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Jaha Dukureh, lancement du Big Sisters Movement, Dakar 2018
Société

Rencontre avec Jaha Dukureh, nommée au Nobel de la Paix pour son combat contre l’excision

Esther était à Dakar le 8 mars et elle a pu rencontrer Jaha Dukureh, militante contre les mutilations génitales féminines impressionnante et inspirante.
Esther est partie à la rencontre des sénégalaises durant trois semaines. Elle y a réalisé interviews, portraits, reportages, qui s’égrainent au fil des jours sur madmoiZelle.

Pour retrouver le sommaire de tous les articles publiés et la genèse du projet, n’hésite pas à jeter un œil à l’article de présentation : madmoiZelle en reportage au Sénégal !

Jeudi 8 mars, King Fadh Palace, Dakar. Il y a de l’agitation autour et dans la salle de conférence. À l’entrée, une jeune femme me tend la main et se présente même si ce n’est nullement nécessaire : c’est Jaha Dukureh.

À lire aussi : Pourquoi le #8mars n’est toujours pas la fête des gonzesses

La jeune femme, figurant dans le top 100 des personnalités les plus influentes au monde du Times et depuis peu nominée pour le prix Nobel de la Paix 2018, s’apprête à lancer le Mouvement des Big Sisters, ou mouvement des Grandes Sœurs.

Elle est accompagnée d’autres militantes mobilisées comme elle dans la lutte contre les mutilations génitales féminines (MGF) et le mariage des enfants, pour former toutes ensemble un réseau d’action par les femmes africaines, pour les femmes africaines.

Le Big Sisters Movement lutte contre les mutilations génitales féminines et les mariages des enfants

J’assiste à la conférence, pendant laquelle Jaha Dukureh explique que son engagement tient d’une prise de conscience très féministe :

« Moi aussi, je peux changer la loi ! »

Le mouvement Big Sisters se fixe en effet un objectif : rendre illégales partout les mutilations génitales féminines et le mariage des enfants d’ici 2020, pour que ces pratiques soient complètement éradiquées d’ici 2030.

Le lendemain, je la retrouve alors que se tient une session de formation pour toutes les membres du réseau Big Sisters, avec l’ambition de ne parler que d’une seule voix, de façon à ce qu’elle porte plus loin.

« Depuis très longtemps, la conversation à propos des mutilations génitales féminines a été menée par l’Occident.

Je pense qu’il était très très important, pour accomplir le changement que nous souhaitons voir en Afrique, que des jeunes femmes africaines prennent une initiative.

Parce que je pense qu’elles ont les compétences culturelles pour traiter ces problèmes dans leurs communautés. »

Jaha Dukureh mouvement des grandes soeurs

Mutilations sexuelles féminines et mariage des enfants, de quoi parle-t-on ?

Pour poser les bases, je lui ai demandé de me réexpliquer ce que sont les mutilations génitales féminines, ou MGF.

« Les MGF sont une pratique qui peut aller de l’ablation partielle du clitoris, jusqu’à l’ablation totale de l’appareil génital féminin extérieur, voir à la suture de l’appareil génital de sorte qu’il ne reste qu’un petit trou pour uriner et évacuer les menstruations.

Les types de mutilations varient selon les régions, les cultures, et les raisons qui poussent à y avoir recours sont aussi très variables.

Parfois, ce sont des croyances à propos de l’hygiène, d’autres fois l’idée que si l’on ne coupe pas le clitoris il va devenir un pénis, certains ne considèrent pas qu’une femme soit « complète » si son clitoris n’est pas coupé, il y a aussi l’idée que l’on ne peut donner naissance sans avoir retirer le clitoris car si la tête du bébé venait à toucher celui-ci, il mourrait, c’est très variable. »

À lire aussi : Des drapeaux occidentaux mutilés… pour dénoncer l’excision

Jaha m’explique que souvent, les gens prétendent que c’est une coutume religieuse, à tort.

« Personne ne sait vraiment d’où ça vient parce que les MGF existent depuis des milliers d’années. Elles étaient là avant l’émergence des religion abrahamiques, il y a des cas recensés avant le temps du prophète.

Certains parlent de l’Égypte ancienne, mais honnêtement je ne sais pas avec certitude d’où ça vient. »

Ce qui est sûre en revanche, c’est que FGM et mariage des enfants sont liés.

« Les FGM sont la première atteinte que rencontrent nos filles dans leur vie, et la suivante est le mariage des enfants. On ne peut pas sérieusement s’attaquer à l’un sans s’attaquer à l’autre car c’est lié aux mêmes mécanismes.

Les FGM sont une préparation des filles pour le mariage, c’est au bénéfice des maris. D’ailleurs quand on regarde les statistiques, les cartes des MGF et du mariage des enfants se superposent. »

Jaha Dukureh, survivante des mutilations génitales féminines et du mariage des enfants

Si Jaha Dukureh peut en parler si bien, c’est parce que c’est en connaissance de cause. Elle est née en Gambie, dans un petit village. C’est en 1993 qu’elle a déménagé en ville, et qu’elle est devenue la première fille de sa famille à aller à l’école.

« Les circonstances étaient plus favorables, et la mentalité de mes parents au sujet de l’école avait évolué.

Ça m’a clairement rendu très différente du reste de ma famille où les filles avaient jusque-là été éduquées… eh bien… d’une autre façon.

J’étais une enfant qui aimait jouer, qui était très extravertie et investie. Après l’école, je participais à tout un tas d’activités, j’allais même dans les radios et télé locales participer aux programmes des enfants. »

Mais dès l’âge de huit ans, Jaha a été promise à un homme qu’elle ne connaissait pas. C’est à 15 ans, après la mort de sa mère, qu’elle a été envoyée aux États-Unis pour le rejoindre. Sans réel déclancheur, ce mariage découlait de la tradition selon elle.

À lire aussi : Noces, un drame comme on en fait trop peu, qui oppose tradition et modernité — Exclu madmoiZelle

Le mariage forcé aux États-Unis, comme une sentence

Jaha Dukureh réfère à cette partie de sa vie comme à une période « misérable ».

« J’étais toujours une enfant. Tout ce que je voulais, c’était aller à l’école et être avec mes ami·es. Je n’étais pas prête à devenir la femme de quiconque.

J’étais tellement en colère, ça a été une période très très dure. »

C’est à ce moment-là que Jaha Dukureh a compris qu’elle avait été victime de MGF, puisque tout rapport sexuel était impossible sans avoir d’abord été opérée.

Il fallait défaire la suture de l’infibulation, l’une des formes de MGF qu’elle avait subies à l’âge d’une semaine.

« Je ne savais pas avant, je n’avais jamais pensé que j’étais différente à ce niveau-là. »

Jaha Dukureh, Big sisters movement launching

Jaha Dukureh, lors du lancement du Big Sisters Movement à Dakar le 8 mars 2018

Sortir de l’enfer du mariage forcé

Elle trouve la force au bout de quelques mois de se tirer de cet enfer.

« Je savais que je ne voulais pas être dans cette situation. Chaque jour passé dans ce mariage, je l’ai vécu comme un viol, comme un meurtre. C’est pourquoi j’ai tout fait pour partir. »

La chance de Jaha Dukureh, selon elle, est d’avoir rencontré Taina Bienaimé.

« Elle faisait partie de l’ONG Equality Now, elle a entendu parler de moi, et elle m’a aidée à me sortir de là. Elle avait même proposé que je vienne habiter chez elle, même si au final je suis allée vivre chez mon oncle et ma tante.

Elle est devenue mon mentor et l’est encore aujourd’hui.

Taina Bienaimé m’a permis de croire en moi-même, et plus je vieilli, plus il me semble que je lui ressemble !

Même les gens qui me connaissent et la rencontrent pour la première fois le disent : « Jaha, maintenant on sait d’où tu tiens tout ça ». »

Jaha Dukureh fait entendre sa voix contre les mutilations génitales féminines

Et c’est aussi aujourd’hui ce qui donne à Jaha Dukureh la force de se battre pour les millions de jeunes filles menacées par l’excision et le mariage forcé.

On compte aujourd’hui 200 millions de filles et de femmes ayant été victimes de MGF, et 6000 filles sont mutilées chaque jour dans le monde selon le Big Sisters Movement.

« Taina a été là pour moi, et j’ai le sentiment qu’il est de mon devoir d’être là pour les autres.

Quand j’ai donné naissance à ma fille, ça a été le déclic : c’est une chose de pouvoir la protéger elle, mais il y a des millions d’autre filles en danger. »

C’est à ce moment-là qu’elle a créé Safe Hands For Girls, son organisation qui visait à faire reconnaître la réalité de l’excision aux États-Unis, où elle était restée vivre. C’était en 2013, elle avait 23/24 ans.

« Encore aujourd’hui, je ne sais pas comment nous sommes parvenues jusqu’ici. J’ai commencé avec un blog, et je n’imaginais pas que ma voix soit un jour entendue.

Mais très vite, j’ai reçu des messages de femmes concernées qui me disaient « Merci, c’est exactement ce que je ressens ! ».

C’est grâce aux réseaux sociaux que j’ai amené d’autres survivantes des MGF à me rejoindre au sein de Safe Hands For Girls. »

Jaha Dukureh, la vulnérabilité et le courage au service de l’engagement

En arriver là pourtant, n’est pas ni naturel ni facile :

« En fait peu de gens ont fait ce que j’ai fait : raconter publiquement leur histoire, se retrouver à parler de son sexe dans les médias.

C’est sans doute ce qui nous a permis de se faire entendre bien que parfois on a mal utilisé nos histoires pour faire du sensationnalisme à outrance.

Bien sûr ça rend vulnérable aussi, en particulier lorsqu’on vient de communautés conservatrices comme celle d’où je viens. Aujourd’hui encore je reçois des menaces, qui viennent souvent de religieux, en majorité ici en Afrique. »

Mais cette vulnérabilité dont elle parle n’affecte en rien la puissance de son engagement. Il se ressent dans chacune de ses prises de paroles, de ses prises de position.

Ce qu’elle oppose à celles et ceux qui pourraient lui dire qu’il s’agit là d’une culture ?

« Les droits culturels ne devraient pas être plus importants que les droits humains. »

Elle ne supporte pas non plus l’autre acronyme parfois utilisé pour les MGF : Female Genital Cutting, pour ne pas utiliser le mot qui pourrait froisser, « mutilation ».

« Je me réfère exclusivement aux mutilations génitales féminines, parce que je ne pense pas qu’il s’agisse d’une simple « coupe », on parle bien de mutilation. »

Des victoires à venir contre les mutilations génitales féminines et le mariage des enfants

Big Sisters-movements-members-Jaha Dukereh

Les membres fondatrices du Big Sisters Movement, le 8 mars 2018

Elle a déjà achevé certaines étapes de son combat, des victoires qui attestent de sa ténacité, par exemple en parvenant à faire voter une loi pour que les MGF soient décrétées illégales en Gambie.

« Je pense que faire ce travail ce n’est jamais facile, mais ce qui a payé en Gambie, c’est d’avoir persisté. »

Le mouvement des Big Sisters est dans la continuité, pour élargir le nombre de ses victoires à tout le continent.

« C’est un réseau ouvert au sein duquel sont bienvenues toutes les personnes du continent qui se mobilisent pour éradiquer les MGF et le mariage des enfants.

Nous travaillons à la fois au niveau le plus local sur le terrain et au plus haut niveau en terme de plaidoyer face aux dirigeant·es.

Comme en Gambie où c’est le pouvoir de persuasion qui nous a permis de faire voter la loi, nous voulons les amener à écouter les histoires des survivantes d’une part.

Et d’autre part, on veut fournir des programmes de mentorat, des formations, une collaboration entre les membres pour partager les bonnes pratiques : comment parler aux politiques, comment parler aux religieux, comment parler aux familles… »

Ce dont elles ont besoin aujourd’hui donc, c’est de visibilité, pour amener les institutions, « en particulier les institutions africaines », à être aux avants postes dans la lutte contre les MGF et le mariage des enfants.

Jaha leur donne rendez-vous en décembre 2019, pour un sommet international au sujet des mutilations génitales féminines, en attendant de chacun et en particulier du Président sénégalais récemment consacré « HeForShe » de donner l’exemple.

À lire aussi : Comment agir, à notre échelle, pour un monde meilleur ?


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Les Commentaires

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Avatar de CaraNougat
12 mars 2018 à 14h03
CaraNougat
@Esther

Dans la partie "Sortir de l'enfer du mariage forcé", on évoque "Taina Bienaimé" mais il semblerait que cette personne à un nom composé de deux mots, donc ce serait plutôt "Taina Bien-Aimé" (c'est Google qui me l'a dit ).

Sinon, je suis très contente d'avoir pu lire cet article! Je ne connaissais pas cette militante, mais maintenant je vais pouvoir la citer et suivre son travail. Elle a particulièrement raison quand elle dit qu'il est nécessaire qu'il y ait des initiatives internes aux communautés concernées. Je suis persuadée que la portée de leur voix sera d'autant plus grande qu'elles ont grandi dans les cultures qu'elles cherchent à réformer

Ca fait plaisir de voir de nouveaux projets se mettre en place pour lutter contre les mutilations génitales féminines. Je souhaite aux Grandes Soeurs beaucoup de courage <3
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