Imaginons une histoire : lundi 30 mai, confortablement affalée sur votre clic-clac, vous regardez d’un œil torve une émission mi-people mi-société en tripotant votre smartphone (ou ce qui vous chante). Stupeur, tremblements et séisme politico-people : Luc Ferry se met à balancer l’histoire d’un ancien ministre s’était « fait poisser à Marrakech dans une partouze avec des petits garçons ». Sans citer le nom dudit ministre, ni ceux de ses sources, parmi « les plus hautes autorités de l’État ».
La suite est un effet boule de neige effrayant, en moins de trois jours, toute la classe politique y est allée de son petit commentaire et le parquet de Paris ouvre une enquête préliminaire… C’est parti, les rumeurs grondent : on dit que tout le monde savait, on dit que ce serait un type de gauche, on dit que ce serait un type de droite… Personne ne sait vraiment, mais une chose est certaine : tout le monde parle (cf ce papier d’Arrêt sur Images).
La rumeur : définition
Désignant à l’origine un « bruit confus de voix émanant de la foule », la rumeur est considérée comme une affirmation générale présentée comme véridique sans toutefois qu’aucune donnée concrète ne vienne confirmer son exactitude. Et c’est aussi là que les choses se gâtent : nous n’avons pas besoin de croire, d’adhérer à la rumeur pour la répandre… Elle a une utilité sociale.
Le psychologue social Michel Louis Rouquette découpe le phénomène de rumeur en trois classes (et sept caractéristiques) :
La situation
– Généralement, la rumeur naît dans une situation de crise.
Dans le cas du Ferry-gate : Check. La situation de crise est actuellement prégnante et a fortiori dans le monde politique : échéances électorales, scandales liés à l’affaire DSK et affrontements droite/gauche amplifiés… Quelle que soit l’issue du Ferry-gate, le terrain était propice à une sur-médiatisation et au lancement de rumeurs.
– L’information transmise est réduite et c’est face à cette privation d’informations que nous allons commencer à créer des rumeurs.
Dans le cas du Ferry-gate : Check. Au départ, une information floue est lancée, « un ancien ministre aurait fait… ». Luc Ferry et Cie n’apportant aucune précision supplémentaire, c’est le début de la fin, et il ne nous reste plus qu’à imaginer nous-mêmes : qui, quand, où ? Les prémisses de rumeurs fourmillent.
Le processus de transmission
– Les moyens de transmission sont à la fois formels (médias) et informels (bouche-à-oreille).
Dans le cas du Ferry-gate : OBVIOUSLY. L’ancien ministre ayant présenté ses propres propos sous forme de « on m’a dit que… », l’origine du scandale pourrait bien être elle-même issue d’un bouche-à-oreille… Les médias habituels (télévision, presse et radio) se braquent sur tous les protagonistes politiques éventuels et communiquent à gogo, pendant que tout un chacun répand sa propre version de l’histoire sur Twitter, Facebook et autres dîners de famille.
– La communication/transmission se déroule entre des individus concernés.
Dans le cas du Ferry-gate : les protagonistes envisagés sont des hommes politiques, en ce sens censés (je dis bien : CENSES) être au service de la population… En ce sens, nous pouvons tous nous sentir concernés par le dénouement de l’affaire (et souhait suivre son évolution au plus près – aka cliquer compulsivement sur les boutons « refresh » des pages d’actu).
Le contenu
– Le message d’une rumeur peut connaître plusieurs transformations au cours de sa transmission.
Dans le cas du Ferry-gate : « ce serait un type de gauche », « ce serait un type de droite et sa femme enragée par la découverte aurait démonté la chambre d’hôtel », « ce ne serait pas le seul à avoir été épinglé pour ces histoires », « il y aurait eu aussi le directeur d’un théâtre qui »… Bref : vous voyez le genre.
– Le contenu de la rumeur est lié à l’exercice d’une pensée sociale.
Dans le cas du Ferry-gate : c’est-à-dire que les messages que nous transmettons auraient un côté « projectif », ou du moins ne serait pas sans rapport avec nos croyances, idéologies et pensées. Dans notre cas, cela a pu se traduire par des réactions clivées entre partis politiques (entre sentences fermes sur la culpabilité du coupable éventuel et soupçons de rumeur).
– Le contenu d’une rumeur a un rapport avec l’actualité.
Dans le cas du Ferry-gate : là, j’ai envie de vous hurler : QUINE ! BINGO ! BANCO ! Les scandales politico-sexuels battent leur plein, c’est comme qui dirait le moment ou jamais de tout balancer (le reste ? Fukushima ? On s’en tape ! La spanish revolution ? Un détail ! Non, nous, ce qui nous intéresse c’est le concombre tueur et le politique agresseur, voilà…).
L’histoire psycho-sociale ne s’arrête pas là, et lorsque Rouquette nous explique « le syndrome de rumeur », il attribue quatre ingrédients supplémentaires (autrement nommés « traits ») :
- L’implication de ceux qui la transmettent
Les personnes relayant les rumeurs sont souvent concernés (de plus ou moins près) par les messages qu’ils transmettent. Ce taux d’implication peut varier selon la nature et le nombre des caractéristiques en jeu (une rumeur attirera plus votre attention si elle porte sur une chose qui vous touche de près, votre domaine d’étude, l’un de vos professeur… et qu’elle va dans le sens de vos valeurs). Plus nous nous croyons impliqués, plus nous allons adhérer à la rumeur et la diffuser.
Dans le cas du Ferry-gate : comme dit plus haut, nous nous sommes sentis concernés par l’affaire, à des niveaux certes différents (nous = 1, les anciens ministres = 9).
- L’attribution
N’oublions pas que la rumeur est essentiellement un discours rapporté : il n’est non pas un témoignage, mais le témoignage du témoignage. En ce sens, l’objet est décalé dans le temps et l’espace par rapport à celui qui le recevra… La rumeur est donc invérifiable directement et ce point est justement compensé par l’attribution : on joint au message une indication concernant sa source.
L’auteur présente deux grandes formes d’attribution :
=> l’attribution anonyme ou quasi-anonyme, qui fonctionne par sa généralité en tant que support d’identification (« on m’a dit que », « la cousine du type qu’une fille connaît »). => l’attribution à une personne ou à un groupe dont la compétence est en principe reconnue par tous les partenaires de l’échange ( vous ne connaissez personne qui clôt un débat en hurlant « ce sont les chiffres de l’INSEE/METEO FRANCE !! »)… Ce qui renvoie par ailleurs à l’appartenance sociale des individus.
Dans le cas du Ferry-gate : anarchie et défiance des règles psycho-sociales, ici chaque forme d’attribution est présente et nous avons tant pu écouter (prudemment mais avec délectation) les propos de la voisine du dessous (qui avait une cousine qui connaissait l’assistante de Truc et qui a dit que…) que les sentences assénées par les médias officiels (« c’est Yves Calvi qui l’a dit ! »).
- La négativité
On ne va pas se mentir : les rumeurs positives restent exceptionnelles. Triste constat, nous avons tendance à vibrer pour les histoires sordides, les menaces, les agressions, les dangers… Et pour cause, dire du mal de quelqu’un revient implicitement à dire du bien de nous-mêmes (autrement dit : ils sont dans la merde, pas nous HA). Ce trait permet aussi de renforcer la cohésion sociale de son propre groupe.
Dans le cas du Ferry-gate : bingo, les rumeurs relatives à l’affaire ne correspondent pas exactement aux happy endings et sont plutôt sordides (« mineurs vraiment jeunes… orgies… »).
L’instabilité du message
Par oubli, ajout et restructuration, le destinataire déforme ce qu’il a entendu… Et peut tirer le message dans le sens de ses préoccupations. Ce trait insiste sur le fait que la rumeur est un produit, résultant en ce sens d’un processus de production, avec des aléas qui lui sont propres.
Dans le cas du Ferry-gate : l’effet boule de neige… Nous retenons tous un peu ce qui nous arrange de ces histoires, ce qui nous conforte dans nos positions (« je vous l’avais bien dit! Tout part à veau l’eau! »).
Largement discutée en sciences sociales, la notion de rumeur reste problématique, complexe, abstraite… et changeante. S’il n’y avait qu’une chose à affirmer aujourd’hui, c’est qu’en tout cas le terrain politique est particulièrement propice à ce phénomène, si tant est que ce ne soit pas l’inverse (dixit le controversé Philippe Aldrin**). Enclencher une rumeur permet aux protagonistes de lancer une flèche officieuse et anonyme, réduisant ainsi les risques d’une prise de parole… Par ailleurs, la rumeur s’avère tout aussi pratique lors de débats entre « novices/non-initiés/non-experts » de la politique et permet de tomber sur un point d’accord (par « humour, soupçon ou dénégation »). Nous ne sommes sûrs de rien, si ce n’est que la rumeur aurait bien un rôle social, quel qu’il soit.
Si certains défendent les hommes/femmes politiques en brandissant le droit à la vie privée, d’autres applaudissent cette ouverture « du couvercle »… Ces rumeurs ne sont-elles qu’un grand déballage, un lavage de linge sale en public ? Ou peuvent-elles être le signe d’une demande de transparence de nos politiques, d’une envie de justice plus que de morale ?
** OUI, il y a des controverses en sciences sociales. Aussi intenses que les tweet-clash des stars de la blogo. OUI.
Pour aller plus loin
- La vidéo d’une conférence de M.L. Rouquette « La propagande : rumeurs, réduction, accentuation, assimilation et guides d’opinion »
- Un article de M.L. Rouquette « le syndrome de rumeur »
- Une première version d’un chapitre de P. Aldrin « penser les rumeurs »
Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.
Les Commentaires
Le sourire de l'ange, visiblement c'est la rumeur la plus répandue au collège puisque je l'ai vécue aussi. Pas autant que vous visiblement, m'enfin effectivement, juste de relire l'histoire, ça m'a re-glacé le bidou. Vieux réflexe.
Les rumeurs, c'est sympa. Quand on les raconte, on se sent un peu Gossip Girl, un peu borderline, à mentir sans mentir vraiment. Mais enfin ce sont aussi des rumeurs qui lancent les préjugés, et qui font que des gens se retrouvent totalement ostracisés.
Sur ces quelques clichés à la c**, juste histoire de dire, je m'en revais : D