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Benjamine Weill // Source : Michael Bunel
Musique

Benjamine Weill : « le rap est un objet intersectionnel par excellence »

Dans son nouvel ouvrage À qui profite le sale ? Sexisme, racisme et capitalisme dans le rap français, publié aux éditions Payot, la philosophe Benjamine Weill déconstruit l’idée qu’il n’existerait qu’un seul rap, viriliste et déconnecté de ses racines hip hop. Cette vision, construite et promue par l’industrie musicale, ne servirait qu’une logique mercantile au détriment des artistes et de la richesse du genre. Interview.

On ne compte plus le nombre de clips du style : un rappeur, avec de grosses lunettes noires et une myriade de chaînes dorées autour du cou, entouré d’un harem, débite un flow viriliste sur l’argent, la violence, et/ou tous les crimes qu’il cumule sur son CV de gros dur. Un cliché, promue un temps par l’industrie musicale, la politique et les médias, sorte de case confortable et rentable dans lequel on a tenté de faire rentrer de nombreux artistes jusqu’à construire une mythologie du rap, en décalage absolu avec sa culture d’origine, profondément émancipatrice. Le rap a-t-il toujours été sexiste ? Quelle place pour les femmes dans cet univers ? Comment rendre justice à ce style musical et à sa richesse ? Éclairage avec la philosophe experte du rap Benjamine Weill qui vient de sortir À qui profite le sale ? Sexisme, racisme et capitalisme dans le rap français, le 5 avril 2023.

Interview de Benjamine Weill, autrice de À qui profite le sale ? Sexisme, racisme et capitalisme dans le rap français

Madmoizelle. Quand le rap est-il devenu sexiste ?

Benjamine Weill. Le sexisme du rap s’est construit au fur et à mesure de l’industrialisation du rap. Du sexisme, il y en avait déjà à l’époque, comme dans tout le reste de la société. Le rap n’est pas « devenu » sexiste. C’est l’industrialisation qui a misé sur le sexisme, à partir du milieu des années 2000, juste après Diam’s. À ce moment-là, le rap game (qui est le système à la fois de l’industrie musicale, mais aussi des diffuseurs et des prescripteurs, donc des médias) a misé davantage sur des artistes qui se revendiquaient plus ou moins sexistes. Pourtant, l’Europe ne se résume pas à ce rap-là.

Par ailleurs, on oublie trop souvent que le rap vient du hip hop, et qu’il a été arraché à sa culture pour être transplanté dans un terreau industriel (celui de l’industrie musicale, qui répond à des logiques libérales). Lorsqu’on ne connaît pas l’histoire de quelque chose, on crée de la mythologie, du fantasme. L’idée que rap et féminisme seraient forcément antinomiques est une construction. Il y a un féminisme possible au sein de la culture hip hop, qui s’exprime par des artistes femmes qui ont toujours pris le micro pour tenir des discours féministes, sans même se réclamer d’un quelconque mouvement.

Vous expliquez dans votre livre que l’industrialisation du rap a aussi créé un moule pour les artistes femmes…

En effet. C’est ce que l’on appelle le syndrome de la Schtroumpfette. Développé par Katha Pollitt, il décrit le processus par lequel des groupes d’hommes définissent le mode de féminin qui peut exister avec eux. Celui-ci devient alors un modèle unique, la femme prétexte qui donne une illusion d’ouverture pour exclure toutes les autres. Dans le rap, Diam’s va jouer ce rôle-là. La Schtroumpfette est faite par l’homme, pour l’homme. Diam’s, d’une certaine manière, ne dérange pas le masculin dans ce qu’il est, car elle ne vient pas rivaliser avec lui. Dans Salam, elle raconte d’ailleurs comment cette instrumentalisation l’a fait beaucoup souffrir. Pour les autres artistes, il devient très compliqué d’émerger. Toutes les rappeuses sont automatiquement ramenées à Diam’s, comparées et discréditées par rapport à elle. 

À lire aussi : Les médias invisibilisent-ils les rappeuses ?

D’où vient l’injonction à un virilisme exacerbé, que véhicule une grande partie du rap aujourd’hui ?

C’est quelque chose qui a toujours plus ou moins existé, mais qui est devenu une espèce de fausse marque de fabrique. Aujourd’hui, les figures hyper sexistes mises en avant par l’industrie débloquent une imagerie très viriliste du rap. Une imagerie soutenue et développée par des émissions comme Planète Rap ou avec le remplacement de la « street culture » par la « street credibility ». À la base, la street culture, c’était cet esprit de débrouillardise, ce système D, qui consistait à faire avec son environnement et à s’émanciper.

Puis, la street credibility est devenue une démonstration de force virile. Ce changement-là s’est opéré au cours des années 2000. Avant, des artistes comme Expression Direkt ou Ministère A.M.E.R. (qui n’étaient pourtant pas des rappeurs connus pour être hyper engagés au sens où on va l’entendre aujourd’hui), avaient tous une certaine idée de comment faire du rap, qui consistait à éviter la délinquance.

Puis, on a induit l’idée qu’être un rappeur, c’était faire du sale. Pas au sens de faire du bon son, de créer une ambiance, de faire quelque chose de cette saleté dans laquelle on vit. Mais de faire du sale revendiqué, du sale qui valorise la délinquance et qui a pour but ultime l’argent. Dans cet effort, on cantonne le rappeur au fait divers, on le caricature dans une image du sauvage violeur. Le traitement médiatique du rap y est pour beaucoup. Cette image stéréotypée retire toute nuance, toute diversité, et a un fondement raciste.

À qui profitent ces clichés ?

Ce sale ne profite qu’à l’industrie musicale, et au système le plus sale qui soit, à savoir le capitalisme. Il ne sert même pas les artistes, qui sont eux-mêmes les épouvantails de ce système. Ils pensent en tirer une épingle du jeu, mais, demain, s’ils tombent pour une affaire de violences sexistes et sexuelles, le système n’aura aucun scrupule à les lâcher, voire à les pourrir. Il sera très heureux de trouver un bouc émissaire, qui évitera de s’attaquer à des Depardieu ou des Darmanin. Le système capitaliste et libéral a besoin d’étiquettes, de clichés pour fonctionner et générer des marchés.

Vous dites du rap que c’est un « objet intersectionnel par excellence ». Qu’entendez-vous par là ?

Le rap vient croiser plusieurs logiques. Si l’on veut l’aborder d’un point de vue féministe, sans tomber dans un féminisme blanc, il faut intégrer, simultanément, une dimension antiraciste. À l’inverse, lire le rap uniquement à travers le prisme antiraciste, sans la logique féministe, c’est aussi passer à côté de quelque chose. Le libéralisme de l’industrie et du système industriel fait la jonction. À travers le rap, interagissent des structures comme la blanchité, le capitalisme et le patriarcat, qui, elles-mêmes, s’articulent dans des logiques plus sociologiques de domination masculine, de lutte des classes et de racialisation. Ce qui fait du rap un objet profondément intersectionnel.

Trois recommandations rap incontournables selon Benjamine Weill :

  • « BB compte » de Meryl : « Parce que c’est une artiste hyper intéressante, qui évoque dans ce titre le rapport à l’argent de manière totalement différente. Le tout sur une trap, donc, un style typique du rap sale ».
  • « Baecation » de Le Juiice : « Parce que je trouve que c’est une très jolie façon de parler de sexualité féminine dans le rap. Le tout dans un style chanté, éloigné de son genre initial ».
  • « Banlieue nord » de Casey : « Parce qu’il traite de la stigmatisation des quartiers populaires ».

Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.

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