Vous êtes sur Instagram ? Alors vous avez sûrement déjà croisé l’un des mèmes de @Couturfu — anciennement nommé @VogueTurfu, jusqu’à ce que le vrai magazine Vogue lui impose de changer de nom.
Suivi par plus de 170.000 personnes, ce compte détourne au quotidien des images de mode prestigieuses, tournant en ridicule l’industrie du luxe peu connue pour faire preuve d’autodérision. C’est ce qui rend l’humour mordant de @Couturfu si rafraîchissant, même s’il croque la mode avec tendresse, au final.
La personne qui tient ce profil anonymement complète désormais son portrait de l’industrie dans un livre paru le 23 septembre 2021 aux éditions Gründ : Quand le stagiaire demande si Christian Dior vient au défilé.
Il ne s’agit pas du tout d’un recueil de mèmes, mais d’interviews permettant de mieux comprendre ce secteur grâce aux analyses ultra accessibles de personnalités clés, et pourtant peu connues du grand public, comme le directeur des réseaux sociaux et de l’e-reputation chez Dior, ou un chasseur de têtes qui s’occupe de proposer les bons profils à la direction artistique de grandes maisons, par exemple.
Entrecoupé de jeux et de tests aussi absurdes qu’hilarants, cet ouvrage s’adresse donc aussi bien aux néophytes qu’aux fans de mode, et aide à saisir cette industrie milliardaire, au-delà des paillettes trompeuses et des caricatures monstrueuses — tout en se poilant !
Cependant, puisqu’il est publié par un compte Instagram anonyme, cet ouvrage ne permet pas d’en apprendre davantage sur la personne qui en est l’autrice. Alors je l’ai interviewée en la faisant rebondir sur des citations majeures de son livre, afin de tenter de dresser le portrait en creux de @Couturfu.
Interview de @Couturfu, le compte anonyme de mèmes sur la mode
Madmoizelle : Peux-tu te présenter ?
@Couturfu : Stagiaire dans l’âme et pour l’éternité, j’ai lancé le compte @couturfu en 2019 afin de désacraliser les images de mode, en les ancrant dans un quotidien archi relatable. Ce qui partait d’une démarche très personnelle et un peu cathartique sur les bords m’a totalement échappé et je réalise chaque matin que le struggle is real pour tout le monde.
J’ai choisi de garder l’anonymat car il me libère et ôte le dernier filtre que l’on s’impose encore lorsque l’on fait soi-même partie de cette industrie. À l’abri sous ma capeline, je ne doute plus, je fonce.
Comment as-tu eu l’idée de décliner ton compte Instagram de mèmes parodiques sur la mode en ce livre qui décrypte l’industrie de façon accessible et hilarante — soit un « projet aussi fou qu’une chapka mi-juillet », comme tu l’écris toi-même ?
L’idée de faire le chemin à l’envers m’amusait profondément, celle de faire revenir une génération soi-disant dématérialisée à l’objet papier et analogique. C’est pourquoi j’ai souhaité ce livre à l’image de tout ce que le compte n’est pas.
Il ne contient donc presque pas de photographies, au profit des dessins gribouillés d’Artus de Lavilléon et des mots. La seule filiation avec Instagram est le ton, très direct et franchouillard (un adjectif revendiqué), ainsi qu’un rubriquage qui rappelle celui des magazines, dont je continue de raffoler.
Ton anonymat illustre peut-être aussi la difficulté de critiquer la mode en son nom propre : est-ce possible de questionner cette industrie de l’intérieur sans risquer sa carrière ?
On ne mord pas la main qui nous nourrit. Dans ce milieu, on est en effet tour à tour juge et parti. Les rapports de force sont perpétuellement bousculés : les maisons deviennent des annonceurs tandis que les rédactrices se muent en consultantes. C’est une relation extrêmement ambivalente et qui peut fondamentalement faire perdre la tête.
Et lorsque l’on critique enfin la mode, on ne s’attaque bien souvent qu’aux petits travers du métier. Je pense au snobisme, à la déconnexion de la réalité… des péchés « mignons ». Mais jamais à l’entre-soi ni au manque de diversité ou de parité.
Cela reste un work in progress.
Parmi les personnes que tu interviewes dans ton livre, Olivier Rousteing, directeur artistique de la maison Balmain, te raconte notamment : « Une telle prise de tête pour la hauteur d’un talon, ça peut déconcerter ». À ton avis, pourquoi les gens de la mode se prennent-ils tant au sérieux ?
La mode représente de toute évidence une part substantielle de l’économie française, surpassant en chiffre d’affaires les secteurs automobile et aéronautique réunis (Bruno Le Maire nous follow, on reçoit tous les chiffres). Le groupe LVMH emploie à lui seul 150.000 collaborateurs à travers le monde.
Les enjeux sont forcément considérables pour les marques et on a du mal à saisir l’impact que peut avoir une seule collection jugée ratée. En toute logique, les directeurs et directrices artistiques, ou DA, sont excessivement sollicités tout au long de la vie du vêtement (de son inception à sa promotion). Quand tout revêt une importance quasi-vitale, cela laisse forcément des traces sur la santé mentale.
J’ai néanmoins le sentiment que c’est une souffrance qui définit le système et avec laquelle on compose. Voyez la série documentaire de Loïc Prigent, Le Jour d’avant : chaque épisode est marqué par les cris, les larmes, les nuits blanches… et tout le monde a l’air d’adorer ça !
Tu interviewes aussi le photographe et réalisateur Thibault-Théodore qui remarque : « Certains artistes intègrent très bien l’humour dans leur travail, comme David LaChapelle ou Pierre et Gilles » (des photographes, ndlr). Pourquoi l’humour est si rarement mis en avant dans cette industrie ? Est-il vraiment incompatible avec la notion de luxe ?
Pourquoi les mannequins ne sourient jamais ? Sourire, c’est être empathique et accessible, soit deux valeurs à l’opposé de tout ce que véhicule la mode, qui se veut aspirationnelle et désirable.
Cette austérité, pour moi apparente, constitue une sorte de mécanisme de défense. La mode est si souvent — et injustement — attaquée, cataloguée comme superficielle et futile, qu’elle n’a pas d’autre choix que de se prendre au sérieux.
Or, il me semble qu’en 2021, la définition du luxe devient incompatible avec froideur et entre-soi. Enfin !
« C’est comme si ta personnalité devait correspondre au prix de tes vêtements. J’espère être plus abordable qu’une robe à 30.000 euros, sinon c’est la cata ! », explique aussi Olivier Rousteing, le DA de Balmain. L’ère du directeur artistique qui cherche à paraître le plus inaccessible possible est-elle révolue selon toi ?
La mode et le luxe auront selon moi toujours besoin de se construire sur un système pyramidal. Il en va de la force d’un geste créatif et de la cohérence d’un propos à 360°.
Cela étant, être au sommet ne signifie plus être inatteignable, bien au contraire. Ce qui change la donne aujourd’hui est ce besoin de réciprocité, de transparence et de sincérité.
Les informations et les influences circulent désormais dans les deux sens. Cette nouvelle dynamique est fondamentalement conditionnée par la posture du directeur artistique. C’est une réelle opportunité, celle de construire des récits, de raconter des parcours atypiques.
On ne regarde plus la mode par le trou de la serrure, on entre désormais dans les maisons par la grande porte.
« Si beaucoup se prennent très au sérieux, je pense que c’est une carapace pour évoluer dans un milieu extrêmement difficile, où un grand nombre galère », constate le photographe Thibault-Théodore. Comment expliques-tu que les travailleurs de cette industrie fassent tant d’efforts pour masquer combien cela peut être galère financièrement ?
Cela témoigne d’un autre grand paradoxe, caractéristique de cette industrie.
On encense en effet les profils atypiques, les DA qui n’ont pas fait d’études et autres self-made men (quid de leurs équivalents féminins ?)… alors que les modes d’accès aux métiers de la mode sont toujours aussi opaques en eux-mêmes, dans un microcosme où le réseau demeure le meilleur des CV.
Aussi, il faut en finir avec la culture du « on fait du beau, alors on peut tolérer d’être moins bien payé » — ou pire, moins considéré.
« On a enfin l’impression que les lignes bougent, que la toxicité environnementale et mentale de la mode est en train d’évoluer », t’explique Loïc Prigent, grand journaliste mode français. Es-tu d’accord avec ce constat ?
Absolument, et il était plus que temps.
La mode est belle quand elle a l’élégance de regarder vers l’extérieur. Elle avait jusqu’ici tendance à perdre son sens des responsabilités sociales, politiques et écologiques. Cette industrie et ses gens ont la visibilité et les moyens de laisser durablement une marque au-delà du vêtement.
« On a parfois l’impression que le styliste a confondu le podium avec un divan [de psy] », résume aussi Loïc Prigent. Trouves-tu une beauté particulière dans les collections les plus intimes, voire autobiographiques ?
Je reste en effet convaincue que la mode doit surmonter la fonction et rester émotionnelle, presque viscérale. Je continue de croire sincèrement à la nécessité d’une créatrice ou d’un créateur en tant que point de départ.
« Les maisons ont compris que les processus de création et de fabrication participent à la construction du rêve », décrypte Gary Pinagot, directeur des réseaux sociaux et de l’e-reputation chez Dior. Penses-tu que le culte du secret et de l’exclusivité soit en perte de vitesse dans la mode ?
D’un point de vue spectateur/consommateur, je dirais que l’accès à la mode et aux images de mode n’est plus réservé à une élite de rédactrices choucroutées. L’ère des défilés où les appareils photo étaient interdits est révolue de puis 20 ans, ce qui coïncide avec l’arrivée d’une nouvelle génération jeune, avertie et pointue.
Le sens critique n’est heureusement plus le seul territoire de la presse et des acheteurs. L’accès immédiat (et libre) aux collections grâce à Instagram ou à des sites comme Vogue Runway (où se trouvent les images de la plupart des défilés) donne naissance à une pluralité de points de vue aussi valides que les voix « officielles » et institutionnelles.
Je pense particulièrement au phénomène HF Twitter (High Fashion Twitter, une communauté de jeunes passionnés de mode et très critiques) qui apporte énormément de pierres à la conversation globale autour de la mode de son rôle et de ses responsabilités.
« Le mème est en train de devenir une nouvelle forme d’expression et par extension d’art », pense le photographe de mode Thibault-Théodore. À quoi tient la puissance évocatrice du mème selon toi ? Et quel est le secret d’un mème réussi ?
Le mème est par définition universel dans ce qu’il a de hautement relatable : il parle à (presque) tout le monde, aussi éphémère soit-il. Cette durée de vie et de pertinence très raccourcie le lie d’ailleurs aux cycles de la mode.
Un mème @couturfu est réussi quand il fait craquer le vernis, quand il parvient à faire oublier la superficialité et parfois l’absurdité de l’image détournée.
Pourquoi l’autodérision ne se démodera-t-elle jamais, selon toi ?
Rire de soi (et avec les autres) reste la meilleure façon de relativiser, de se dire que rien n’a d’importance, que rien ni personne n’est parfait et qu’on fera mieux la saison prochaine.
Enfin, toi qui ponctues notamment ton livre de pages d’alternatives absurdes, tu préfères : recommencer ton parcours dans l’industrie de la mode en repartant du rang de stagiaire ou changer de milieu et de carrière ?
Les stagiaires sont les authentiques héros et héroïnes de cette industrie, les fondations d’un système aussi codé que rodé. Si c’était à refaire, je postulerais à chacun de mes 457 stages (tant que j’ai accès aux ventes privées).
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Crédit photo de Une : Couverture du livre Quand le stagiaire demande si Christian Dior vient au défilé, de @Couturfu, aux éditions Gründ.
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