne pour avorter… illégalement

Après investigation, je comprends qu’elle a bien eu recours à l’avortement.

Seulement, elle ne l’a pas fait ici. Elle a passé la frontière gambienne. Depuis ce village à quelques kilomètres de la Gambie, il faut environ 5000 francs CFA soit près de 8 euros.

Pourtant, la Gambie n’est pas spécialement libérale non plus en matière d’avortements. Là-bas, il est possible d’y accéder en cas de danger pour la vie de la femme, ou pour préserver sa santé physique ou mentale.

Celles qui traversent la frontière ne font pas ça dans des conditions légales : il faut se rendre à l’hôpital où l’on peut procéder à une IVG, moyennant un paiement élevé.

« C’est 150 000 Francs CFA, c’est très cher car c’est illégal », m’explique Combe. Ça fait en effet près de 230 euros.

Elle tient cette information d’une autre amie à elle ayant interrompu sa grossesse dans les mêmes conditions. Cette solution demeure accessible uniquement pour un petit nombre de personnes, vivant dans des régions limitrophes et en capacité de réunir la somme.

À lire aussi : Un an après, le fonds financier « She decides » plus que jamais nécessaire pour défendre le droit à l’avortement

Avorter au Sénégal, quitte à risquer sa vie

À force d’efforts, je fini par obtenir le témoignage d’une jeune femme ayant avorté.

Anya* est issue des classes moyennes et vient d’un milieu urbain. Lorsqu’elle avait 19 ans, non mariée, elle est tombée enceinte. Elle a décidé d’avorter par peur que ses parents l’apprennent, pour ne pas « les déshonorer ».

C’est le pharmacien de son quartier qui lui a conseillé un homme qui avait apparemment « l’habitude » de pratiquer un avortement à domicile.

« Il s’est muni d’un appareil métallique pour écarter l’appareil génital, il a introduit une tige qu’il appelait bâtonnet, de la taille d’un coton-tige. Il a dit que le bâtonnet allait tomber tout seul, et qu’il y aurait des pertes de couleur marron. »

La procédure lui a coûté 75 000 francs CFA, soit 115 euros. Pendant deux jours, elle raconte avoir souffert et « senti le bâtonnet à l’intérieur d’elle-même », jusqu’à ce qu’il « tombe ».

Prise de peur elle s’est de nouveau rendu chez l’homme, qui a répété l’expérience. Au bout de deux jours le bâtonnet est de nouveau tombé, accompagné de sang cette fois-ci.

Trop inquiète, son petit ami lui a proposé d’avertir leurs parents qui l’ont immédiatement emmenée chez un gynécologue, indigné·es qu’elle n’ait rien dit alors qu’elle aurait pu en mourir.

« Il a dit que le bébé était toujours vivant et bien portant », suite à quoi elle a décidé de renoncer à l’avortement. Mais au 4ème mois, elle a commencé à avoir « des pertes abondantes » :

« Le gynéco a annoncé que la poche de liquide amniotique était trouée, et que le liquide s’échappait petit à petit. Il a dit que le bébé n’y survivrait pas. »

Alors même que la fausse couche était annoncée, le médecin l’a avertie que « son serment lui interdisait de tuer un enfant et donc qu’il fallait que l’enfant sorte de lui même ». Elle a passé plusieurs semaines dans cette situation, à attendre que « l’accouchement » se déclare, un fœtus non viable logé en elle.

Lorsque cela s’est produit, au 5ème mois, elle a accouché « comme une grossesse normale, mais le bébé même s’il était vivant était malformé et prématuré ».

En racontant cela, elle explique ne pas avoir gardé de séquelles physiques. Cependant, 5 ans après, elle affirme souffrir toujours psychologiquement d’avoir dû conserver en elle pendant plusieurs semaines ce fœtus dont elle savait qu’il ne survivrait pas.

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Faute de ne pas avoir pu avorter, beaucoup commettent un infanticide après la naissance

Ce témoignage, Anya ne me l’a pas livré en face. Nous avons communiqué via WhatsApp, avec un intermédiaire qui traduisait du wolof vers le français et inversement.

Parler directement à des femmes ayant avorté s’est révélé extrêmement compliqué malgré mes efforts. Elles existent, car tout le monde ou presque a « une amie » à qui c’est arrivé comme le démontre le reste de l’enquête. Mais elles se cachent.

La tabou social, l’interdit religieux, la loi : tout les pousse à se terrer. Exactement comme font celles pour qui il est insupportable, impossible d’avoir un enfant, mais qui mènent leurs grossesses à terme faute de pouvoir avorter.

Elles sont nombreuses à abandonner leur nouveau né par honte, par impossibilité de le garder, dans des décharges. L’un des membres de l’Association des récupérateurs et recycleurs de Mbeubeuss, une grande décharge à l’entrée de Dakar, témoigne :

« On ne peut pas rester 15 jours sans devoir appeler les sapeurs pompiers pour qu’ils viennent chercher un corps de bébé. On fait appel au président de l’association. Ou bien on appelle immédiatement les chapelles ou la police. »

Des femmes incarcérées pour quelques mois, ou pour des années

Ousmane Thiam, Président de l’association des jeunes avocats sénégalais, connaît bien les dossiers de ces femmes. C’est vers son organisation que celles qui sont accusées d’avortement ou d’infanticides sont renvoyées le plus souvent.

« Les raisons qui poussent ces femmes à s’adonner à ces actes sont variables, on le sait grâce à des enquêtes de personnalité qu’on a pu faire.

Parfois, elles sont issues de couches sociales défavorisées et le géniteur n’assume pas son rôle : avorter ou abandonner l’enfant c’est s’éviter des problèmes plus tard.

Ou bien elles appartiennent à des familles assez religieuses où le fait de tomber enceinte est considéré comme un sacrilège, ou encore ce sont des grossesses issues d’incestes.

Il y a aussi un autre motif, les femmes qui sont mariées à des émigrés, qui partent longtemps en Europe, parfois 10 ans, 15 ans. Et la femme compte tenu de ses besoins peut s’adonner à des actes sexuels qui peuvent aboutir à une grossesse mais elle ne peut assumer puisque ce n’est pas de son mari. »

Au cours de l’année passée, dans la région de Dakar, il a recensé 59 cas dont 30 ont été jugés et 29 sont en attente de jugement.

« On a eu des femmes condamnées pour des peines de 3 mois suite à un avortement par exemple. Et les complices, que ce soit des médecins ou pas, ont des peines aussi fortes, 3 à 6 mois.

Pour l’infanticide, c’est considéré comme un crime, donc elles prennent entre 10 et 15 ans, mais si il y a des circonstances atténuantes ça peut être seulement 5 ans fermes.

Il y a aussi eu des cas de relaxes, quand la cours considère que ce n’était pas un avortement mais une fausse couche pour laquelle la femme ne s’est pas rendue à l’hôpital, ou bien pas un infanticide mais un enfant mort-né qui n’a pas été déclaré comme tel. »

Ousmane Thiam explique que les femmes traînées en justice sont la plupart du temps dénoncées.

« Ça peut être des voisins qui savaient qu’elle était enceinte mais n’ont jamais vu le bébé, ou bien des médecins s’il y a des complications. La femme est transférée dans un service sanitaire où l’on se rend compte que c’est un accouchement mais on ne voit pas le bébé. Dans ce cas, le personnel peut appeler la police. »

Aujourd’hui, elles sont 33 à croupir ainsi dans la maison d’arrêt pour femmes de Liberté 6 à Dakar ou dans celle de Rufisque. En attendant que peut-être, un jour, la loi évolue.

*Les prénoms ont été modifiés.

À lire aussi : Une semaine dans le viseur des anti-IVG, comme un sale goût de réac dans mes Internets


Les Commentaires

4
Avatar de severuspotter
10 avril 2018 à 17h04
severuspotter
un terrible article malheureusement encore d'actualite qui montre qu'on a encore besoin du feminisme. l'ivg devrait etre un droit mondial
0
Voir les 4 commentaires

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