« Le sport m’a créé des complexes. Sans la natation, j’aurais moins craint le regard des autres. »
C’est ce que constate tristement Alizée Morel, ancienne championne de France du 400m et 800m nage libre.
« Mon corps a toujours été un sujet sensible »
Cela fait maintenant un peu plus de six mois que la nageuse a annoncé faire une pause dans sa carrière sportive ; depuis, la Réunionnaise essaie d’apprendre peu à peu à aimer son corps qu’elle a longtemps jugé.
« Mon corps a toujours été un sujet sensible. À un moment, j’étais la plus petite de l’équipe de France, je faisais 10kg de moins que les autres. Donc dès le début ça a été un peu tabou, je me sentais plus fragile, moins puissante. Jusqu’à mes 18-20 ans, j’avais un peu honte de mon petit gabarit. »
Les remarques et les critiques constantes de son environnement sportif continuent de la faire complexer et en vouloir à son corps, jamais assez parfait pour ses entraîneurs.
« En 2016, je voulais me qualifier pour les Jeux olympiques de Rio sur le 200m. Je rate mon temps et échoue à quelques centièmes. Je sors du bassin, déçue, et là mon entraîneur me dit : “Avec le gabarit que tu as, c’est déjà bien ce que tu as fait, tu pourras pas aller plus loin”. »
À ce moment-là, Alizée Morel se dit qu’elle est peut-être au bout de ses capacités, que son entraîneur a sûrement raison… Mais finalement, elle ne lâche rien et l’année d’après améliore considérablement son temps au 200m.
« Au final, mon petit gabarit, j’en ai fait une force. »
Des remarques de la part d’entraineurs remettant en cause ses capacités à cause de sa morphologie, Solène Gallego, ancienne championne de France du 50m brasse, en a elle aussi subies.
« Après le confinement, j’ai pris du poids et mon entraîneur m’a sous-entendu que si je ne retrouvais pas mon poids d’avant, je ne pourrais jamais performer. »
Pendant six mois, l’athlète essaie alors de perdre du poids à travers des entraînements ciblés, des circuits de cardio et des programmes diététiques.
« J’ai limite fait un burn-out de la natation. J’avais même plus envie de rentrer dans l’eau. On me parlait sans cesse de mon poids, mais rien ne fonctionnait. Alors je stressais et plus je stressais, plus j’avais du mal à perdre du poids.
Que ce soit la prépa mentale ou physique, le diététicien ou mon entraineur, tout le monde ne me parlait que de ça. Ils ne voyaient plus que Solène, la fille qui doit perdre du poids et pas Solène, la nageuse qui cherche à performer. »
Enfermée dans ce cercle vicieux, Solène Gallego ne parvient plus à s’accrocher à ses sensations dans l’eau et concentre tous ses efforts dans sa perte de poids — sans succès.
Aujourd’hui sur le point de devenir kinésithérapeute, la jeune femme regrette que ses derniers mois en tant que nageuse professionnelle ait été centrés autour de ce problème de poids… qui n’en était peut-être même pas un.
« J’ai l’impression que j’avais un défaut, même un handicap et que tout le monde se concentrait que sur ça. Alors que maintenant, avec le recul, je me dis que j’aurais dû plus m’écouter et me concentrer sur mes vrais objectifs au lieu d’essayer de perdre ces quelques kilos. »
À présent qu’elle a arrêté les entraînements, Solène Gallego relâche la pression et savoure de vivre sans culpabiliser à chaque petit excès.
« Je n’ai jamais noté de remarque désobligeante sur le physique d’un nageur »
Pour Alizée Morel, dans l’univers particulier de la natation, où les corps sont à moitié nus, les critiques sur le physique sont rarement motivées par une quête de performance.
« Les jugements et les remarques désobligeantes sont constantes — que ce soit de la part des entraineurs ou des nageurs et nageuses. “T’as vu comme elle a grossi ?”, “Regarde ce petit cochon !”, “T’as vu comme elle a de la cellulite ?”…
Rien n’est jamais assez bien, assez beau. »
Selon elle, ces remarques sont presque exclusivement réservées aux femmes.
« Je n’ai jamais noté de remarques négatives sur le physique d’un nageur. Au contraire, les sportifs hommes reçoivent plutôt des compliments du genre “c’est bien, tu as pris du muscle”… »
Une différence qui pouvait se refléter jusque dans les entrainements, comme s’en souvient Solène Gallego.
« Pour le coach, c’était très clair : les filles avaient toujours trop de masse grasse ! Alors il nous préparait des circuits spéciaux pour perdre du poids ; pendant ce temps-là, les garçons faisaient généralement un sport co… »
« On se massacre, on ne mange plus »
Margaux Pinot, sacrée championne d’Europe de judo en 2020, se remémore avec amertume les nombreux régimes qu’elle a endurés lorsqu’elle était dans la catégorie des moins de 63kg.
« Pendant un an, il n’y a pas eu de problème. Puis, rapidement, mon poids est remonté et là, ça n’allait plus du tout. Dans ces cas-là, on se massacre, on n’a plus nos règles, on ne mange plus… C’est quelque chose de très très dur — plus dur que l’entraînement ! »
Évoluant aujourd’hui chez les moins de 70kg, Margaux est parvenue à reprendre un mode de vie plus sain et se sent mieux dans son corps.
Culture du sport… ou culture de l’intolérance
Des pressions comme en ont subies Alizée Morel, Solène Gallego et Margaux Pinot auraient pu avoir des conséquences dramatiques sur leur santé physique comme mentale. C’est ce que relève pour Madmoizelle Lise Anhoury Szigeti, psychologue clinicienne à l’Insep (Institut national du sport, de l’expertise et de la performance) et référente sur le haut niveau.
« Dans les sports à catégories de poids et les sports esthétiques, les risques de trouble du comportement alimentaires sont plus élevés. Si pour les premiers les hommes et les femmes sont plutôt logés à la même enseigne, pour les seconds, ce sont surtout les femmes qui en pâtissent. »
Ces remarques sur le poids et l’apparence des sportives font partie d’une « culture du sport » difficile à désancrer selon l’experte.
« Les filles entendent depuis toute petite que moins elles mangent, mieux elles seront sur le tapis. Forcément, c’est notre rôle aussi de les remettre dans la réalité. On doit leur montrer que certaines choses ne sont pas normales. On les aide à gérer ces remarques et à prendre de la distance. »
« Un corps de femme séduisant, une taille fine et des formes » pour plaire aux marques
Selon Alizée Morel, les pressions exercées sur le physique des nageuses ne viennent pas seulement de l’entourage sportif : elles peuvent aussi indirectement émaner des marques et des partenaires financiers, et avoir donc des conséquences directes sur leur carrière.
« Pour trouver des sponsors, les hommes doivent avoir de bons résultats. Pour les femmes, ça ne suffit pas. Malheureusement en natation, c’est l’aspect physique qui prône sur le palmarès. »
Selon elle, les marques recherchent des athlètes avec « un corps de femme séduisant, une taille fine et des formes ». Des silhouettes convoitées qui sont souvent incompatibles avec la réalité du sport pratiqué — « Les nageuses, on n’est pas toutes fines, on est souvent en H et on a peu de formes… », poursuit-elle.
Et au-delà de la natation ? Eh bien côté judo, Margaux Pinot l’affirme :
« Les gros sponsors ne sont pas trop intéressés par les judokates. On fait pas partie des belles filles qui rentrent dans les normes. »
Des conditions qui écartent un grand nombre de sportives de cette source de revenu : les sportives interrogées nous le confient, très peu d’athlètes féminines ont aujourd’hui des sponsors.
« Dans les sports collectifs, comme le basket, c’est différent parce que c’est notre club qui gère ces contrats », précise à Madmoizelle Laëtitia Guapo, membre de l’équipe de France de basket 3×3. Mais pour les sports individuels, c’est aux athlètes de contacter directement les sponsors.
« Les démarchages se font essentiellement sur les réseaux », explique Charlotte Morel, triple championne de France de triathlon longue distance. Elle poursuit :
« Mes partenaires m’apportent une aide matérielle importante. Mais une présence sur les réseaux, c’est aussi beaucoup de travail. Ça ne prend pas cinq minutes de faire un post : il faut prendre une belle photo, penser au lieu, trouver le bon moment… Il y a aussi les échanges de mails avec les marques, les réunions et les regroupements.
Ça fait partie de mon métier, c’est quelque chose que j’aime faire pour l’instant, mais c’est quand même une contrainte. Je ne le ferais pas pour le plaisir ! »
Alizée Morel, elle aussi, a investi beaucoup de temps et d’énergie sur les réseaux.
« J’essaie d’être très régulière, de communiquer pour mes partenaires mais aussi de faire découvrir les coulisses de mon sport. »
Une charge de travail importante, qui s’avère parfois infructueuse… « En natation, nous sommes très peu à avoir des sponsors — peut-être 5 ou 10%, pas plus », estime la nageuse. Et « seulement quelques-unes » en judo selon Margaux.
Mieux médiatiser le sport féminin et mieux rémunérer les sportives devient urgent
Pour Solène Gallego, le réel problème, c’est le manque de médiatisation du sport féminin.
« Comme nous n’avons pas de visibilité médiatique, les bons résultats ne suffisent pas. Il faut en plus avoir une communauté. »
Un avis partagé par Alizée Morel, qui est parvenue à obtenir des contrats avec des marques grâce à sa présence importante sur Instagram : « J’ai réussi à avoir des sponsors alors que d’autres filles avec des meilleurs résultats n’en avaient pas » — une situation qui a créé un climat de jalousie.
« J’ai eu beaucoup de réflexions. Par exemple, au retour des Jeux olympiques (auxquels je n’avais pas participé), une nageuse a sous-entendu que malgré sa qualification, elle n’avait pas le droit d’avoir des maillots de bain gratuits, alors que moi, oui. »
Alizée Morel déplore ce système qui ne paie pas suffisamment les sportives et qui les invisibilise — un manque de visibilité écartant leur performance au profit de leur apparence et de leur communauté sur les réseaux sociaux.
Si elle s’estime chanceuse d’avoir pu faire de sa passion son métier, et d’être parvenue à réunir une communauté qui la suit et l’encourage sur les réseaux sociaux, elle conclut sur une note d’amer réalisme :
« C’est très compliqué d’être une femme sportive. Aujourd’hui, on en survit, plus qu’on en vit. »
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Crédit de une : Tima Miroshnichenko / Pexels
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Et après, tu soulèves un problème récurrent dans les sports à notation : qu'est-ce qu'on juge et comment corriger les biais ? Il y a encore eu quelques exemples aux JO d'ailleurs. Je pense au ski de bosses masculin, entre autres.