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Société

Les « bonnes à tout faire » au Liban, ou l’esclavage moderne autorisé – Témoignage

Nombre des « bonnes à tout faire » au Liban sont exploitées par leurs employeurs, qui y sont relativement autorisées par la loi. Esther a rencontré l’une d’entre elles à Beyrouth.

Esther est partie recueillir les témoignages des jeunes femmes de plusieurs pays, à travers le monde, avec une attention particulière portée aux droits sexuels et reproductifs : liberté sexuelle, contraception, avortement.

Elle a déjà rendu compte de ses rencontres avec des sénégalaises et sa deuxième étape l’a menée au Liban ! Elle y a réalisé interviews, portraits, reportages, publiés au fil des jours sur madmoiZelle.

Pour retrouver le sommaire de tous les articles et la genèse du projet, n’hésite pas à jeter un œil au sommaire de présentation : madmoiZelle en reportage au Liban !

Tu peux aussi suivre au jour le jour ses pérégrinations sur les comptes Instagram @madmoizelledotcom et @meunieresther, avant de les retrouver ici bientôt !

Samedi 29 mars 2018. Il commence à pleuvoir et devant un immeuble au nord de Beyrouth, de plus en plus de personnes se réunissent. Certaines ont amené des pancartes, des feutres, d’autres arborent des bandages aux pieds : toutes sont venues manifester en soutien à Lensa, une employée domestique immigrée.

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Des manifestants au début du rassemblement, à Beyrouth. © Esther Meunier

Cette jeune femme, maltraitée par ses employeurs, a tenté de fuir leur domicile quelques jours auparavant en sautant du balcon, au 2ème étage. Elle s’est cassée les deux jambes. Après un passage à l’hôpital, elle a été renvoyée chez eux.

Comment est-ce possible ? Éloignons nous un peu des manifestants, qui s’égosillent aux cris de « non à la violence », pour comprendre.

Le Kafala System, un système permettant « l’esclavage moderne »

Au Liban, comme dans beaucoup d’autres pays, il existe ce que l’on appelle le régime de la Kafala. Lara Chikhani, qui travaille au Migrant Community Center, explique son fonctionnement :

« Le travail domestique – qui recouvre tous types de tâches au sein du foyer de l’employeur, ménage, baby-sitting, gardiennage, entretien et conduite des véhicules, etc. – n’est pas couvert par le droit du travail au Liban.

C’est la Sûreté Générale [ndlr : équivalent du ministère de l’intérieur] qui s’en charge au titre du système de sponsors.

Pour qu’un travailleur domestique immigré puisse venir au Liban, il lui faut un sponsor, le kafil, qui devient son unique responsable et unique référence au sein du pays. Parfois, l’employé est en lien avec des agences privées pendant les premiers mois, mais au bout d’une période définie son employeur peut devenir sa seule relation. »

Ce dernier doit payer chaque année le permis de résidence et le permis de travail de son employé·e – et en théorie son assurance maladie, mais beaucoup ne le font pas.

L’employé·e n’a pas le droit de quitter son travail ou le pays sans l’autorisation de ce dernier. Si jamais c’est le cas, l’employeur peut simplement appeler la police pour le signaler, et dès le permis de résidence expiré, l’employé·e se retrouve en situation d’illégalité.

Les housemaids, traitées comme des « moins que rien »

Malgré cela, les cas de « fuites » sont légion et découlent du cercle vicieux créé par le système.

Selon Lara Chikhani, l’employeur débourse une somme et considère souvent « acquérir » le travailleur ou la travailleuse, la percevant dès lors comme leur propriété, une personne achevant les basses tâches qui ne méritent pas de considération. Ce sentiment est renforcé par le racisme ambiant.

« Bonnes d’origine philippine, éthiopienne, ghanéenne » : le racisme illustré par un panneau que j’ai filmé devant une agence.

Ils se permettent de mauvais traitement, qui peuvent conduire l’employé à vouloir fuir. Pour prévenir cela, perçu comme la perte d’un investissement, les employeurs resserrent encore davantage l’étau sur l’employé·e en confisquant par exemple son passeport.

C’est ce qui est arrivé à Rahel, dont j’ai fait la connaissance au moment de la manifestation. Quelques jours plus tard, je la retrouve chez elle – ou plutôt chez son employeur :

« Je suis éthiopienne. Je suis arrivée il y 17 ans au Liban, j’avais 19 ans.

J’ai décidé de venir parce que mon père avait perdu son travail, ma mère ne travaillait pas, on était 9 enfants et on n’avait pas de quoi survivre.

Quand j’ai fini mon année de terminale, je n’ai même pas attendu mon résultat : je suis venue ici. J’avais déjà eu des petits jobs de comédienne mais ce n’était pas suffisant.

Quand je suis arrivée, je ne savais même pas comment faire le ménage, comment cuisiner. Je ne parlais pas le français alors que c’était la langue de mon kafil.

Je n’était pas bien nourrie, ils ne me donnaient pas grand chose, je mangeais parfois simplement du pain avec du zaat’ar : au bout de trois mois je n’en pouvais plus. »

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Rahel, dans sa chambre chez son employeur. © Esther Meunier

Elle profite de la période de probation de quelques mois (3 mois à l’époque, 6 désormais) pour se rétracter. Elle est ensuite « placée » chez un nouvel employeur par l’agence qui l’a fait venir, avec qui elle restera 6 ans.

« Pendant les quatre premières années, elle m’avait confisqué mon passeport. Je n’ai pas pu rendre visite à ma famille une seule fois. »

Si la situation est moins pénible qu’avec son premier kafil, au bout de 6 ans, Rahel craque :

«  Elle me traitait comme un chien dès qu’on sortait.

À la fin, il y a eu treize jours qui ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase : je devais l’accompagner en voyage mais je dormais sur le sol de sa chambre d’hôtel, elle mangeait au restaurant sans me donner quoi que ce soit.

Après ça, j’ai décidé de partir. »

Créer une solidarité entre travailleuses domestiques n’est pas chose aisée

Depuis, Rahel a retrouvé un nouvel employeur avec qui cela se passe beaucoup mieux, car bien sûr tous les employeurs ne sont pas abusifs.

Elle a trouvé la force de monter un réseau d’entraide : plusieurs groupes WhatsApp qui recouvrent différentes zones géographiques de Beyrouth et ont chacun un responsable, qui fait remonter vers elle les problèmes rencontrés.

« Chaque membre contribue financièrement à hauteur de 5 à 10 euros par mois, comme ça lorsque quelqu’un a besoin d’aide, on peut trouver des solutions collectivement. »

Les situations rencontrées sont diverses et variées, le panel des abus recouvre par exemple l’absence totale de jours de congés, la maltraitance psychologique et physique, l’absence de vie privée/d’intimité, le non paiement des salaires qui sont parfois aussi bas que 150 euros par mois, et varient selon l’origine des travailleuses.

« J’ai au moins 3 à 4 cas signalés par semaine, mais c’est difficile de joindre tout le monde : je sais qu’on est au moins 4 dans l’immeuble mais je suis seulement en contact avec une autre employée de maison.

Une deuxième n’a pas le droit de sortir ou quoi que ce soit, ça lui est arrivé de me jeter des lettres pour communiquer. »

Lara Chikhani a des chiffres plus dramatiques encore :

« En moyenne, un à deux employé·es domestiques sont retrouvées mort·es chaque semaine, pour cause de suicide ou de violences. »

Rendre l’esclavage illégal, un long combat

Son activisme n’est cependant pas sans conséquences pour Rahel : on lui a déconseillé de retourner rendre visite à sa famille.

« Je n’ai pas le droit de retourner en Éthiopie parce que je suis blacklistée : je parle trop aux journalistes apparemment. »

Elle fait référence à ses échanges avec son ambassadrice, qui s’est montrée méprisante alors que Rahel essayait de faire remonter le cas de l’une de ses compatriotes décédées.

« J’ai parlé aux journaux de l’opposition, ils n’ont pas aimé. »

À défaut, elle se contente des bonnes relations avec son employeur actuel, un homme seul pour qui elle fait le ménage et la cuisine.

En attendant, peut-être que le système de la Kafala soit aboli comme le réclament de nombreuses associations de défense des droits humains depuis des années.


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Les Commentaires

5
Avatar de Alicia89
10 mai 2018 à 22h05
Alicia89
@ BulleColoree Ça me désole, je suis très triste pour cette femme, je ne vois pas quoi dire d'autre ...
6
Voir les 5 commentaires

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