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Décoder Disney - Pixar // Source : Célia Sauvage / éditions les daronnes
Culture

« L’imaginaire Disney cultive tous les clichés hétéronormés de l’amour » : rencontre avec Célia Sauvage 

“Il était une fois”… Un essai dense et passionnant écrit par Célia Sauvage sur l’imaginaire des dessins animés Disney-Pixar. Docteure en études cinématographiques, cette spécialiste des messages cachés derrière les films qui ont façonné nos imaginaires d’enfants a passé au peigne fin 102 long-métrages d’animation sortis de la firme aux grandes oreilles et de sa petite sœur à la lampe bondissante. Rencontre. 

On sort de la lecture de l’essai de Célia Sauvage en portant un regard nouveau sur ces grands classiques de l’animation, minutieusement analysés à travers des perspectives féministe, queer, handi et décoloniales. Comme son sous-titre l’indique – “Désenchanter et réenchanter l’imaginaire”– cet essai fouillé, comprenant de nombreux exemples éclairants, donne aussi une furieuse envie de se (re)découvrir des classiques ou films plus récents, qui abandonnent progressivement leurs aspects les plus problématiques et témoignent d’un renouvellement des récits. On a rencontré Célia Sauvage pour discuter avec elle de son essai, indispensable pour mieux comprendre ce qui se trame derrière ces monuments de la pop culture, regardés par des générations d’enfants à travers le monde. 

Célia Sauvage // Source : ©Gabrielle Malewski
Source : ©Gabrielle Malewski

Madmoizelle. Pour commencer, peux-tu revenir sur la genèse du projet : est-ce que tu avais envie d’écrire sur les œuvres Disney-Pixar depuis longtemps ? Y-a-t-il eu un déclencheur ? 

Célia Sauvage. Je n’ai pas grandi longtemps avec les dessins animés Disney. Je n’accrochais ni aux contes de fées romantiques avec des princesses, ni aux animaux qui chantent. Adolescente, je n’ai pas non plus adhéré à la popularité des Pixar, trop occupée à cultiver ma cinéphile, davantage tournée vers le cinéma d’horreur et le cinéma indépendant américain.

Mes retrouvailles avec Disney-Pixar sont totalement le fruit du hasard. En plein confinement 2020, la plateforme Disney+ est lancée. Je m’ennuie dans mon studio avec ma compagne. Fan des Disney-Pixar, elle passe ses journées devant la plateforme. J’ai fini par l’accompagner dans ses visionnages et j’ai commencé à réfléchir à mon propre rapport à ces films. Pourquoi étais-je si snob et réfractaire ? J’ai aussi compris que leur analyse était une mine d’or socio-culturelle. Il m’a fallu encore un an pour faire le tour de toute la filmographie et un an pour organiser toutes mes notes et me lancer dans l’aventure du livre.

Pour celles et ceux qui en douteraient, peux-tu nous expliquer ce que ces dessins animés ont de politique ? 

On admet aujourd’hui plus facilement que la culture populaire est politique, qu’elle produit des objets qui ne sont pas neutres idéologiquement. Les dessins animés, et particulièrement ceux produits par Disney-Pixar, représentent l’exemple le plus populaire, le plus massivement consommé par un public international. Walt Disney a toujours assumé la dimension pédagogique de ses films : créer des leçons de vie morale pour un jeune public, dans un parcours d’éducation. 

Source : Disney
Source : Disney

Ces films racontent les récits de certains personnages (blancs, hétéros, sans handicap) au détriment d’autres protagonistes (non blancs, LGBT+, handicapés) qui en deviennent invisibles. Les histoires de ces héroïnes et héros véhiculent des normes qu’on apprend à désirer, à reproduire (les stéréotypes de genre, privilèges, mécanismes de domination) tandis qu’on est invité à rire ou à craindre tout ce qui sort des normes (les gros·ses, les méchant·es queer, racisé·es ou avec des corps montrés comme monstrueux), voire à carrément ignorer l’existence de certaines, car leurs histoires ne nous sont tout simplement pas racontées. Tous ces choix de représentations ont un impact sur notre vision du monde, notre rapport aux autres, la construction de nos pensées dans la vie courante hors-écran, ce qui les rend de facto politiques. Les dessins animés nous éduquent autant que nos parents, l’école, nos copains.

La première partie de ton essai décrypte magistralement tous les moyens utilisés dans les Disney-Pixar pour promouvoir une société hétéronormative. Cela passe en particulier par l’utilisation de la romance dans les récits. Quelles sont les croyances romantiques dominantes dans le corpus que tu as étudié ?

L’imaginaire Disney en particulier cultive tous les clichés hétéronormés de l’amour. En premier lieu, les romances sont instinctivement hétérosexuelles et les films n’encouragent jamais le célibat – ce qui explique l’exceptionnalité d’Elsa, la reine des neiges. Lorsqu’on rêve d’une princesse, on rêve d’un prince avant même d’avoir fait la connaissance du moindre homme. Ce qui va de pair avec l’idéalisation romantique : on parle, on chante, on croit dur comme fer à l’amour véritable sans l’avoir jamais expérimenté, ce qui est une performance ! Dans l’imaginaire Disney, l’amour est aussi immédiat, c’est l’amour au premier regard (littéralement), la mise en couple généralement en moins d’une semaine et le mariage dans la foulée (avant la parentalité) pour sceller définitivement le schéma hétéronormé. Pensez à Blanche-Neige, Cendrillon, Aurore, Ariel, Belle, Jasmine et leurs princes. 

Cet amour parfait triomphe aussi de toutes les épreuves, notamment les attaques des méchant·es célibataires queer qui veulent séparer les couples, comme dans La Petite Sirène ou Aladdin. Et dernier cliché qui peine à changer : l’amour unique et éternel, le fameux “They live happily ever after”. Les romances Disney ne connaissent pas les ruptures, les remariages ou les familles recomposées.

Tu t’intéresses ensuite à la représentation LGBTQ+ dans les Disney-Pixar. En utilisant le concept de queer coding, tu effectues une brillante analyse des protagonistes codifiés queer, dans leurs comportements ou leurs physiques. Si tu devais dresser le portrait robot d’un personnage codifié queer dans les films Disney, quel serait-il ? 

Apprendre à repérer le queer coding a été un des plus grands plaisirs des recherches autour du livre. J’espère transmettre cette passion ! Un personnage queer est d’abord presque toujours célibataire, comme Elsa. Dans l’imaginaire Disney-Pixar, ne pas être intéressé par le désir et la romance hétéro est toujours suspect. Cette résistance peut même pousser les personnages à vouloir détruire directement les couples hétéro, leurs enfants, envier leurs privilèges. Le méchant queer Scar, dans Le Roi lion, tue son frère, chef de famille, s’en prend à son fils, Simba, et vole même le trône du patriarche adoré de tou.tes.

Les personnages queer ne respectent pas non plus les stéréotypes de genre hétéronormés. Pour le dire vite, ils inversent les normes. Les hommes sont davantage codés féminins : ils ne sont pas dans l’action ou manque de courage (pensez au Capitaine Crochet qui hurle de peur devant le crocodile), ils portent des robes, du maquillage (comme Jafar). Par stigmatisation homophobe, ils sont aussi souvent attaqués par un humour anal : déculotés, pincés, mordus aux fesses. Les femmes, elles, sont à l’opposé, du côté du masculin : elles sont bossy, autoritaires, possèdent des épaules carrées ou des physiques imposants (comme Cruella ou Ursula), ne possèdent pas de poitrine ou des cheveux courts contrairement aux princesses.

Le queer coding de l’imaginaire Disney-Pixar s’inspire aussi des couleurs historiquement associés aux identités LGBT+ : le violet ou le lavande et le rose. Tous les personnages queer portent des vêtements ou des accessoires (le mouchoir mauve caché dans la manche de Crochet) de ces couleurs, quand ce n’est pas carrément leur peau ! Pensez à Ursula, Yzma ou même à Scar, dont la cicatrice se colore en rose quand il s’énerve.

La série animée Disney, “The Owl House” a marqué l’histoire en étant la première œuvre estampillée Disney, centrée sur un personnage LGBTQ+. On a un temps aussi parlé d’un spin-off de La Belle et la Bête avec Le Fou, qui aurait été explicitement gay, mais il a été abandonné. La Reine des neiges n’est pas non plus explicite… Penses-tu qu’on verra bientôt un classique Disney avec des personnages LGBTQ+ out et positifs ? 

Les rares personnages « out » dans les productions récentes ont été plutôt malmenés. En 2022, Pixar a été sommé de supprimer les scènes d’un couple de femmes fiancées et mère d’un garçon dans Buzz L’éclair, avant de les réintégrer. La même année, Ethan, le jeune adolescent dans Avalonia, l’étrange voyage, verbalise son désir pour un autre garçon sans jamais se dire homosexuel. La promotion du film passe à la trappe dès la première polémique autour du personnage et le film finit sur Disney +… 

La Reine des Neiges // Source : Disney
La Reine des Neiges // Source : Disney

Je pense qu’il faudra encore attendre pour voir un vrai personnage central et assumé, surtout à cause des vieux actionnaires réac de la Walt Disney Company et non des équipes créatives, davantage queer et LGBT friendly. Depuis quelques jours, il y a une rumeur qui circule sur la possibilité qu’Elsa ait enfin une chérie (voire une épouse) dans La Reine des neiges 3. On ne mesure pas la révolution que ce serait ! Affaire à suivre…

Dans ton essai, tu analyses aussi le traitement discriminant réservé aux protagonistes en situation de handicap et à ceux dont les corps divergent de la norme dominante. Quel tropes les concernant ne supportes-tu plus de voir ? 

Étant moi-même concernée par le handicap, intimement et de par mon entourage, le visionnage de certains films était particulièrement dur. C’est l’obsession pour des corps excessivement monstrueux, comme Quasimodo et surtout tous les méchant.es handis, qui m’a le plus dérangée. Ces corps sont représentés comme, au choix, moches et non désirables, ou terrifiants et signaux d’une âme tout aussi horrifique. Les corps hors des normes parfaites sont aussi suspects que les corps queer. 

Historiquement, l’imaginaire Disney-Pixar a presque systématiquement ridiculisé ou infantilisé les personnages avec un trouble cognitif, mental (Simplet, Dumbo, Dingo) ou montrer les méchant.es comme des dangereux fous (Cruella finit à l’asile…). Les films récents ont largement corrigé le tir contre cette psychophobie. C’est une des évolutions qui me ravit le plus. Les questions de santé mentale deviennent centrales depuis La Reine des neiges et Vice-versa, jusqu’aux productions récentes comme Les Nouveaux héros, Ralph 2.0, Encanto ou Alerte rouge. On évoque désormais sans détour l’anxiété, la dépression, les traumatismes, notamment chez les personnages non blancs, queer et souvent les filles ou les femmes. 

Source : Disney
Source : Disney

L’humour grossophobe reste encore trop présent à mon à goût ainsi que l’hégémonie problématique des corps caricaturaux trop musclés pour les hommes ou trop minces pour les femmes. Normaliser des corps plus divers et aborder les troubles du comportement alimentaire sont des enjeux importants pour les productions à venir.

Ton essai s’attarde également sur les représentations de la classe et de la race dans les Disney-Pixar. Entre fétichisation et animalisation, on comprend que l’on revient de loin ! Peux-tu nous éclairer sur le concept de “colonial gaze” ? 

Dans l’imaginaire occidental, le regard par défaut, présenté à tort comme universel, est un regard blanc qui différencie, stigmatise ou fétichise ce qui est désigné comme l’altérité raciale. Tout ce qui n’est pas blanc est désigné comme autre, différent et pour le dire vite, est coloré, c’est-à-dire racisé. Dans l’imaginaire Disney-Pixar, les personnages racisés  possèdent un corps distinctement différent de celui des héroïnes et héros : un nez proéminent rappelant un codage juif (tous les méchant.es), une peau plus foncée (Scar, Jafar), des comportements moins vertueux pour ne pas dire criminel, et moins de privilèges de classe. 

L’articulation race et classe sociale est symptomatique d’un regard blanc : Tiana, première princesse noire en 2009 dans La Princesse et la grenouille, est aussi la seule qui doit travailler dur, multiplier les jobs. L’influence d’un regard néo-colonial dans les films, c’est aussi la présence de sauveurs blancs qui acceptent de se mettre en danger (et donc de perdre leurs privilèges) pour défendre des peuples minorés, en péril : John Smith sauve Pocahontas du racisme, tout comme Phoebus sauve la « gitane » Esmeralda de Frollo, terrible juge xénophobe animé par une volonté d’épuration ethnique. 

Source : Disney
Source : Disney

Appeler à un regard post-colonial, c’est inventer d’autres récits, d’autres représentations décentrées du retard blanc, impérialiste. Ce qui passe par remplacer les équipes artistiques par des réalisateur·ices et scénaristes pas blanc·hes, d’héritage non états-unien, ce qu’ont parfaitement réussi des films comme Raya et le dernier dragon, Encanto, Alerte Rouge ou Élémentaire. Ce nouveau regard assume aussi les traumatismes historiques et transmis de générations en générations sur les peuples victimes des violences raciales et coloniales. Dans Encanto, la famille colombienne se reconstruit une maison hermétique à tout trauma. Dans Alerte rouge, Mei Mei, la jeune adolescente asio-canadienne, comprend qu’elle se transforme en panda roux comme les femmes de sa famille avant elle, suite à un trauma bien gardé depuis des centaines d’années.

Tu écris : “Critiquer un film Disney-Pixar, c’est critiquer une partie de soi, une partie de nous.”. C’est tellement vrai ! Quels ont été les premiers retours suite à la sortie de ton livre ? Le fandom Disney peut se montrer particulièrement rétif à toute critique, tout comme le grand public… 

Pour le moment, j’ai davantage rencontré des fans très ouverts à la déconstruction et à la reconstruction d’un nouveau regard. Comme je n’ai jamais eu pour projet de déconstruire au point de dégoûter de l’imaginaire, la logique de réenchantement est ce qui ressort le plus des rencontres. Les gens retrouvent un équilibre pour à la fois reconnaître ce qui est problématique chez Disney-Pixar, découvrir d’autres façons de voir les films anciens, et surtout de retrouver l’envie de voir les récents. Je rencontre beaucoup de lecteur·ices qui s’étaient détourné·es des dernières sorties et qui retrouvent cette envie, notamment les jeunes parents. Si la sortie de livre prend de l’ampleur, j’espère pouvoir me confronter à des fans plus réticent·es ou moins convaincu·es par la démarche. A bon entendeur !

Est-ce qu’on peut encore montrer des classiques Disney aux petites filles et aux petits garçons, sans risquer d’élever une nouvelle génération sexiste et hétéronormative ?  

Pour une interview sur France Inter, on m’a posé la question : alors Disney, bon ou mauvais exemple ? Je préfère déplacer le problème. Les films Disney-Pixar sont de fabuleux tremplins de discussion et donc d’apprentissage, d’éducation pour les enfants et même les adolescent·es. Ce sont des films divertissants, magiques, pas des produits d’adultes ou de profs ringards. Donc, même si les représentations sont problématiques, il y a matière à débattre et à réfléchir avec des jeunes : que penser des baisers non consentis sur les princesses endormies, des méchant·es pas fans des romances hétéro, des corps monstrueux, des handis impuissant·es et idiot·es ? 

Les parents doivent accompagner leurs enfants devant les images, apprendre à décoder les normes et les stéréotypes qu’ils véhiculent et leur impact sur nos vies quotidiennes. A défaut de pouvoir échapper réellement à l’imaginaire Disney-Pixar, on doit aussi réfléchir au choix des films qu’on valorise ou non : comment je fais pour que mon enfant se sente concerné par Lilo et Stitch, le duo neurodivergent, Luca, le duo de garçons sirènes queer, ou encore Élémentaire et le duo flamme et flaque d’eau qui dissimule des rapports de classe et de race opposé ? C’est aussi une démarche engagée qu’il faut encourager.

Décoder Disney-Pixar : Désenchanter et réenchanter l’imaginaire, de Célia Sauvage, Les Daronnes, 316 pages, 25€ 


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