Le 16 septembre 2019
Nous sommes le 11 septembre 2019, et je viens de voir passer sur les réseaux sociaux l’article Le jour où j’ai causé la mort de quelqu’un en voiture. Alors, je me suis dis que je pouvais raconter mon histoire, celle d’une personne qui a sauvé quelqu’un d’un accident de voiture.
Une soirée étudiante banale
Il faut revenir quelques années en arrière, fin septembre 2015.
Cette rentrée était assez étrange : je terminais ma licence, j’emménageais avec mon copain de l’époque dans un grand appartement… Je perdais mes repères, petit à petit. Ce soir-là, c’était la première soirée organisée par le bureau des étudiants dans un bar de la ville. La pinte était peu chère et je sentais bien que mon taux d’alcoolémie s’éloignait du raisonnable.
Pour une sale histoire de jalousie, mon copain commençait à s’énerver et a menacé de revenir à l’appartement sans moi. Il devait être 23 heures, et je n’avais aucune intention de rentrer. Je me souviens que nous sommes restées un moment dehors avec une amie, à boire notre verre.
Vers 2h30 du matin, nous avons décidé de prendre la route pour rentrer à mon appartement où attendait déjà mon copain, et où j’avais prévu d’héberger mon amie.
Le trajet se passait de la manière la plus banale qui soit après une soirée étudiante : nous discutions, nous avons même fait pipi dans un coin caché de la rue, l’alcool aidant, puis nous sommes arrivées tout en bas du boulevard, près du château, juste avant le pont.
L’accident de voiture
Nous n’étions qu’à quelques mètres du passage piéton lorsque nous avons entendu les pneus d’une voiture crisser sur le bitume. Elle n’est apparue que quelques secondes après : une sorte d’éclair blanc que l’on savait incontrôlable.
La voiture a foncé devant nous, a heurté la rambarde pour s’écraser 4 mètres plus bas, sur la rocade qui encercle la ville où j’habite. Nous étions tétanisées.
Et en moins de 3 secondes, tout avait déjà disparu, le boulevard était redevenu désert, plus rien ne bougeait.
Appeler les secours, immédiatement
Je me souviens avoir couru pour traverser la route, mon amie sur mes talons. On observait cette voiture blanche, retournée sur le toit, à moins d’un mètre du terre-plein central.
J’ai eu l’impression que nous étions restées là une éternité. Puis mon amie a soufflé qu’il fallait appeler quelqu’un. Je ne connaissais aucun numéro d’urgence, j’étais démunie.
Elle a composé le 15 et m’a tendu son téléphone, comme si nous nous étions déjà mis d’accord sur le fait que c’était à moi de gérer la situation.
L’opérateur m’a sortie de ma torpeur. Il me demandait de décrire la scène le plus finement possible, jusqu’au moment où il m’a intimé l’ordre de descendre et d’aller voir si le conducteur et les potentiels passagers étaient encore en vie.
Au-delà du danger évident que cela représentait — descendre sur une rocade à 3h du matin sans dispositif lumineux — ma première pensée a été de me dire que s’il y avait des personnes décédées dans cette voiture, je ne voulais en aucun cas les toucher.
Porter secours à un conducteur accidenté
Je suis descendue sur la route. L’opérateur continuait de me demander de vérifier s’il y avait des morts dans la voiture car cela conditionnait les secours qu’il allait faire intervenir.
La vitre du côté conducteur était intacte car la voiture s’était d’abord écrasée côté passager. La situation était ubuesque : j’étais là, allongée sur le bitume à frapper à la fenêtre.
Le conducteur me tournait le dos et ne réagissait pas. Il m’était impossible de savoir s’il était en vie. L’opérateur continuait de me dire, sans jamais se fatiguer, que je devais absolument lui indiquer l’état de cet inconnu.
J’ai fait le tour de la voiture. La vitre du côté passager était brisée en milliers d’éclats de verre et la tôle s’était froissée sous le coup de l’impact.
J’ai vu ce bras tendu, recouvert de sang et de tatouages. J’ai appelé le conducteur pendant plusieurs secondes… Il a fini par réagir, ce bras a bougé et j’ai pris sa main. À cet instant-là, plus rien ne comptait : je n’avais pas froid, je n’avais pas faim, je n’avais pas peur, je n’avais pas mal. Il était en vie.
Nous n’étions plus que deux sur ce bitume, dans cette ville, dans ce monde.
J’ai donné les informations dont je disposais à l’opérateur qui m’a indiqué avoir envoyé les secours. Commençait maintenant le vrai travail : je devais maintenir cet homme conscient.
Après le sauvetage de l’homme accidenté
Il était recroquevillé, la tôle avait pris la forme de son corps. Il avait seulement réussi à dégager son bras. Je lui ai demandé son prénom, son âge, son métier, s’il n’avait pas trop mal.
Je lui disais que ça allait aller, que j’étais là, que je n’allais pas le quitter.
À mon sens, cette discussion a duré des heures avant que le SAMU, les pompiers et la gendarmerie arrivent sur les lieux. J’ai pris conscience de mon environnement, des sirènes, des secours qui s’affairaient autour de nous lorsqu’ils ont posé leurs mains sur mes épaules pour me relever et me mettre à l’écart.
Et là, tout s’est éclairé : alors que je nous pensais seuls, les secours étaient arrivés et mon amie avait arrêté la circulation (elle ne me l’a indiqué qu’après, mais un camion arrivait au moment où je me suis allongée dans les débris pour prendre la main du conducteur).
La police nous a prises en charge car ils avaient besoin de notre déposition. Au commissariat, ils nous ont fait attendre dans une grande pièce : j’étais muette et j’avais l’impression de ne plus rien ressentir.
Mon amie m’a parlé :
« Tes mains… elles sont pleines de sang. »
J’ai eu la nausée. J’ai dû me ruer dans les toilettes pour me nettoyer et reprendre mes esprits.
L’accident m’obsédait
Les policiers ont pris notre déposition et nous ont raccompagnées vers 5 heures à mon appartement. Nous n’avons pas dormi, mais nous avons parlé jusqu’au moment où nous avons décidé d’aller en cours.
Je n’étais pas attentive : j’ai passé la journée à chercher des informations sur l’accident, ça m’obsédait. Était-il en vie ? Si oui, comment allait-il ? Est-ce qu’il allait avoir des ennuis ? Est-ce qu’il avait bu ? Les jours ont passé sans que je puisse m’enlever ce qui était arrivé de la tête : j’y pensais chaque jour, j’en rêvais, j’en cauchemardais.
Et puis un soir, un numéro inconnu m’appelle. C’était la petite amie de cet homme : il était vivant, grièvement blessé mais vivant. Il me remerciait surtout, de ne pas l’avoir laissé et d’être restée.
La gendarmerie avait bien voulu lui laisser mon numéro de téléphone. Elle pleurait, et moi aussi.
J’ai sauvé quelqu’un d’un accident de voiture, et il m’a sauvée aussi
Les choses se sont tassées au bout de quelques semaines : j’y pensais moins, le quotidien avait repris son lent écoulement.
Et puis il m’a envoyé un message, un soir, bien après, pour me remercier. J’ai pleuré à chaudes larmes tant je me sentais vivante et heureuse.
C’est une belle histoire. Pas parce que c’est la mienne et que je manque d’objectivité mais parce qu’elle finit bien : il est vivant, avec très peu de séquelles au vu de la violence de l’accident.
Je n’ai pu mettre des mots sur ce qui nous était arrivé ce soir-là que plus tard. Pour écrire ce récit, je me suis replongée dans une note que j’avais rédigée quelques mois après. La voici dans son intégralité, sans retouche :
« Objectivement, ça me paraît rare ces moments où on se sent véritablement utile, où on sait que quelqu’un a désespérément besoin de nous. Ce moment où l’on devient l’unique ancrage d’un autre.
C’est une sensation terrifiante qui glace autant quelle galvanise. On oublie toute sensation du corps, tout ce qui n’est pas vital disparaît.
Ce qui compte, c’est cette personne dont on ne sait rien. Cette personne qui tient votre main si fort, qui a peur.
Et après coup, on s’interroge : qui était le plus désespéré ? Qui a sauvé l’autre ?
Ce soir-là, j’ai gagné ce que personne ne pourra me prendre : la sensation d’avoir été utile, d’avoir fait ce qu’il fallait, d’avoir trouvé l’once de courage dont je manque parfois pour sortir quelqu’un de son désespoir. »
C’est vraiment cette sensation qui reste, presque 4 ans après les faits : ce soir-là, j’ai aidé quelqu’un de manière totalement désintéressée parce que j’étais là au bon moment. Je me dis souvent que si je meurs demain, c’est ce qui restera : j’ai été utile, vraiment utile, à quelqu’un.
Je ne connais pas cet homme à qui j’ai tenu la main en attendant l’arrivée des secours. Je ne sais rien de lui et pourtant je me sens éternellement proche de lui. Je pense parfois à lui, de manière plus vive, et j’espère qu’il va bien, que sa vie se déroule comme il le souhaite. J’espère qu’il profite de chaque instant.
Ce soir-là, je l’ai sauvé. Ce soir-là, il m’a sans aucun doute sauvée aussi. Et pour vous assurer que cette histoire est réelle, voici l’article en lien avec l’accident paru dans un journal local.
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Crédit photo : Artyom Kulak / Pexels
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