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Cinéma

Saint Omer n’est pas un film sur l’infanticide mais sur la maternité :  rencontre avec Alice Diop

Vous avez une envie de cinéma mais ne savez pas quoi choisir parmi les sorties en salles ? Dans Premier Rang, Maya Boukella, journaliste pop culture chez Madmoizelle, vous recommande un film à l’affiche. Cette semaine, Saint Omer nous a captivées, questionnées et bouleversées. Ce premier long métrage de fiction pour Alice Diop a remporté le César du meilleur premier film, le 24 février 2023.

Article initialement publié le 23 novembre 2022.

Saint Omer fait partie de ces films qui contribuent à définir ce qu’est le cinéma, et qui nous rappellent à quel point sa puissance est unique.

À l’occasion de sa sortie en salles ce mercredi 23 novembre, Alice Diop a présenté Saint Omer lors d’une projection organisée par le ciné-club féministe Tonnerre d‘Elvire Duvelle-Charles. Cette dernière a animé une discussion avec Alice Diop, Julie Ancian et Kayije Kagame.

Cet article (garanti sans spoilers) retranscrit une partie de cette discussion, qui permet d’éclairer un film d’une richesse rare.

Saint Omer, de quoi ça parle ?

Rama, jeune romancière écrivant sur le personnage mythologique de Médée, assiste au procès de Laurence Coly à la cour d’assises de Saint Omer.

Cette dernière est accusée d’avoir tué sa fille de quinze mois en l’abandonnant à la marée montante sur une plage du nord de la France.

Mais au cours du procès, la parole de l’accusée, l’écoute des témoignages font vaciller les certitudes de Rama et interrogent notre jugement.

Rencontre avec Alice Diop

Avant la projection du film, vous avez prévenu les spectateurs : « Je ne pense pas que Saint Omer soit un film sur un infanticide. Du moins, je ne pense pas qu’il ne soit que ça. Pourquoi ?

Ce n’est pas du tout la question des femmes qui tuent leurs enfants qui m’intéressait. Typiquement, je n’aurai jamais fait le même film avec le cas de Dominique Cottrez ou Véronique Courjault.

Je ne voudrais pas que l’idée que c’est un film sur un infanticide enferme la lecture que l’on peut faire du film à un seul endroit car ce serait nier tout ce qu’il porte, ainsi que toutes les réflexions que j’ai eues autour de la mise en scène.

Regarder cette femme précise me permettait de regarder des choses qui me concernent moi et, je pense, nous concernent toutes.

Des autrices d’infanticides, il y en a d’autres. Pourquoi Fabienne Kabou vous a-t-elle marquée au point de vous inspirer un film ?

Ce qui m’intéressait, c’est Fabienne Kabou, cette femme là, particulière. Regarder cette femme précise me permettait de regarder des choses, tellement multiples, variées qui me concernent moi et, je pense, nous concernent toutes… et peut-être même tous.

Je crois que la façon dont le film se déroule, avec ces longs plans séquence ont pour fonction de mettre le spectateur dans la position où j’étais quand j’ai assisté au procès de Fabienne Kabou.

Cette mise en scène permet de traverser les multiples questions que le film soulève. Je pourrai par exemple citer la question du genre, de la race, de la maternité… Mais pour moi, la question centrale est de regarder cette femme qui n’est pas un monstre. À travers ce film, je me demande plutôt : comment regarder cette femme, qui est un mystère ?

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© Srab films / Arte

C’est une réflexion politique de mettre le corps noir au centre de l’image, dans une réflexion sur qu’est ce que c’est que le cinéma, où ces corps sont absents.

C’est en cela que le cas de Fabienne Kabou est très différent du procès de Véronique Courjault par exemple. Véronique Courjault a expliqué tout le temps, alors que Fabienne Kabou n’explique rien. Elle disait « Je ne sais pas pourquoi j’ai tué mon enfant, j’espère que ce procès pourra me l’apprendre ». J’ai presque pris au mot cette question, et c’est au nom de cette question que j’ai fait le film.

Le but du film est-il de résoudre le mystère de cette femme ?

Le film ne veut répondre à rien. Je pense même que le mystère s’épaissit de minute en minute. Mais, en cela, il nous oblige à descendre dans nos propres sous-terrains pour éclairer des questions obscures, inconfortables, tabous qui seraient entre autre le lien qui nous unit à notre mère, à notre enfant

De plus, offrir la possibilité de regarder avec autant d’intensité cette femme, noire, d’une si grande complexité, c’est presque aussi une déclaration politique. C’est dire : on va enfin prendre le temps de voir, d’écouter cette femme qui n’a pas été entendue, vue, et mesurer la grande nuance, la grande complexité de ce que l’on peut être. Ce genre de personnages est absent dans l’imaginaire collectif et m’a beaucoup manqué. Filmer Laurence Coli n’est pas seulement une réflexion esthétique. C’est une réflexion politique de mettre le corps noir au centre de l’image, dans une réflexion sur qu’est ce que c’est que le cinéma, où ces corps sont absents.

Ce n’est pas le crime, le fait divers qui m’intéresse mais la réflexion autour de la maternité.

Si le personnage de Laurence Coli renvoie clairement à Fabienne Kabou, comment vous est venue l’idée et l’envie d’écrire le personnage fictionnel de Rama ?

Effectivement, le spectateur perçoit Laurence à travers mon point de vue et celui de Rama. Je n’aurais pas pu faire ce film sans écrire le personnage de Rama. Sans elle, je n’aurai pas pu indiquer clairement ce qui m’intéresse dans cette histoire. Encore une fois, ce n’est pas le crime, le fait divers qui m’intéresse mais la réflexion autour de la maternité.

Cette réflexion est incarnée par le personnage de Rama. Sans Rama, le film n’existe pas et le personnage de Laurence devient absolument impossible à regarder. J’aurai eu l’impression de livrer le spectacle d’une femme parlant d’un crime sordide, ce qui aurait été obscène.

« Qu’est ce que c’est que d’être une femme noire, française, au XXIème siècle ? Qu’est ce que c’est que d’être façonnées par la douleur de l’exil de nos mères ? »

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© Srab films / Arte

Comment avez-vous écrit le personnage de Rama ?

Rama est inspirée de choses que je connais, même si ce n’est pas du tout moi. C’est un personnage qui porte des questionnements précis, que j’ai traversés et que de nombreuses femmes noires que je connais ont traversés : « Qu’est ce que c’est que d’être une femme noire, française, au XXIème siècle ? Qu’est ce que c’est que d’être façonnées par la douleur de l’exil de nos mères ? Qu’est ce que ça construit dans notre rapport à la maternité ? »

Et en même temps, c’est une femme qui, à l’aune d’être mère elle-même, doit faire le deuil avec sa mère. C’est une question absolument banale et en même temps universelle. Toutes les femmes au monde peuvent s’identifier à Rama, bien qu’elle soit une femme noire française au XXIème siècle. Cela me parassait profondément politique d’écrire un personnage de femme noire qui n’est pas enfermé dans sa négritude tout en étant située dans un endroit très précis.

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© Srab films / Arte

Saint Omer est réalisé par une femme, avec des femmes devant et derrière la caméra. Il filme des femmes qui se regardent et s’écoutent…

Lorsque j’ai assisté au procès de Fabienne Kabou, j’ai fait le constat que j’étais au cœur d’un gynécée dans lequel des femmes se regardaient. Ce faisant, elles regardaient la part la plus obscure de la maternité pour aller regarder quelque chose d’elles-mêmes. C’est ce qui m’a donné envie de faire ce film.

Ce dont il est question, c’est de nous regarder toutes.

Au procès, il n’y avait que des femmes : la présidente, les juges assesseurs, les avocates. Comme dans le film, le seul homme était l’avocat général. L’idée n’était pas de répliquer ce que j’ai vécu : c’est ce que j’ai vécu qui m’a convaincu que ce dont il était question, c’était de nous regarder toutes. À la fin du film, les larmes des femmes sont quasiment documentaires. Je l’ai vécu : au procès, on pleurait toutes.

Ça a été la même chose sur le plateau, où l’équipe était presque exclusivement féminine. On était constamment renvoyées à nous en tant que femmes, que filles, que mères, pas en tant que réalisatrice, cheffe opératrice ou actrice. On a pas tourné un film, on a vécu une expérience. On était dans cette zone trouble entre le réel et la fiction, entre nos vies et notre métier… et je crois que le film porte ça. En tout cas je l’espère !

Premier Rang, c’est la chronique sans langue de bois de Maya Boukella, journaliste pop culture chez Madmoizelle, dans laquelle elle vous conseille le film à voir au cinéma cette semaine. Un rendez-vous hebdo pour dénicher les pépites du grand écran, en ne gardant que le meilleur des films à l’affiche et des sorties de la semaine.

La prochaine séance du ciné-club Tonnerre aura lieu le 25 novembre à 19h30 à l’Arlequin à Paris. La projection du film sera suivie d’une discussion avec la réalisatrice Blandine Lenoir et Irène Jouannet, militante au MLAC. Pour être tenus au courant de toutes les prochaines projections du ciné-club, abonnez-vous à la newsletter de Clit Revolution !

À lire aussi : The Woman King prouve que l’afroféminisme rend les films meilleurs

Crédit de l’image à la Une : © Srab films / Arte


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