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Le jour où j’ai jeté mes principes au feu — Josie Corporate

Cette madmoiZelle a dû faire un choix professionnel difficile et cette expérience lui a beaucoup appris. Un nouvel épisode de notre série Josie Corporate, vos témoignages axés vie pro.

J’ai toujours été une personne de principes. Du genre à croire qu’il vaut mieux être honnête avec les gens et qu’on ne fait pas à autrui ce que l’on ne veut pas subir soi-même. Ça m’a globalement plutôt servi dans la vie, même s’il est aussi arrivé que ma franchise ne me rende pas service.

Sauf que ça n’avait jamais vraiment empiété sur mon travail, jusqu’à il y a quelques années.

Ça avait pourtant bien commencé…

À ce moment-là, je faisais mes débuts professionnels en tant que journaliste de presse. Du coup, ce n’était pas toujours la joie côté boulot. L’industrie étant ce qu’elle est, les embauches y sont rares, les places chères et les postes inégaux.

Alors pour mettre toutes les chances de mon côté, et même si mon école de journalisme m’avait fait miroiter de beaux jours, j’avais décidé d’être indépendante plutôt que d’enchaîner les stages mal payés ou de pointer au chômage et de tenter de gagner ma croûte par moi-même.

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Pour mettre toutes les chances de mon côté, j’avais décidé d’être indépendante.

J’étais plutôt réaliste : ça n’allait pas être la fête tous les jours et il faudrait que j’arrive à gagner en crédibilité auprès de mes client•es, en me comportant comme une prestataire et pas comme une employée fraîchement débarquée. Sauf qu’en fait, pas du tout…

J’ai majoritairement eu affaire à des gens très respectueux, qui ne cherchaient pas à me rabaisser ou à profiter de mon inexpérience et qui me payaient en temps et en heure… Mieux que ça : j’ai même très souvent rempli des commandes sur des sujets qui m’intéressaient !

Le pire qu’il pouvait m’arriver dans mon quotidien, c’était plutôt de lutter pour gérer mon temps entre les différent•es client•es et de trouver de quoi m’occuper pendant les périodes d’activité plus faible, ou de devoir prendre une commande sur un sujet pas passionnant.

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Jusqu’au jour où… le sujet qui fâche

Ma méfiance initiale est donc gentiment retombée aux oubliettes, et j’avais même jeté la clé. Je savais que certains sujets pouvaient potentiellement me déplaire parce que je travaillais dans la presse féminine à ce moment-là, mais je m’étais dit que je refuserais les commandes sur ces fameux sujets le moment venu.

J’ai réalisé que cet aspect « minceur » ne faisait pas du bien, et que c’est pour cette raison qu’en parler me rebutait.

Et puis, il y a eu une période de disette, avec le chômage et le stress de ne rien avoir en vue, et cette commande qui est arrivée, comme envoyée par la Providence… sauf que cette commande portait sur un « reportage été-minceur », autrement dit, un article de plusieurs pages pour être Beach Body Ready avant l’été.

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Le genre de trucs qui me donne sérieusement la gerbe… parce qu’avant même de lire madmoiZelle tous les jours de l’année (oui, TOUS), j’avais lu Simone de Beauvoir, Virginie Despentes et des essais de sociologues sur le féminisme.

Et toutes ces autrices m’ont permis de réaliser que cet aspect de la presse féminine ne faisait pas du bien à l’humanité et que c’est pour cette raison que traiter des sujets comme la minceur me rebutait.

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Qui ne s’est jamais sentie trop laide, trop grosse ou pas assez féminine après avoir lu un article « se faire belle pour lui en trois leçons » ?

Sous couvert d’encourager les femmes à se sentir bien, c’est surtout une façon bien moche de jongler avec leurs émotions et leurs insécurités. Qui ne s’est jamais sentie trop laide, trop grosse ou pas assez féminine après avoir lu un article du type Comment se faire belle pour lui en trois leçons ?

Sans compter que la presse féminine est capable du meilleur comme du pire et souffle en permanence le chaud et le froid :

« À Noël, il faut se faire plaisir ! Par contre, dès janvier, cure détox et régimes à gogo ! Tu es très belle au naturel, mais cache quand même ce bouton disgracieux sur ton front… »

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Bien sûr, tout n’est pas à jeter, mais il reste quand même du chemin à faire. Et j’avais plutôt l’impression d’œuvrer dans la bonne direction, même à ma petite échelle. Mais quand cette commande s’est présentée, je n’ai pas dit « non ».

Financièrement, c’était la galère mais pas la catastrophe : j’aurais tout à fait pu refuser et serrer les fesses jusqu’à la prochaine vague, d’autant que mon chéri avait un salaire fixe et que mes parents pouvaient toujours me soutenir en cas de coup dur.

Quand j’ai mis de côté mes états d’âme

Mais j’ai dit « oui ». J’ai un peu eu l’impression de jeter mes principes au feu ce jour-là.

Pendant toute la rédaction de l’article, entre interviews et recherches, j’ai culpabilisé à mort d’avance en sachant l’impact qu’allait avoir ce sujet.

Du coup, j’ai essayé d’en tirer le meilleur parti et de faire en sorte que les conseils soient davantage axés sur la santé que sur la minceur. J’ai banni les termes péjoratifs au possible comme « peau d’orange », « culotte de cheval », « le petit bidon » (oui, il est toujours petit, mais ça reste un BIDON, oh mon Dieu !), « grassouillet », « bras de chauve-souris »… tous ces termes que j’avais déjà observés dans des articles sur le sujet.

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Et j’ai cherché à changer l’angle pour rappeler que de toute façon, les régimes sont toujours partiellement inefficaces s’ils visent à faire perdre (ou prendre) plus de 5 kilos, à cause de la morphologie de chacun•e — et seuls des moyens drastiques peuvent permettre de modifier cette morphologie…

Mais mon client m’a gentiment demandé de rectifier le tir : ce n’était pas ce qu’il m’avait commandé.

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C’est donc la mort dans l’âme que j’ai fini ce maudit reportage.

C’est donc la mort dans l’âme, et avec tout le professionnalisme dont j’étais capable, que j’ai fini ce maudit reportage. J’ai mis des mois à m’en remettre. Après la publication du magazine où se trouvait mon sujet, à chaque fois que je passais devant un kiosque et que j’en voyais un exemplaire, je me sentais mal.

Finalement, j’ai croisé les doigts pour que le moins de gens possible tombent sur cet article — ou pire, le lisent. Je crois bien que j’aurais acheté tous les exemplaires si j’avais pu.

Pendant des mois, j’ai eu l’impression d’avoir fait quelque chose de mal. Qu’au lieu de chercher à améliorer le monde dans lequel je vivais, j’avais rajouté une goutte d’eau dans un vase déjà plein à craquer.

La morale de l’histoire

Depuis le temps, j’ai pu digérer un peu cette péripétie professionnelle, mais quelque part je suis en colère. Contre la société qui encourage ce genre de messages et qui abandonne ma génération à la précarité. 

Ce qui fait que même en étant pétri•es de bonnes intentions, nous sommes parfois contraint•es de ne pas respecter nos principes, sous peine de manque d’opportunité, de licenciement ou d’autres mésaventures. Et pas que notre génération, d’ailleurs…

Ce ne serait pas un problème si les opportunités florissaient en parallèle, mais on en est loin.

En éternelle optimiste, je préfère croire que ce n’est pas une condition sine qua non pour progresser dans son métier.

Et quand il s’agit de ne pas respecter ses valeurs, une fois la limite franchie, jusqu’où peut-on aller ? En éternelle optimiste, je préfère croire que ce n’est pas une condition sine qua non pour progresser dans son métier.

Je sais bien que j’ai fait un choix, et qu’il m’a aidée à grandir et à entamer un peu plus ma vie d’adulte, mais il me reste quand même un peu en travers de la gorge. Parce que se débrouiller et bien faire, ce n’est pas forcément compatible.

Je pense que si je pouvais revenir en arrière, je ferais le même choix, ne serait-ce que pour apprendre cette leçon. Mais maintenant, tant que ce sera matériellement possible, je ne recommencerai pas. Mes convictions n’ont pas changé… bien au contraire.

Comment écrire à Josie Corporate ?

Deux solutions : tu veux proposer un témoignage ? Envoie ton texte à melissa[at]madmoizelle.com, avec en objet « Josie Corporate ».

Autre solution : t’aurais bien une histoire à raconter, mais t’es pas sûr•e de savoir mettre les mots sur le papier, ni de savoir par où commencer ? Aucun souci, c’est la même adresse email : melissa[at]madmoizelle.com avec comme objet « Josie Corporate, prête-moi ta plume ». Et t’auras de mes nouvelles ! 


Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.

Les Commentaires

5
Avatar de Azelais
9 septembre 2016 à 11h09
Azelais
Je suis souvent placée dans ce cas, et je viens de repenser à cet article à l'instant, avec une situation qui m'embête particulièrement...

Pour ma part, je suis correctrice pour des maisons d'édition, et en plus de rectifier l'orthographe et la syntaxe défaillante des auteurs que je corrige, mon rôle est aussi de vérifier le fond et de m'assurer que tout se tient et va dans la bonne direction. Souvent, quand je vois quelque chose de limite (voire de mensonger), je le signale, en sachant que c'est à la maison d'édition qu'appartiendra le choix final de tenir compte ou non de mon commentaire.

Et parfois, je tombe sur des trucs... Le problème est quand il s'agit d'un roman ou d'un essai : il s'agit des opinions de l'auteur, et il a le droit de les avoir, quand bien même je les trouve aberrantes. Et je suis souvent très embêtée, partagée entre l'envie de rectifier tout ça, de ne pas laisser imprimer un truc pareil, et le devoir de respecter le texte et l'intention de l'auteur.
Typiquement, dans le texte que je suis en train de corriger, il y a quelques commentaires qui sont franchement limites, même s'ils témoignent d'un racisme ordinaire (au sens où l'auteur n'a absolument pas conscience de l'être, il croit juste gentiment avoir tout compris alors qu'il dit de la grosse merde. :stare. Au début, j'ai laissé. Mais là, je tombe sur ça, à propos d'un personnage ivoirien qui devine à l'aéroport, parmi tous les Blancs qui descendent de l'avion, lequel est celui qu'il doit accueillir :
"Une intuition fondée que seul l'Homme d'Afrique sait percevoir." suivi un peu plus bas de "Comment avez-vous su [que c'était moi] ? - La transmission du pouvoir de mes ancêtres, certainement." (et c'est dit sans intention de plaisanterie hein, clairement.)
Alors que l'Ivoirien en question est un médecin, et que le propos du livre ne porte absolument pas sur la spiritualité ou quoi que ce soit, c'est vraiment un bon gros cliché gratuit avant de passer complètement à autre chose.

Eh ben franchement, c'est dur. Comme j'ai un contact correct avec l'auteur (et que le sens de la nuance n'a pas vraiment l'air d'être son truc), j'ai décidé de reformuler très discrètement tout ça, histoire de le tordre légèrement et de donner l'impression qu'il rit du cliché au lieu de le reproduire. Mais en faisant ça, je sais que je détourne le texte de son sens véritable, même si l'auteur n'a clairement pas conscience du fait que ce genre de commentaires est une forme de racisme et que donc ce n'est pas comme si je trahissais une opinion claire et assumée, et ça m'embête. Mais je me dis que si l'éditeur (qui n'a aucune opinion clairement affichée hein) n'est pas capable de dire stop (bon en plus en l'occurrence là l'éditeur c'est la femme de l'auteur donc bon :cretin, c'est aussi mon rôle d'essayer d'empêcher que ce genre de cliché stupide soit diffusé.
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