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Le Festival d’Angoulême 2016… et les femmes

Pour son édition 2016, le Festival International de la bande dessinée d’Angoulême a fait l’objet de nombreuses polémiques, et a notamment été taxé de sexisme. Chloé Vollmer-Lo t’aide à y voir plus clair…

Bon, a priori, je ne vais pas t’apprendre grand chose en te disant qu’il y a globalement un problème de sexisme dans notre société. En revanche, si je te dis que l’univers de la bande dessinée n’est pas en reste de ce côté-là, peut-être que ça t’étonnera davantage. Bien qu’il s’agisse d’un milieu cultivé et ouvert, les préjugés et les plafonds de verre y sont encore nombreux.

Cette année, le Festival d’Angoulême a été marqué par des polémiques d’envergure, principalement sur le sujet du sexisme. Dans le même temps, plusieurs actions y ont été menées pour revaloriser la place des femmes dans la BD… Alors, crise ou révolution en marche ?

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Le Collectif des Créatrices de Bande Dessinée et son histoire

En réalité, les autrices (eh oui, c’est le mot historique pour le féminin d’auteur, c’est donc celui que je vais adopter tout au long de cet article ! rep a sa, l’Académie Française), grondent depuis un moment déjà.

Fatiguées des sempiternelles (et paresseuses) questions « comment conciliez-vous vie familiale et carrière artistique ? » et autres « que vous apporte votre sensibilité typiquement féminine ? », elles sont de plus en plus nombreuses, depuis quelques années, à refuser l’étiquette réductrice de « fille qui fait de la bd ».

À lire aussi : Mark Ruffalo répond aux questions sexistes d’ordinaire destinées à Scarlett Johansson

C’est d’ailleurs ce même ras-le-bol qui avait poussé Lisa Mandel, en 2014, à organiser une intervention hilarante au FIBD, à savoir la désormais mythique table ronde « les hommes et la BD », durant laquelle elle posait à ses confrères les questions sexistes qu’elle-même avait l’habitude d’entendre. D’abord amusés et cabotins, on constate que ceux-ci se retrouvent parfois abasourdis devant l’absurdité des questions, bien qu’ils continuent à en rire.

Néanmoins, il faut plus qu’une heure de table ronde pour faire bouger les choses, comme on s’en doute. Le déclic survient au printemps 2015 pour Julie Maroh, autrice notamment de la BD Le bleu est une couleur chaude, dont a été adapté le film La Vie d’Adèle.

À lire aussi : Sepideh Jodeyri, traductrice du « Bleu est une couleur chaude » censurée en Iran — Interview

Contactée par le Centre Belge de la Bande Dessinée pour participer à une expo collective intitulée « La BD des filles », elle se voit présenter le projet en ces termes :

« L’expo “BD des filles” est une expo qui fera le tour le la BD destinée aux filles (de 7 à 77 ans) […]. Ça ira de la BD pour fillettes au roman graphique en passant par les blogueuses, les BD pour ados, les BD féministes, les BD romantiques pour dames solitaires, les BD pour accros au shopping, j’en passe et des meilleures. »

Atterrée devant cet amoncellement de clichés réducteurs sur la BD fémininetoujours cloîtrée à un genre littéraire stéréotypé, quand la BD masculine a le droit de couvrir tous les registres (science-fiction, humour, action, roman graphique, etc) – Julie Maroh tente de dialoguer avec le CBBD qui n’entend pas ses arguments. Elle décide alors d’exhorter ses consœurs à ne pas participer à l’exposition. Très rapidement, un mouvement de contestation se crée parmi les autrices de bande dessinée : le Collectif des Créatrices de Bande Dessinée contre le Sexisme est né.

fibd-schtroumpfette-aurelia-auritaUne planche d’Aurélia Aurita figurant sur les flyers du collectif.

À lire aussi : BD Égalité, le collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme

Plus de 200 autrices ont rejoint le collectif depuis mi-2015.

En quelques jours à peine, plus de 100 autrices rejoignent le collectif (qui compte aujourd’hui plus de 200 femmes) et de nombreux hommes manifestent leur soutien à la cause. Le CDCDBDCLS (on va l’appeler comme ça, ça fait presque moins d’usure à mon clavier) se veut un porte-voix pour ses membres, souvent invisibilisées dans un monde très masculin et un métier très solitaire. Permettons-nous un cliché : l’union fait la force (fin du cliché, merci au revoir).

Puissant outil de contestation et de veille, le collectif fait rapidement parler de lui et de la charte qu’il vient d’établir. Et victoire, le CBBD fait marche arrière dans un communiqué :

« Face à la mobilisation d’un certain nombre d’auteures et de l’incompréhension engendrée par la communication de notre projet, nous avons décidé de postposer cette exposition, afin de mieux en définir le propos, les objectifs… et le titre. »

La polémique du Grand Prix

Alors là, je te connais, tu vas me dire :

« Ah ben c’est bon, le Collectif a fait entendre sa voix, les acteurs du monde de la BD vont donc être vigilants ! ».

Attention, histoire à rebondissements multiples… Car que nenni. Mais je te rassure : c’est probablement ce que les autrices aussi pensaient à ce moment-là.

Jusqu’à ce qu’au tout début du mois de janvier, entre deux restes d’huîtres et de foie gras, le FIBD annonce la liste des potentiels nommés pour le grands prix…

Je te ménage un suspense un peu nul, mais je t’explique parce que c’est important : tous les ans, le festival d’Angoulême récompense divers albums par des prix (appelés Fauves) : le fauve du public, le fauve jeunesse, le fauve d’or, etc… Mais il récompense également un auteur (SPOILER ALERT : ou une autrice, on n’a jamais trop fait de le rappeler comme tu vas le constater très vite) pour l’ensemble de son œuvre.

Pour ce grand prix, un jury restreint (deux hommes et une femme : Stéphane Beaujean, Nicolas Finet et Ezilda Tribot) établit une pré-liste, puis l’ensemble des auteurs•rices vote pour trois noms apparaissant dans cette pré-liste dans un premier tour, puis pour l’un•e des trois auteurs•rices ayant obtenu le plus de voix, lors d’un deuxième tour. L’heureux•se gagnant•e fait l’objet d’une exposition au festival l’année suivante et se charge de dessiner l’affiche, pépouze.

fibd-affiche-otomoCette année, par exemple, c’était le merveilleux Katsuhiro Otomo, auteur du manga Akira et idole de toute ma vie, bon sang de bois.

À noter que, depuis la création du Festival en 1972, une seule femme a obtenu le Grand Prix : c’était Florence Cestac, en 2000. Claire Bretécher, dont l’œuvre est actuellement célébrée au Centre Pompidou jusqu’au 8 février, n’a eu droit qu’à un prix anniversaire en 1982.

Bref, donc, le FIBD annonce la liste des nommés pour le Grand Prix… 30 artistes et pas une seule femme. Entendons-nous bien : le message que cette sélection envoie correspond à peu près à :

« Pas une seule femme DANS LE MONDE ENTIER ne mérite actuellement d’être récompensée pour l’ensemble de son œuvre. Déso pas déso. »

Les réactions du Collectif sont ignorées par les médias, jusqu’à ce que Riad Sattouf prenne la parole

Évidemment, tu t’en doutes, le Collectif bondit en constatant cette absence flagrante de femmes, et fait savoir à grands coups de réseaux sociaux à quel point tout cela est scandaleux.

Il appelle même au boycott du vote. Ses alertes sont quasi ignorées des médias jusqu’à ce qu’un pavé soit jeté dans la mare : Riad Sattouf, officiellement nommé, demande tout bonnement à être retiré de cette liste qu’il juge inégalitaire.

De nombreux autres grands noms suivent : Joann Sfar, Milo Manara, Christophe Blain, Daniel Clowes, Charles Burns, Étienne Davodeau, Pierre Christin, François Bourgeon, Chris Ware… Au total, ce ne sont pas moins de dix auteurs qui font entendre leur désaccord, soit un tiers des nommés !

Les médias relaient l’info et les consciences sont maintenant éveillées. Effet pervers de la chose néanmoins : certains journaux réécrivent l’histoire en affirmant que c’est Riad Sattouf qui a dénoncé le problème, et que le Collectif (quand il est mentionné !) s’est contenté de le suivre.

On assiste alors à un débat épineux dans le milieu : faut-il se réjouir de la visibilité apportée à la cause par Sattouf, ou se désoler que la parole d’un homme ait toujours plus d’impact que celle d’un collectif de plus de 200 femmes ? À cela, je répondrai personnellement : les deux, mon capitaine.

Car Riad Sattouf, tout comme ses neuf confrères, s’est positionné en allié quand il aurait pu se contenter de fermer les yeux et de savourer les honneurs. C’est un choix courageux et honorable, qui a offert une véritable visibilité à la cause.

D’un autre côté, la réaction d’une majorité de médias a été criante : ils se sont précipités sur cette tête d’affiche pour parler du problème, occultant le travail de fond de tant d’autrices

Quand bien même leur notoriété était suffisante pour donner une voix au mouvement (outre Julie Maroh, celui-ci compte par exemple Florence Cestac, Diglee ou Pénélope Bagieu).

fibd-baydayleaks-statueIssu du tumblr parodique Baydayleaks

Isabelle Bauthian, scénariste, a parfaitement résumé la problématique sur son compte facebook :

« La décision de Riad Sattouf force le respect (voire l’admiration), mais je ne peux m’empêcher de constater que les “hommes féministes” sont jugés classes, mais les “femmes féministes” sont jugées emmerdeuses. »

Devant l’ampleur de la polémique, 9ème art + (la société qui organise le festival) et Frank Bondoux (son délégué) demandent au collectif de fournir une liste d’autrices dignes de recevoir le grand prix. Le CDCDBDCLS refuse, arguant que ce n’est pas à lui de valider ou non le boulot de ses paires et que cela risque de créer un conflit d’intérêts.

Le FIBD se fend alors d’une tribune intitulée « Le Festival d’Angoulême aime les femmes mais ne peut pas refaire l’histoire de la bande dessinée » dans lequel il explique que vraiment, pas une seule autrice (à l’international, rappelons-le) ne peut justifier d’une carrière suffisante pour prétendre au grand prix. Et que, de toute façon, quand des noms de femmes apparaissaient dans la liste, personne ne votait pour elles. Sympa.

Néanmoins, six d’entres elles sont finalement intégrées à la compétition : Linda Barry, Julie Doucet, Moto Hagio, Chantal Montellier, Marjane Satrapi et Posy Simmonds. Auteurs et autrices confondues protestent contre cette sélection jugée aléatoire qui ressemble fort à la distribution de lots de consolation.

Le système de vote du Grand Prix, remis en question depuis plusieurs années, vole en éclats. Le festival cède : chacun pourra voter pour qui il le souhaite, sans liste pré-établie. 

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Toujours l’excellent Baydayleaks

Les auteurs et autrices retournent voter sur le site et découvrent, sur la colonne de droite, une liste des personnes non-éligibles, à savoir les précédents grands prix. Normal, me direz-vous !

Sauf que le nom de Claire Bretécher y figure aussi, alors qu’elle n’a gagné qu’un prix anniversaire… Et que les lauréats des autres prix anniversaires (dont Morris, l’auteur de Lucky Luke) ne figurent pas dans cette liste des non-éligibles. En signe de protestation, de nombreuses personnes choisissent de voter quand même pour Bretécher. En vain.

Le peloton de tête sort, constitué d’Hermann (auteur qui figure parmi les finalistes depuis des années), Alan Moore (scénariste, notamment de V pour Vendetta, également présent dans le trio de tête depuis des années) et Claire Wendling (créatrice à la bibliographie courte mais marquante pour toute une génération d’auteurs/rices).

Tandis que des polémiques nauséabondes éclatent sur la légitimité de Claire Wendling et que certains s’inquiètent d’une éventuelle apparition de quotas dans la distribution des prix, Hermann est finalement élu grand prix.

Mais où sont les femmes ?

 Je l’ai évoqué il y a deux secondes, je crois que c’est le bon moment pour parler chiffres et quotas, justement.

Il faut savoir que le collectif n’a jamais demandé au Festival d’établir des quotas : parce que merci le prix poubelle, tiens. Les autrices sont les premières à réclamer au jury de récompenser une œuvre et non pas un genre, puisque la créativité n’en a pas (de genre).

Beaucoup ont argué que les femmes étaient une minorité et qu’il était donc normal qu’elles soient sous (voire pas du tout) représentées. Outre le fait qu’il est fatiguant que 51 à 52% de la population soit encore considérée comme « une minorité », penchons-nous sur le cas de la bande dessinée, tu veux bien ?

Au cours des débats, le chiffre constamment avancé a été celui de 12% d’autrices. Ce qui n’est déjà pas négligeable, tu seras d’accord avec moi. Néanmoins, il apparaît aussi que les critères ayant mené à ce pourcentage sont discutables. Pour compter parmi ces 12%, il faut en effet avoir édité au minimum 3 BD chez un éditeur bien diffusé ou avoir compté une publication par an, ou disposer d’un contrat de dessinateur de presse.

À titre indicatif, selon ces critères, Julie Maroh (qui vit de la BD depuis 5 ans, a obtenu le prix du public Fnac Sncf pour Le Bleu est une couleur chaude, et dont l’adaptation cinématographique par Abdellatif Kechiche a remporté la Palme d’Or) ne peut prétendre au statut d’autrice qu’à partir de cette année 2016 !

On estime donc que les véritables statistiques se situeraient davantage autour de 25 à 30% de femmes dans la BD. Ce qui change grandement la donne…

Et c’est peut-être pour ça qu’elles veulent maintenant faire entendre leur voix.

Rencontres et tables rondes au FIBD

Là, normalement, c’est le moment où je t’offre une respiration dans la narration en te disant :

« Eh, mais c’est pas si pire, y a des gens qui essaient de faire bouger les choses ».

Du coup, bah, c’est exactement ce que je vais faire.

Ci-dessous, donc, un petit agenda des rencontres qui ont émaillé le FIBD autour de la question qui nous occupe !

Jeudi 28 janvier :

  • Déjeuner de Fleur Pellerin, avec notamment le collectif, les États Généraux de la Bande Dessinée et Frank Bondoux sur la situation des auteurs et la question du sexisme.
  • Rencontre de Pascale Boistard avec des maisons d’édition alternatives fondées par des femmes.

Vendredi 29 janvier :

  • Déjeuner de Pascale Boistard avec des femmes auteures et illustratrices, éditrices, mairie d’Angoulême.
  • Table ronde « Les femmes dans le monde de la bande dessinée et des romans graphiques sur le marché anglo-saxon ». Les créatrices de bande dessinée ayant joué un rôle majeur dans cette industrie, cette conférence avait vocation à le rappeler et à en repréciser les tenants et aboutissants.

Samedi 30 janvier :

  • Table ronde « Bande dessinée : où sont les femmes ? » : tu peux trouver en ligne le compte-rendu de cette éclairante conversation entre autrices, thésardes, éditrices et j’en passe.

Ce qui me permet d’ailleurs d’en rajouter une (petite) couche sur la question des chiffres et de l’histoire de la BD avec cette précision :

« Jessica Kohn [doctorante participant à la table ronde] rappelle donc que 10 % des auteurs d’illustrés dans les années 50 étaient des femmes contre les 1% admis par l’histoire de la BD. »

Eh oui.

  • « Traits féminins/Traits masculins », une intervention du collectif au Conservatoire d’Angoulême. Comme c’est vraiment trop super, je t’en parle un peu plus bas en détail !
  • Table ronde « Auteur.e.s et éditeur.trice.s, l’égalité dans la BD, un regard croisé franco-suédois. » Et vu depuis un pays censément plus égalitaire, à quoi ressemble le milieu de la bande dessinée ? Si le sujet t’intéresse, tu peux aussi consulter la super interview de l’autrice Liv Strömquist pour Libération. Ça parle de BD, de Suède, de féminisme, de DIY et c’est super.

Dimanche 31 :

  • Réunion avec Pascale Boistard, certaines membres du collectif et la Cité de la BD, pour mettre en place une convention commune autour de la question du sexisme dans le milieu de la bande dessinée. 

À noter aussi : à différentes reprises, la question de la précarisation des femmes (dans un métier déjà pas jojo de ce côté-là) a été évoquée aux États Généraux de la Bande Dessinée. Un cahier des doléances des autrices a même été remis. On y parle notamment plafond de verre et clichés de genre. Wouhou !

À partir de 56’, on évoque la spécificité féminine en termes de précarité…

Pour voir les choses du bon côté, il semble donc qu’une véritable prise de conscience ait eu lieu, et que des initiatives naissent de part et d’autre pour rendre aux femmes la place qu’elles méritent dans le monde de la bande dessinée.

Trait féminin, trait masculin ? 

Alors pardon, mais cette conférence, c’était vraiment quelque chose ! Samedi après-midi, le Collectif a donc fait salle comble (on estime qu’une centaine de personnes n’ont pas pu rentrer…) pour son événement « Traits féminin, trait masculin ? ».

Toute la conférence est là, et je peux te dire que ça rigole sec.

Le principe est simple : puisque les autrices sont sans cesse renvoyées à la « sensibilité féminine » de leur œuvre, est-il réellement possible de déterminer à première vue si une planche a été dessinée par un homme ou par une femme ?

Le Collectif projette 16 pages de bandes dessinées et le public, muni de cartons bleus et de cartons roses, doit voter pour dire s’il s’agit de l’œuvre d’un homme ou d’une femme. Comme le fait remarquer une spectatrice non sans ironie, personne n’a eu besoin de se faire expliquer que le rose est pour les femmes, et le bleu pour les hommes…

Tu veux jouer toi aussi ? Rendez-vous ici !

Les spectateurs•rices se prêtent au jeu et acceptent de faire face à leurs propres préjugés : telle planche aurait été dessinée par un homme parce qu’il y a « des paysages » ou parce qu’elle est « confuse », tandis que telle autre serait l’œuvre d’une femme parce que le trait est plus « rond » ou plus « doux »

On évoque aussi au passage la question de la représentation plus ou moins idéalisée du corps féminin, l’assimilation entre neutre et masculin ou encore les clichés sociaux véhiculés par les œuvres.

Des bons trolls bien sympathiques viennent ponctuer le tout de plaisanteries comme « le ménage a été fait [dans l’appartement représenté], donc c’est dessiné par une femme ». Mais l’ambiance est bon enfant et ouvre une vraie possibilité de dialogue.

fibd-trait-masculin-trait-femininLe public en train de voter

Je ne te révèlerai pas les résultats finaux pour ne pas te spoiler, mais je t’invite vivement à aller voir les planches (et les réponses) ici ou dans la vidéo de la conférence !

Chevaliers au féminin

Chevalier, au féminin, ça fait chevalière et ça veut donc à peu près dire « grosse bague ». Les autrices dont je parle étant tout sauf des grosses bagues, je vais utiliser le mot « chevalier » au masculin dans ce paragraphe.

Vendredi 29 janvier, alors que le Festival d’Angoulême bat son plein sous une pluie radieuse, Fleur Pellerin annonce dans un tweet accompagné d’un communiqué de presse, qu’elle élève huit personnes au rang de chevaliers des arts et des lettres  :

À l’issue de sa visite au festival international de la bande dessinée d’Angoulême, ce jeudi 28 janvier, Fleur Pellerin a élevé huit créateurs et figures du secteur au rang de chevaliers des Arts et des Lettres : Julie Maroh, Chloé Cruchaudet, Aurélie Neyret, Tanxxx, Marguerite Abouet, Christophe Blain, Mathieu Sapin, Riad Sattouf. L’éditeur Jacques Glénat a été élevé au rang d’officier.

Symboles du talent français, de l’expression créative dans l’art de la bande dessinée, ces auteurs, scénaristes, dessinateurs, chacun créateur d’un univers et d’une esthétique singulière, incarnent une bande dessinée engagée, en prise avec le quotidien, exprimant les inquiétudes et les enthousiasmes de leurs auteurs et de leur époque.

Par cette promotion exceptionnelle, la ministre souhaite saluer la vitalité et la diversité de la bande dessinée, un art majeur.

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Moi, ça m’a fait à peu près cet effet-là

Rapidement, les réponses fusent sur internet. Du côté des autrices, c’est une succession de protestations. Tanxxx, Julie Maroh, Aurélie Neyret et Chloé Cruchaudet ont l’impression d’assister à une récupération de leur travail, et ne jugent pas leur œuvre suffisamment mûre pour mériter une telle distinction. Elles la refusent donc toutes les quatre.

Parmi les cinq femmes nommées, seule une acceptera  donc ce prix, à savoir Marguerite Abouet. Dans son communiqué, elle explique la forte portée symbolique qu’il a pour elle, en vertu de son parcours d’immigrée ivoirienne en France. Du côté des hommes, tous acceptent, tantôt en expliquant pourquoi, tantôt en refusant de se justifier.

La remise des prix

Dernier acte de ce festival (pfiou, tu me lis toujours ? Bravo !), la cérémonie de remise des prix, le samedi 30 janvier.

Je ne reviendrai pas sur l’histoire des faux-fauves, dont les autres médias se sont suffisamment emparés comme ça, qui a fait l’objet de nombreux communiqués… Et qui serait surtout un formidable hors-sujet dans cet article.

mirion-malle-sexisme-fibdUn dessin de la mirifique Mirion Malle, rien que pour nous. Love sur toi, Mirion.

Lors de la cérémonie, donc, deux comédiennes coiffées de perruques un rien Crazy-horsesques officiaient aux côtés de l’animateur, Richard Gaitet. Leur rôle, selon de nombreux•ses spectateurs•rices semblait principalement décoratif et en a donc agacé plus d’un•e. Le dessinateur et scénariste Killofer , par exemple, a ainsi déclaré :

« Après la polémique sur les femmes, ils font quoi ? Ils envoient deux potiches avec des perruques faire les guignols sur scène. Ce festival souffre d’un vrai problème d’amateurisme. »

On peut se réjouir que de tels travers soient désormais dénoncés unanimement, et plus seulement par des militantes féministes. Le fait que le public se soit indigné prouve peut-être que les mentalités sont en train d’évoluer, et que toutes les polémiques n’ont pas été vaines.

Mais on peut aussi s’étonner que, dans un contexte comme celui-là, les personnes en charge de la cérémonie n’aient pas été plus vigilantes.

Étant moi-même membre de la #teamétonnement, j’ai téléphoné à Jules Audry, le metteur en scène de la cérémonie, et il a accepté de répondre à mes questions.

fibd-telephone-hamburger-junoMoi en conditions de journalisme total.

Pour être complètement franche, je m’attendais à ce qu’il nie totalement ces accusations et qu’il récuse le termes « potiches ». Au lieu de ça, il m’a d’abord expliqué l’importance de la parité dans son travail (Jules Audry étant avant tout un metteur en scène de théâtre), sa conscience des problématiques sexistes et le fait que la présence de ces comédiennes relevait effectivement d’une volonté d’égalité.

Il a ajouté à cela que les deux (seules !) journées de répétition avaient été consacrées en grande partie à parler de cette question du sexisme à Angoulême, et d’une envie commune d’afficher une position favorable aux femmes sur ce sujet.

Comment a-t-on donc pu en arriver là ? Il semblerait qu’il y ait eu un grand écart olympique entre les idées des créateurs•rices de cette cérémonie et leur réalisation.

« Les comédiennes étaient avant tout là pour créer un moment de théâtre autour d’un hommage à 11 personnalités de la bande dessinée disparues cette année.

De ce point de vue-là, je pense que nous avons réussi ce que nous voulions, malheureusement cette partie de la cérémonie a été totalement éclipsée par les autres polémiques. Le texte des comédiennes pour ce passage était entièrement écrit, mais tout le reste de leurs interventions a dû faire l’objet d’improvisations. […]

Dans l’idéal, j’aurais travaillé en duo avec une metteuse en scène avec qui je collabore sur toutes mes créations, nous aurions eu davantage de temps et de moyens pour répéter, écrire, et réaliser ce que nous avions en tête. »

Et à la question « que répondriez-vous aux accusations de sexisme qui ont pesé sur votre équipe ? », voici ce que Jules Audry me confie :

« Les idées que moi et toute l’équipe avons eues n’ont pas été représentées au moment de la cérémonie. Je me responsabilise complètement pour cette non-réalisation de la place que tout le monde aurait dû avoir.

Mais dans un festival tel que celui d’Angoulême, on fait beaucoup plus de concessions qu’on ne réalise de souhaits. Je suis conscient de ce qui a été fait, je ne le revendique pas du tout, je serais ravi de pouvoir convier ceux qui pensent que mon travail se limite au FIBD à mes prochains spectacles, pour qu’ils découvrent ce qu’est un spectacle à la fois artistique et démocratique… dans tous les sens du terme. »

Je sais pas toi, mais moi, ça me rassure drôlement de savoir qu’il s’agissait d’un échec reconnu comme tel et non d’une démarche naïve, ou pire : assumée.

En guise de conclusion… ou non.

Au-delà du sexisme, il y aurait mille autres sujets à traiter pour démontrer à quel point le milieu de la BD est en crise.

Cette année, le combat mené par les autrices a enfin porté ses premiers fruits, et de nombreuses réflexions se sont amorcées autour de lui. Si les choses ne changent pas à vitesse grand V, les mentalités évoluent tout de même et la légitimité de la cause des femmes s’affirme davantage chaque jour.

Néanmoins, le FIBD, cette année, a été le catalyseur de toutes les tensions qui agitent actuellement le petit monde de la BD. Car il y aurait mille autres sujets à traiter pour démontrer à quel point il s’agit d’un microcosme en crise, voire en danger.

Les auteurs et autrices sont de plus en plus précarisé•e•s, menacé•e•s notamment par une réforme des retraites très lourde… La lutte contre la précarisation et celle contre le sexisme devant être menées de concert, et non en concurrence l’une avec l’autre, je peux te dire qu’il y a du boulot.

Si toi aussi tu veux aider à ton échelle, je ne peux que te conseiller de te rendre en librairie, de parler des livres que tu aimes, et de contribuer ainsi à faire vivre ceux et celles qui font la bande dessinée aujourd’hui !

À lire aussi : Ode aux libraires, ces « super-héros » du quotidien


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Les Commentaires

7
Avatar de Valhou
9 février 2016 à 13h02
Valhou
Super article ! Il est certes long mais comme on dit plus c'est long plus c'est.....ahem. Blague à part une telle longueur était nécessaire pour expliquer correctement tout le sujet et pas seulement le scandale des 30noms comme un cas isolé.
En plus il y a plein de liens, de vidéos etc. Que du bonheur ! C'est très complet, merci @chloevollmerlo !
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