La couverture est la même pour les éditions américaine et française, et l’image de celle qui a trop longtemps été réduite à une désirable créature n’y apparaît pas. C’est que pour une fois, l’argument de vente n’est pas la beauté sculpturale d’Emily Ratajkowski. Pour une fois, le corps de la célèbre mannequine et actrice ne sera pas dit par les mots des autres, mais par les siens.
My Body raconte l’histoire d’un corps parfait, d’un corps-marchandise, mais surtout d’un corps de femme. Et s’il faut bien reconnaître qu’Emrata n’a pas la plume de Virginia Woolf, son texte manifeste néanmoins une pensée lucide et sincère, en plus de constituer le témoignage précieux d’une époque.
Le corps d’Emily Ratajkowski, un corps de femme avant tout
My Body se présente à première vue comme une collection de souvenirs. Le premier chapitre est ainsi consacré à l’enfance, à une figure maternelle obsédée par sa propre beauté et, par procuration, par celle de sa fille :
« Ma mère semble considérer la façon dont ma beauté est reconnue dans le monde comme un miroir qui reflète la mesure de sa propre valeur. »
Quand Emrata raconte ses premiers pas dans le mannequinat, il est question de bien plus que de la violence désormais bien connue du milieu ou de ses critères délétères — « plus j’étais mince plus je décrochais de shootings », lit-on sans s’en étonner.
Elle parvient en effet à rendre compte de la relation à son propre corps qu’a pu induire cette activité, autant qu’elle insiste, honnête, sur l’importance de la dimension financière de ce qui a d’abord été pour elle un job étudiant. Car si elle adapte son comportement, son attitude et son corps, c’est « avec un objectif en tête : l’argent ».
Puis la carrière et la vie d’Emrata basculent en 2013, avec la sortie du clip de Blurred Lines. Pour accompagner leur chanson, Robin Thicke, Pharrell Williams et T.I. choisissent de faire danser derrière eux trois femmes, nues dans la version non-censurée, presque nues dans la version commerciale.
Parce qu’Emrata était l’une de ces trois femmes, elle devient, à vingt-et-un ans, un sex-symbol mondial. Alors que son corps était son outil de travail, il devient soudainement son identité. Alors qu’elle ne s’intéressait qu’à l’argent que pouvait lui rapporter le mannequinat, elle se met à rêver de « puissance ».
Et si elle se réjouit des opportunités professionnelles que lui ont offert ces quelques minutes de vidéo et les polémiques qu’elles ont suscité, elle n’oublie pas, en nous plongeant dans les coulisses du tournage du clip, d’en rappeler le prix. Elle raconte ainsi l’agression qu’elle a subie, alors que Robin Thicke lui a attrapé les seins sans son consentement au milieu du plateau.
Emily Ratajkowski, une femme au vécu marqué par la violence des hommes
On ne s’attend pas à se reconnaître dans le témoignage de l’une des mannequines les plus influentes de l’époque. Et pourtant, quand Emrata revient sur ses souvenirs d’adolescente, quand elle partage ses réflexions sur son propre corps, on se lit bien plus qu’on ne pouvait l’imaginer.
Elle raconte ainsi les viols commis par son premier compagnon, qui profite une première fois du manque d’assurance d’une toute jeune femme incapable d’exprimer son refus, et une seconde fois de son ivresse. Plus marquant encore, elle revient sur la difficulté de nommer et d’accepter son propre vécu : quand elle confie enfin ces scènes à l’une de ses amies et que cette dernière les qualifie de « viols », elle refuse de l’entendre.
Quelques années plus tard, alors qu’une ancienne camarade porte plainte pour viol contre ce même homme, Emrata est assaillie par une injuste culpabilité, et s’en voudra de ne pas avoir eu le courage de dénoncer son agresseur.
Une prise de conscience féministe en deux temps
Mais le plus précieux dans My Body reste peut-être la prise de conscience féministe d’Emily Ratajkowski. Par ses souvenirs d’enfance et de carrière, c’est bel et bien cette réflexion qu’elle développe en filigrane – réflexion qu’elle reconnaît elle-même inachevée et imparfaite.
Aux violentes critiques du clip de Blurred Lines qui reprochaient à Emrata d’objectifier volontairement son corps, elle commence ainsi par répondre qu’elle se sent libre de disposer de son corps comme elle le souhaite :
« J’avais alors conscience de bénéficier d’atouts tout à fait désirables et j’étais fière d’avoir construit une vie et une carrière grâce à mon corps. »
Ces réflexions sur la possibilité de se construire par son image et par son corps, Emrata en parle au passé. Peu à peu, la mannequin prend en effet conscience que ce n’est pas tant sa beauté qui est valorisée que le fait qu’elle plaît aux hommes. Le pouvoir qu’elle conquiert par l’usage qu’elle fait de son corps ne lui appartient donc pas, puisqu’il est entièrement dépendant du désir que les hommes ont pour elle.
Et s’il lui avait « toujours paru évident que la femme la plus désirable, la plus attirante, c’était toujours celle la plus puissante quel que soit l’endroit où elle se trouvait », elle prend soudainement conscience d’ « à quel point le pouvoir de n’importe quelle femme est limité quand elle survit dans le monde, même si elle réussit, comme un objet à regarder ».
C’est ce qui lui permet d’interpréter très justement l’agression de Robin Thicke lors du tournage de Blurred Lines :
« Par ce seul geste, Robin Thicke avait rappelé à toutes celles qui se trouvaient sur le tournage que nous, les femmes, n’étions jamais aux commandes ».
Alors on peut, bien sûr, reprocher à Emrata d’avoir capitalisé sur des atouts désignés comme tels par une société patriarcale, de continuer à transmettre une image normée et objectifiante du corps des femmes. Mais on peut aussi saluer sa lucidité — et, pour une fois, l’écouter plutôt que la regarder.
« J’ai capitalisé sur mon corps dans les limites d’un monde cishétéro, capitaliste, patriarcal, un monde dans lequel la beauté et le sex-appeal ne sont valorisés qu’à travers la satisfaction du regard masculin. Si j’ai acquis de l’influence ou un statut, c’est uniquement parce que je plaisais aux hommes. Une situation qui m’a permis de frôler la fortune et de m’offrir une certaine autonomie mais qui, en aucun cas, ne m’a donné une authentique émancipation. Cette autonomie, je ne la conquiers qu’à partir de maintenant, après avoir rédigé ce livre et donné voix à ce que j’ai pu penser et vivre. »
My Body d’Emily Ratajkowski, en français, 19€
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