Ma journée avait bien commencé, mais à peine réveillée, je suis tombée sur cet article de Jezebel résumant la petite bagarre entre Rihanna et Liz Jones, une journaliste du Daily Mail.
Dans un de ses papiers, Liz Jones s’en est pris à Rihanna en l’accusant d’être un mauvais modèle pour les jeunes filles — un vieux refrain fatigué qui revient assez régulièrement quand on parle de la chanteuse.
Rihanna s’est déjà longuement étendue sur le sujet, insistant sur le fait qu’elle n’avait jamais eu la vocation de servir de modèle à qui que ce soit, que c’était aux parents (ou à leurs équivalents) de s’occuper de l’éducation et du bien-être de leurs enfants, et certainement pas aux artistes.
Elle se contente de vivre sa vie comme elle l’entend et ne se gêne effectivement pas pour l’afficher — comme une grande partie des gens, célèbres ou non, qui ont accès à Internet à notre époque.
Elle ne s’est donc pas gênée non plus pour répondre à la journaliste en l’affichant publiquement sur son compte Instagram, partageant une photo peu flatteuse de Liz Jones en l’accusant de faire preuve d’aigreur et d’amateurisme.
Elle n’est pas parfaite, certes, mais elle n’a jamais eu l’intention de le devenir ; elle est elle-même, tout simplement, et ne comprend pas qu’on s’acharne encore et toujours à lui reprocher son attitude.
Et qu’on soit d’accord ou non avec Rihanna (et tous les autres artistes qui en ont leur claque qu’on leur reproche de pourrir le cerveau des enfants innocents de ce monde), il faut bien avouer que l’article de Liz Jones est absolument puant, dégoulinant de mépris, de slut-shaming, de fausses informations et de jugements moraux à deux balles.
Du slut-shaming en veux-tu en voilà
La cerise sur le gâteau ? Selon Liz Jones, Rihanna « encourage la consommation de drogues, d’alcool et le port de vêtements qui invitent au pire, au viol, et au mieux, au manque de respect ».
Donc on en est encore là, si tu t’habilles comme Rihanna, tu risques de te faire violer, et ce sera ta faute, fallait pas montrer ton cul à ces pauvres violeurs qui ne peuvent pas aller contre leur nature et se retenir de te sauter dessus. C’est vrai quoi, merde, pensez un peu à eux, c’est difficile, avec toutes ces femmes qui se pavanent à moitié à poil et qui osent dire non après, c’est pas marrant tous les jours.
Mieux encore, et toujours selon elle, il est tout à fait normal qu’on demande aux femmes de limiter ce genre de comportement et qu’on laisse les hommes le faire librement. Après tout, les jeunes femmes sont beaucoup plus influençables que les jeunes hommes — il faut donc leur dicter une conduite respectable, et laisser les « comportements à risques » aux artistes masculins.
Et si ressortir une photo du visage tuméfié de Rihanna, conséquence déchirante des évènements survenus en février 2009, lorsque Chris Brown s’est acharné sur elle, ne la dérange pas, elle se refuse à publier des photos des mouvements de danse de la chanteuse, jugés trop provocants pour un journal familial.
Elle va même jusqu’à juger une bague portant l’inscription « Bad » portée par Rihanna : « même ses bijoux sont à l’opposé de la féminité : durs, onéreux et agressifs ». On nage en plein délire.
Go RiRi !
Une journaliste habituée aux insultes gratuites
Mais tout ça n’a, au final, pas grand chose à voir avec Rihanna – elle est loin d’être la première « victime » de Liz Jones. Grande habituée des diatribes accusatrices, la journaliste s’est déjà payé un paquet de célébrités dans ses chroniques du Daily Mail.
Également cité par Jezebel, cet article sur la présentatrice britannique Holly Willoughby est assez gratiné. Tout part d’une photo postée par la jeune femme, affichant fièrement son visage « sans maquillage ».
Scandale pour Liz Jones, qui y voit une grosse tartine d’hypocrisie et trouve le procédé humiliant pour les « vraies » femmes qui n’ont pas les moyens de se payer tous les soins qu’Holly et ses collègues peuvent se permettre.
En effet, c’est facile de montrer sa tête sans maquillage quand on a « les sourcils, les cils et les cheveux teints, des extensions de cils et de cheveux, et la peau bronzée ». Alors c’est de la triche, c’est véhiculer une image faussée de la femme sans artifices, c’est du gros foutage de gueule.
Et d’ailleurs, elle se fout pas de notre gueule, elle. Quand elle poste une photo d’elle sans maquillage c’est une vraie, une authentique, un cliché peu flatteur, pris au saut du lit, avec cernes et rougeurs — comme les vraies
femmes.
Selon elle, ces femmes célèbres qui nous font baver avec leur teint parfait sans maquillage sont des tyrans, elles savent que les hommes détestent le maquillage (huh ?!) et prétendent qu’elles n’ont pas besoin d’aide (contrairement à nous, pauvres mortelles aux pores dilatés).
Elle trouve ça grossier de montrer sa face nue au monde, et pense que se maquiller fait partie de notre féminité (donc si tu ne te maquilles pas, tu n’es pas une femme, autant te prévenir tout de suite). Celles qui prétendent ne pas en avoir besoin ou envie sont des hypocrites, des méchantes sorcières, des anti-féministes.
La haine et la rage comme fond de commerce
Forcément, après avoir lu ces deux torchons, je n’ai pas pu résister : je suis allée fouiller dans les archives de Liz Jones. Et je n’ai pas été déçue du voyage.
Je dois me faire violence pour ne pas porter de jugement hâtif sur cette personne que je ne connais pas — je ne sais pas qui elle est vraiment, je ne la connais pas personnellement, c’est donc assez difficile de juger sa personnalité en ne m’appuyant que sur ses articles.
Mais ce ton condescendant et gratuitement méchant qu’elle emploie sans cesse me donne l’impression de lire le blog d’une adolescente en crise, qui tente de s’élever en marchant sur la gueule de ses semblables.
Elle semble si sûre d’elle, de ses opinions, de sa vision des choses, qu’elle tente par tous les moyens de l’imposer à ceux qui la lisent. Ses jugements sont pernicieux, violents, puérils et vicieux.
Au moins, elle a le mérite de s’exprimer sans sous-entendus, et ne se gêne pas pour dire, mot pour mot, « je n’aime pas X parce qu’elle est moche et qu’elle s’habille mal ».
Qu’est-ce que le hate-reading ?
Mais que dire des gens qui, comme moi, passent des heures à lire ce genre d’articles en s’écrasant la paume sur le front de manière répétitive et douloureuse ? Nous faisons partie d’un club extraordinaire et mystérieux : le club des hate-readers.
Qu’est-ce que le hate-reading ? C’est une pratique qui consiste à lire des blogs, magazines, commentaires ou forums qui nous agacent, nous énervent ou nous révoltent, volontairement.
On sait pertinemment qu’aller sur tel ou tel site nous filera de l’urticaire, mais quelque chose nous pousse à le faire quand même. C’est une forme de curiosité malsaine, de réflexe masochiste qui devient presque obligatoire dans notre routine de lecture.
Des communautés entières y sont consacrées, comme les forums de GOMI (Get Off My Internets — « Dégage de mes Internets ») qui commentent blogs et magazines anglo-saxons avec bile et sarcasme.
En pratiquant le hate-reading, j’éprouve une forme de plaisir — pas du plaisir pur, mais une forme de plaisir. Ça me permet non seulement d’identifier ce que je n’aime pas, mais aussi de mieux comprendre pourquoi je n’aime pas ça.
Plus je m’enfonce, plus je me sens obligée de justifier ce sentiment de dégoût, de haine ou de rage que provoque la lecture de certains textes. Je dois m’expliquer à moi-même pourquoi ça me révolte, théoriser sur la question pour étoffer mon discours sur le sujet, pour éviter de me contenter d’un simple « j’aime paaaaas » enfantin.
Il faut que je sois capable d’expliquer pourquoi je n’aime pas telle ou telle chose et pourquoi je m’impose la lecture de textes qui me mettent hors de moi. Pourquoi je provoque volontairement des réactions négatives dans mon cerveau alors que je pourrais consacrer ce temps à faire quelque chose de plus constructif et positif.
Langue de pute…
Le cercle est d’autant plus vicieux que les sites que je hate-read me poussent à me sentir supérieure (« je ne suis pas ces personnes, je suis donc meilleure ») et que les forums plein de gens qui commentent leur hate-reading me font monter d’un cran dans la supériorité (« je ne perds pas mon temps à commenter le contenu des blogs que je hate-read, je me contente de lire ce que les autres en disent par curiosité, je suis donc meilleure »).
Avec le recul, il est évident que je ne me sens pas plus vertueuse que celles qui écrivent ou celles qui commentent : c’est un sentiment passager. Lorsque je lis un message de haine dans un commentaire, mon premier réflexe est de me distancier de cette personne, et je ne visualise cette distanciation que sur un axe vertical : je m’élève donc au-dessus de cette personne qui « s’abaisse » à fracasser une inconnue pour le plaisir de lui mettre un petit taquet.
Mais je redescends très vite, c’est un sentiment passager motivé par l’envie de m’éloigner le plus vite possible de tout ça, pour apaiser ma conscience (si je suis révoltée par un tel déferlement de haine gratuite, c’est que je vaux certainement mieux).
…et mauvaise conscience
Bien sûr, ça n’est pas aussi simple. En consommant dans l’ombre, au lieu de me concentrer sur des activités positives, je participe à tout ce bordel. Je suis un témoin silencieux, et honnêtement, je ne sais pas si ce n’est pas pire qu’afficher publiquement ses griefs.
Je me retiens consciencieusement de commenter publiquement les blogs/articles qui m’agacent pour les mauvaises raisons. Dans le cas de Liz Jones, ses propos me révoltent parce qu’ils sont insultants et aberrants et qu’ils véhiculent des idées rétrogrades, blindées de jugements contre lesquels je me bats activement dans la vraie vie.
Je ne supporte pas le slut-shaming et je ne supporte pas non plus qu’on attaque quelqu’un sur son physique, sa façon de vivre sa vie, ou de s’habiller, mais ça, ça me regarde.
En revanche, quand une blogueuse mode se prend une volée de bois vert parce que sa dernière tenue est jugée « moche », j’ai beaucoup plus de mal à participer au lynchage public. Ce qui ne veut pas dire que je suis une âme pure qui n’émets aucun jugement de ce genre : il est évident que j’ai un côté langue de pute, j’essaye simplement d’en minimiser l’étalage, parce que ça me dérange personnellement, mais c’est mon choix et je ne cherche pas à l’imposer aux autres.
L’avantage, c’est que nous vivons dans un monde où n’importe qui peut s’exhiber, prendre la parole, s’afficher, partager des morceaux de vie avec de parfaits inconnus. C’est le paradis de tout bon hate-reader qui se respecte : il y a à bouffer partout.
Les sites comme xoJane qui se spécialisent dans le partage à outrance, les témoignages crus et détaillés et l’étalage de vie industrialisé font mon bonheur. C’est d’ailleurs là que j’ai découvert Cat Marnell, qui manque cruellement à ma routine de lecture.
Malgré toute la culpabilité que je peux ressentir, malgré l’envie que j’ai parfois d’arrêter de lire des trucs qui m’agacent pour consacrer mon temps à des activités plus productives, je finis par me concentrer sur l’aspect positif de cette mauvaise habitude.
Ça me force sans arrêt à remettre mes opinions en question, à constater mes changements de points de vue, à affiner mon discours sur différentes problématiques, à comprendre les arguments des parties adverses et à me donner des exemples concrets sur lesquels m’appuyer quand je prends la parole.
Alors bien sûr, dans certains cas c’est purement gratuit et j’essaye de limiter mes accès de méchanceté, mais c’est un plaisir coupable dont on met du temps à se débarrasser.
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