Dans la nuit du 26 au 27 juillet, Internet et ses réseaux sociaux se sont mis en ébullition autour du hashtag #SaveMarinaJoyce : la communauté de fans de la youtubeuse Marina Joyce a pensé que la jeune femme était en danger et a commencé à rassembler des indices…
Internet s’est emballé, ses vidéos ont été décortiquées au millième de seconde près et l’affaire a pris une ampleur insoupçonnable. Chloé vous explique plus longuement cette affaire ici :
Depuis, Marina Joyce a démenti en affirmant sur son compte Twitter qu’elle allait bien et en répondant à certaines interrogations en vidéo. Même la police locale a rendu visite à la jeune femme et a expliqué, via Twitter, qu’elle était en sécurité.
L’affaire pose un tas de questions : quid du droit à la vie privée des youtubeur•ses (et, de manière plus générale, des personnes « publiques ») ? Pourquoi la rumeur s’est-elle propagée à ce point ? Pourquoi certain•nes d’entre nous y ont cru et ont participé à la diffusion de la rumeur ?
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La rumeur concernant Marina Joyce
Une « rumeur » désigne une affirmation présentée comme vraie (sans donnée concrète permettant de justifier sa véracité) et son processus de diffusion, sa force de propagation.
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Pour Michel-Louis Rouquette, chercheur en psychologie sociale, la rumeur est constituée de quatre éléments essentiels :
- L’attribution, qui désigne la source (prétendue) de la rumeur : c’est celui/celle que le/la transmetteur•se (celui/celle qui transmet la rumeur) désigne comme garant•e de la véracité du récit.
- L’instabilité, c’est-à-dire l’ensemble des modifications du contenu de la rumeur (celui-ci évolue à chaque fois qu’un•e transmetteur•se la divulgue).
- La négativité : l’une des caractéristiques principales des rumeurs est que celles-ci relatent des événements négatifs.
- L’implication : les transmetteur•ses peuvent se sentir concerné•es par le contenu de la rumeur (et plus on se sent concerné•e, plus on y adhère, plus on la diffuse).
Souvent, les rumeurs ont pour point de départ un événement troublant, qui vient mobiliser l’attention d’un groupe – dans notre cas, les fans ont été interpellé•es par un changement d’attitude progressif de la youtubeuse dans ses vidéos : elle leur semblait de moins en moins joyeuse (entre autres choses).
Face à cet événement troublant, le groupe de viewers échange (ici, via Internet et les réseaux sociaux dans un premier temps) et tente de comprendre, d’assembler des indices – c’est le début de la diffusion de la rumeur, et le moment où les membres du groupe deviennent des « transmetteur•ses ».
En l’absence d’informations « officielles », l’inconscient du groupe va se charger d’interpréter tout ça… en effet, la rumeur se nourrit de l’absence ou de la privation d’information : pour pallier le manque, nous allons chercher à construire des informations.
La rumeur se nourrit de l’absence ou de la privation d’information : pour pallier le manque, nous allons chercher à construire des informations.
Lorsque le hasthag #SaveMarinaJoyce a pris de l’ampleur, la jeune femme n’a pas répondu dans un premier temps. Certain•es ont alors pris ce silence comme une preuve supplémentaire qui confirmait leurs théories ou ont commencé à chercher des indices « cachés » en décortiquant ses vidéos, en interprétant ses silences, ses expressions…
À chaque fois qu’un•e transmetteur•se intervient et parle de la rumeur, son contenu peut être modifié : des détails peuvent être ajoutés ou supprimés, le contenu peut être reconstruit différemment… tous ces changements ne sont pas forcément volontaires : c’est nous et aussi tout notre inconscient et toutes nos angoisses qui parlons.
Tour à tour, les internautes ont suggéré que Marina Joyce était victime de violences conjugales, puis kidnappée, puis kidnappée par Daesh, puis sous l’emprise de drogues…
Tou•tes les participant•es à cette gigantesque conversation n’étaient pas tou•tes convaincu•es par ces scénarios, mais transmettre une rumeur n’implique pas d’y croire… Et même celles et ceux qui ne croyaient pas un traître mot de la rumeur, en la commentant, pouvaient contribuer à la diffuser.
En fin de compte, la rumeur créée autour de la jeune youtubeuse peut nous fasciner – à la manière de certaines légendes urbaines
(un chouette article de Slate fait ce parallèle), et comme une légende urbaine, l’histoire de Marina Joyce devient une sorte d’écran projectif : chacun•e y met un peu de son histoire, de ses peurs, de ses angoisses, de ces émotions…
Le danger, par rapport à une légende urbaine, c’est qu’ici le « personnage » au centre l’histoire est une personne réelle – et que cette affaire peut avoir des impacts réels sur sa vie, sa santé, son bien-être.
Mais alors, pourquoi a-t-on diffusé la rumeur ? Pourquoi certain•es d’entre nous y ont (un peu) cru ?
Sous notre article qui parlait du phénomène autour de Marina Joyce après les démentis en « live » de Marina Joyce, certain•es se sont interrogé•es :
« Pourquoi moi, qui suis d’ordinaire rationnelle, j’y ai un peu cru ? Pourquoi j’ai désiré parler de l’histoire, la répéter aux autres, échanger avec le groupe ? »
D’abord, ce phénomène fait partie des mécanismes de la rumeur : nous sommes face à une information nouvelle, d’une inquiétante étrangeté, et nous en parlons pour en savoir plus, pour se rassurer, se libérer, convaincre nos interlocuteur•trices que notre avis est le bon…
On en parle aussi parce que tout le monde en parle – en participant au sujet, nous nous conformons au groupe. À ce titre, la rumeur répond à un besoin et une « utilité » sociale : elle rassemble les membres d’un groupe autour d’un sujet.
Nous sommes également tenté•es d’en parler parce que nous nous sentons concerné•es. Les youtubeur•ses sont symboliquement « proches » de nous – ce qui facilite l’identification (au fond, ils/elles pourraient être nous, ou un•e membre de notre entourage).
La rumeur nous permet de comprendre le monde, de coller un scénario pour que les événements soient cohérents.
Dans le même sens, nous pouvons croire la rumeur lorsque sa source nous paraît crédible (« C’est l’ami d’un ami qui a dit que ») et lorsque l’information semble vraisemblable, réaliste. Par exemple, en 2016, suggérer qu’une jeune femme est victime de violences conjugales est malheureusement plausible.
La rumeur séduit aussi parce qu’elle propose une explication… elle nous permet de comprendre le monde, de coller un scénario pour que les événements soient cohérents – à la manière d’une théorie du complot.
Et, comme les adeptes des théories du complot, celles et ceux qui croient à la rumeur peuvent avoir un « biais de confirmation d’hypothèses » : une tendance à ne chercher ou à ne retenir que les informations qui confirment nos croyances, et à ignorer ou rejeter celles qui la contredisent.
Avec ce biais, tout peut devenir une preuve : dans l’une des vidéos de Marina Joyce, le doigt d’une autre personne apparaît à l’image – il n’en fallait pas plus pour que l’on pense que ce doigt appartenait forcément au kidnappeur.
L’émotion collective provoquée par le phénomène #SaveMarinaJoyce
Lorsque l’on parcourt le fil lié au hashtag #SaveMarinaJoyce, on peut être frappé•e par l’émotion présente dans une multitude de tweets – une émotion collective, ressentie au niveau du groupe.
Une émotion que, peut-être, nous n’aurions pas ressentie dans d’autres conditions.
Gustave Le Bon décrivait la foule ainsi :
« [C’est un ensemble d’individus qui possèderait] une sorte d’âme collective qui les fait sentir, penser, et agir d’une façon tout à fait différente de celle dont sentirait, penserait et agirait chacun d’entre eux isolément. »
Les auteures Silvia Krauth-Gruber, Virginie Bonnot et Ewa Drozda-Senkowska, dans l’un des chapitres de l’ouvrage Les Peurs collectives, expliquent que l’émotion collective peut exister de deux manières :
- Elle peut être une émotion de groupe, c’est-à-dire une émotion partagée par l’ensemble des membres d’un groupe lorsqu’ils sont exposés à un même événement au même moment.
- Elle peut également être une émotion « au nom de son groupe », qui apparaît lorsqu’un groupe ou l’un•e de ses membres est confronté•e à un événement qui induit une émotion, alors même que l’on n’y a forcément été personnellement ou directement exposé•e (en d’autres termes, nous ressentons une émotion liée à notre groupe d’appartenance).
Au moment de la propagation du hashtag #SaveMarinaJoyce, les deux ingrédients sont présents et ont nourri la projection.
Silvia Krauth-Gruber, Virginie Bonnot et Ewa Drozda-Senkowska notent que l’émotion collective n’est pas toujours favorable au raisonnement – c’est l’émotion qui prend le pas.
Nous avons besoin de temps pour organiser nos pensées, pour être à nouveau capables de discerner la réalité, capables d’identifier une rumeur.
Nous ressentons un tas de choses et nous avons besoin de temps pour organiser nos pensées, pour être à nouveau capables de discerner la réalité, capables d’identifier une rumeur… ce qui pourrait en partie expliquer pourquoi, quelques heures ou quelques jours après le lancement du fameux hashtag, certain•es d’entre nous ont eu la sensation de « se réveiller » et n’ont pas compris comment ils/elles avaient pu alimenter cette peur collective…
En fin de compte, au-delà de ces mécanismes de rumeur et de notre émotion collective, l’affaire peut nous permettre de réfléchir à la manière dont on perçoit les youtubeur•ses, les blogueur•ses et les personnages un peu publics : personne n’appartient à son audience.
Peut-être que Marina Joyce a un problème – peut-être qu’elle est triste, qu’elle traverse un mauvais moment : son histoire lui appartient, et elle n’a aucune obligation de répondre à la rumeur…
Pour aller plus loin…
- Un article de Sciences Humaines sur les théories du complot
- Un dossier de Sciences Humaines sur la rumeur
- Un article de la Revue électronique de psychologie sociale sur les biais cognitifs
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