Article publié le 8 mars 2021
Pour Roxane, ça a été comme la « pilule rouge » dans Matrix :
« Des meufs m’ont sensibilisée au féminisme et après ça, je ne pouvais plus m’empêcher de voir tout ce qui n’allait pas et que je subissais dans le régime hétérosexuel. »
C’est par ces mots qu’elle explique comment, après « 15 ans d’hétérosexualité », elle est devenue lesbienne politique et ne l’a jamais regretté.
Un choix intrinsèquement lié à ses convictions et à ses rencontres féministes :
« En voyant ces femmes autonomes, libres, combattantes, heureuses et brillantes, l’hétérosexualité me paraissait d’un coup le pire des choix. Ça aurait été irrationnel et même masochiste de continuer. »
Une théorie radicale venue des années 1970
Elle n’est pas la seule à avoir embrassé le lesbianisme politique, cette idée qu’il faut, dans l’optique de combattre le patriarcat et ses oppressions, refuser les relations avec les hommes et s’extraire de l’hétérosexualité. Aurore Turbiau, doctorante en littérature, rappelle :
« C’est un mouvement théorique féministe lié aux années 70. Ce n’est pas juste une histoire de sexualité, c’est vraiment faire de la politique et de la théorie à partir de vécus, qui sont pour certains des vécus lesbiens. »
Pas question donc de dire qu’être lesbienne conduit forcément à être féministe. Ça ne fonctionne pas comme ça.
Aurore Turbiau cite notamment la féministe américaine Ti-Grace Atkinson, dont la célèbre phrase « Le féminisme est la théorie, le lesbianisme est la pratique » n’a rien perdu de son potentiel subversif.
« Ti-Grace Atkinson s’en prenait elle-même aux lesbiennes en leur disant “je suis plus lesbienne que vous !”, donc elle s’oppose à cette idée qu’avoir des relations amoureuses ou sexuelles avec des femmes ferait de vous une super féministe. Ça a pu être violent, autant pour les hétéros, culpabilisées, que pour les lesbiennes, dont le vécu était effacé et négligé d’une certaine manière. »
Pour Aurore Turbiau, le lesbianisme politique est avant tout « une affaire de stratégie ».
« Dans “Odyssée d’une amazone”, Ti-Grace Atkinson réfléchit à comment, stratégiquement, on prend le pouvoir, comment on détruit l’hétéropatriarcat. Et les lesbiennes ont une position stratégique très particulière dans ce combat. »
Ces théories, bien qu’ancrées dans le contexte des années 1970, continuent de se diffuser et de nourrir les féministes d’aujourd’hui. C’est à force d’échanger avec ses amies et avec sa copine qu’Hélène, 22 ans, a compris qu’être lesbienne n’était pas juste une composante de sa vie personnelle :
« C’est bien plus que ça en fait ! C’est s’affranchir du patriarcat dans toutes les sphères de la vie, publique comme personnelle ! Ça m’a renforcé dans mon féminisme ! Être lesbienne politique, c’est prouver qu’on n’a pas besoin des hommes, nulle part, qu’une vie sans eux est possible. »
La militante trans et féministe Jill-Maud Royer voit elle aussi un enjeu qui dépasse la sexualité :
« Le lesbianisme politique, c’est se passer des hommes dans la sphère privée, voire politique, dans le travail. Pour plein de femmes trans, il y a dans la transition quelque chose de cet ordre, de vouloir dans certaines sphères ne plus avoir affaire aux hommes, ne plus être perçue comme un homme soi-même. Je me reconnais dans cette idée-là. »
Impossible de parler du lesbianisme politique sans évoquer le nom de Monique Wittig. Militante au MLF, autrice de la Pensée straight et des Guerrillères, c’est elle qui a théorisé le lesbianisme politique et l’a incarné. On lui doit la fameuse phrase « les lesbiennes ne sont pas des femmes ».
Énigmatique au premier abord, elle résume de façon provocatrice le statut à part des lesbiennes, le fait qu’en n’étant pas disponibles pour les hommes, qu’en refusant le couple hétérosexuel, elles échappent à la catégorie sociale des femmes.
Une façon de se libérer de la contrainte à l’hétérosexualité
Des années après Monique Wittig, d’autres féministes ont exprimé leur rejet de l’hétérosexualité comme l’autrice Virginie Despentes en affirmant que devenir lesbienne lui a « retiré 40 kilos d’un coup ». Dans cette phrase, il y a cette idée que l’on porte un fardeau quand on est une femme hétérosexuelle. Et surtout qu’on peut décider de le poser et de poursuivre son chemin, en étant plus légère, plus libre.
« Il y a évidemment des choses qui sont plus lourdes », tient à souligner Mélanie Vogel, conseillère politique et membre de la direction du Parti Vert Européen et désormais élue au Sénat depuis septembre 2021.
« On subit la lesbophobie, on a moins de droits, on est sous-représentées partout, notre parole publique est sans cesse invisibilisée. Mais on est aussi épargnées d’une part conséquente de la domination masculine et donc d’un verrou à nos libertés. Ma compagne ne se dédouane pas des tâches ménagères, ne me fait pas de remarques sur ma tenue, n’attend pas de moi des sacrifices professionnels, je ne porte pas toute la charge mentale…
Bref, nous n’avons pas de structure de domination sexiste dans notre couple et je n’en ai jamais eu non plus en-dehors du couple. Cela nous place en-dehors d’une quantité de contraintes qui pèsent sur les femmes qui vivent dans l’hétérosexualité. »
Une parole qui fait écho à celle d’Alice Coffin lorsqu’elle affirmait dans une émission en 2018 :
« Moi, en tant que femme, ne pas avoir un mari, ça m’expose plutôt à ne pas être violée, ne pas être tuée, ne pas être tabassée. Et cela évite que mes enfants le soient aussi. »
Les lesbiennes VS les hétéros ?
Aurore Turbiau relève un paradoxe historique sur la présence des lesbiennes et leur implication dans le mouvement féministe :
« Quand on lit les textes des années 1970 en France et au Québec, il y a pas mal de féministes qui disent qu’au début du mouvement, elles n’ont pas osé s’affirmer en tant que lesbiennes. Elles voyaient les hétéros confrontées à des problèmes très concrets de vie conjugale, de tâches ménagères, d’éducation des enfants, de vie sexuelle.
En tant que lesbiennes, elles se disaient “moi je n’ai pas ces problèmes-là, donc je ne suis pas la priorité, je ne vais pas la ramener avec mon lesbianisme”. Les lesbiennes se sont dit qu’elles allaient laisser les hétéros tranquilles, qu’elles avaient trop à faire. Et puis finalement cela s’est retourné contre elles. »
Voyant qu’elles ne pourront pas porter leurs combats, leurs intérêts et leurs spécificités, les militantes lesbiennes — dont Monique Wittig, mais aussi Christine Delphy ou encore Marie-Jo Bonnet — se sont éloignées du MLF et ont fondé les Gouines Rouges.
Casser l’idée que l’hétérosexualité va de soi
Lickie McGuire, qui officie chez Friction Magazine, se consacre justement à l’écriture d’un livre sur le lesbianisme politique. Pour elle, il est évident qu’être lesbienne ouvre des perspectives d’un point de vue personnel et intime, mais permet aussi de repenser les normes dans lesquelles nous évoluons toutes :
« Tout devient clair lorsque l’on voit au travers de ces “lunettes” lesbiennes. Le patriarcat, le capitalisme, les différents impérialismes blancs, tout cela s’ancre dans une naturalisation de l’hétérosexualité et c’est pour ça que je pense qu’il est nécessaire de s’écarter des discours “born this way” pour parler de sexualité ! »
Envisager l’hétérosexualité comme un régime de domination des hommes sur les femmes, mais surtout considérer que l’on peut devenir lesbienne, cela entre en contradiction avec l’idée très ancrée aujourd’hui que l’orientation sexuelle ne se décide pas, que l’on naît hétéro, bie, homo.
C’est d’ailleurs l’argument utilisé pour dénoncer les thérapies de conversion, ces traitements utilisés pour contraindre des personnes LGBTI+ à regagner le droit chemin. Mais dans une perspective féministe, il devient légitime de questionner l’hétérosexualité, de dire qu’elle ne va pas de soi et de cesser de la voir comme naturelle, pour la voir enfin comme une norme sociale.
C’était justement l’idée de départ du festival parisien Sortir de l’hétérosexualité à l’automne 2019, qui proposait un ensemble d’ateliers et de conférences pour questionner les mécanismes de domination et d’oppression. Car, face aux prises de paroles de plus en plus nombreuses pour dénoncer les violences sexistes et sexuelles et les inégalités, qu’elles se produisent dans le milieu professionnel comme dans l’intimité du couple, des femmes hétérosexuelles elles-mêmes interrogent leur soumission au système hétéropatriarcal.
Comment s’engager dans une relation de couple hétérosexuel sans sacrifier ses convictions féministes ? Pourquoi continuer à s’aliéner ? À quoi bon persister à se coltiner le travail non rémunéré de déconstruction et de désapprentissage des stéréotypes sexistes, de la charge mentale et sexuelle de son conjoint, surtout si l’on n’a même pas l’assurance d’un résultat satisfaisant ?
Un outil pour repenser nos vies
Indispensable outil pour continuer à remettre en cause le patriarcat, le lesbianisme politique nous concerne bien toutes. « C’est important de réaliser que l’hétérosexualité n’est pas la seule manière de vivre et d’organiser sa vie », estime Jill-Maud Royer.
« On le dit depuis longtemps : le privé est politique. On peut se passer des hommes, ça ouvre des perspectives d’émancipation énormes. Du fait de l’inégal partage des tâches, de la pression à avoir des enfants, simplement ne pas être en couple avec un homme quand on est une femme hétéro, c’est déjà du lesbianisme politique. »
L’héritage des féministes lesbiennes des années 1970 n’a pas perdu de sa force radicale et peut toujours aujourd’hui éclairer les jeunes générations féministes dans leur combat.
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Crédit photo : Pavel Danilyuk via Pexels
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Les Commentaires
Pousser les bi/pan qui ne se jettent pas systématiquement dans les bras des mecs cis à ne plus revendiquer leur orientation pour la remplacer par le terme fancy "lesbienne politique", ça craint.