Quand j’étais petite, comme pas mal d’enfants, les écrans c’était ma drogue, la télé mon addiction.
Je percevais ça comme un autre monde très lointain et j’aspirais secrètement à en faire partie pour découvrir tous ses secrets. J’y croyais autant que de réussir à intégrer Poudlard (ou plutôt Beauxbâtons dans mon cas — seul•es les vrai•es savent).
Je savais croyais ça impossible.
Et puis j’ai fait des études de cinéma, et alors que j’aspirais à devenir une grande réalisatrice d’art et d’essai — à l’époque, mon fruit totem était le melon — je me suis retrouvée à faire un stage à la technique dans une chaîne télé. Mon travail était alors de gérer le timing des directs.
Cette expérience m’a permis de comprendre pas mal de ficelles des coulisses et surtout de savoir répondre à la question suivante :
« Pourquoi le journaliste coupe toujours la parole de l’invité•e ? »
J’ai entendu des dizaines de fois des proches se plaindre de cette attitude de la part du présentateur ou de la présentatrice. Le truc, c’est que l’explication est un poil une dreadlocks un chewbacca plus compliqué qu’une simple impolitesse.
La culture du zap et le spectateur qui s’ennuie
Le nombre de chaînes à la portée de tout le monde est aujourd’hui impressionnant. Pour chaque type de chaîne existant (informations, divertissement, musique…), il y a souvent plus d’une dizaine de canaux concurrents. Comme tous les médias, les télés aspirent à avoir la meilleure audience possible.
Il est important de changer de sujet assez rapidement, car dès que la personne interviewée s’étend trop, un•e téléspectateur•trice qui s’ennuie peut zapper vers une autre chaîne.
Il/elle peut changer pour de la concurrence directe, si il/elle souhaite le même type d’information mais traité d’une autre manière, ou pour une chaîne carrément différente quand on l’a dégoûté•e de l’information. Dans les deux cas, c’est un échec.
Couper la parole et changer de sujet dès que l’on sent que ce n’est pas si intéressant que ça, c’est donc une première manière d’éviter le zapping.
Cela peut également permettre de garder la main sur l’interview, notamment quand la personne en face n’en fait qu’à sa tête, répond mal aux questions ou fait de la langue de bois…
Mais tout ceci n’est qu’une introduction à des problématiques beaucoup plus techniques et casse-têtes.
La ponctualité et les données qui ne peuvent changer
Les émissions se doivent de commencer à l’heure, sinon toute la grille est décalée. Le 20 heures doit commencer à 20 heures, c’est comme ça.
On n’a pas le droit d’accumuler de retard et si on en prend, on se retrouve obligé de couper dans ce que l’on avait prévu (temps d’interview mais aussi sujets, programmes courts, bandes-annonces…).
Si on est obligé d’annuler la diffusion d’un sujet car l’interview dure un poil trop longtemps, c’est plusieurs heures — voire jours — de travail nécessaires au traitement du sujet qui ont été perdues.
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Les émissions se doivent de commencer à l’heure, et on n’a pas le droit d’accumuler de retard.
Le temps de l’interview est également limité par tout ce qu’il y a autour : si un sujet doit être diffusé à l’invité•e, c’est 1 minute 30 de perdue, si on lui montre des images pour qu’il/elle réagisse dessus, ce sont 30 secondes supplémentaires…
Et il ne faut pas oublier de compter également le temps des génériques, jingles, plateaux d’introduction et de conclusion.
Bien entendu, tout cela est prévu par le/la journaliste et la rédaction qui estiment donc une durée d’interview et préparent une liste de questions en conséquence.
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Un seul mot d’ordre : PRÉPARATION
- Le problème du « serpent qui se mord la queue »
Par sécurité, le/la journaliste prépare toujours un peu plus de questions que prévu au cas où l’interviewé•e ne serait pas assez bavard•e ou particulièrement efficace. Sauf qu’en préparant un peu plus de questions, cela attise la curiosité de l’interviewer•euse qui va donc souvent chercher à tout de même avoir des réponses alors que le timing est serré.
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- Cas pratique
Imaginons qu’il y ait quatre minutes d’interview de prévues. Le/la journaliste veut poser trois questions. L’interviewé•e est très bavard•e sur la première question et au bout de deux minutes ne semble pas du tout avoir fini de répondre.
Si la personne qui questionne (accompagnée en coulisse par la rédaction voire la direction) veut des réponses aux deux autres questions, il faut couper la parole de celui ou celle qui répond tout de suite.
Si on ne le fait pas, on ne pourra pas lui poser les autres questions prévues qui ont également un intérêt.
De plus, plus une personne prend du temps à répondre, plus elle risque de s’étendre et d’être… ennuyeuse. Et d’encourager à zapper sur la concurrence.
Mais tout cela n’est que faible face au thème qui fait véritablement vibrer la télévision et les médias en général : la publicité…
La pub, le bif, la moula, le caramel
Aujourd’hui, la plupart des chaînes télévisées sont financées entièrement ou en partie par la publicité. Le salaire de la chaîne et, par extension, celui de chaque employé•e qui y travaille, est payé par les annonceurs qui diffusent un spot publicitaire.
Spot publicitaire : Publicité vidéo.
Bloc publicitaire : Suite de spots publicitaires diffusés à la suite et entourés d’un jingle d’introduction et d’un jingle de fin.
- Le problème de la non-flexibilité de la publicité
La publicité est vendue plus ou moins cher en fonction de l’heure d’écoute, du public touché, bref, de l’audience.
Les blocs publicitaires sont incompressibles, c’est-à-dire qu’on ne peut pas supprimer un spot publicitaire, sinon on doit rembourser l’annonceur. On ne peut pas non plus supprimer les jingles d’introduction ou de fin car ce n’est pas autorisé par la loi.
Les blocs publicitaires sont incompressibles, et on ne peut pas les déplacer sans conséquence.
On ne peut pas non plus déplacer ces blocs publicitaires. Si l’annonceur a payé pour que son spot soit diffusé à 20h30 et qu’on ne le diffuse qu’à 20h45, il peut râler — au mieux — voire demander un certain remboursement et/ou des diffusions supplémentaires en compensation (ce qui fait perdre du temps d’antenne).
Cas pratique ! Imaginons une chaine où il y a un bloc publicitaire à 14h20, un à 14h45 et un à 14h55. Si on diffuse celui de 45 ne serait-ce qu’avec deux minutes de retard, à 47, cela fait un retour plateau ridicule avant le bloc de 55… Et on se retrouve obligé de supprimer des sujets et/ou des minutes d’interview initialement prévus entre 48 (retour pub) et 55 (lancement du bloc publicitaire suivant).
- La durée de publicité et la loi
En fonction des chaînes, il y a un certain nombre de minutes de publicité maximum à diffuser par heure. Si elles diffusent plus, elle reçoivent une amende pas très jolie à voir du CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) et ça commence à partir de la première seconde de surplus.
Et là, accrochez-vous, ça devient un peu plus compliqué.
Imaginons une chaîne qui n’a le droit qu’à 10 minutes de publicité par heure fixe, donc entre x heures et x heures 59 minutes 59 secondes.
Il y a un certain nombre de minutes de publicité maximum à diffuser par heure.
Même si sur le papier, il n’y a que 8 minutes de publicité prévues sur 18h-19h puis 9 minutes 30 sur 19h-20h… Si le bloc publicitaire de 5 minutes de 18h55 est diffusé avec ne serait ce qu’une minute de retard, donc 18H56, parce que l’interview de l’invité a un poil trop duré…
Cela donne une minute de pub qui aurait dû être diffusée de 18h59 à 19h est en fait diffusée de 19h à 19h01. Cumulée avec les pubs déjà initialement prévues sur le créneau 19h-20h (9mn30), cette minute supplémentaire sur ce créneau fait que l’on monte à 10mn30 de pub entre 19h et 20h, ce qui signifie donc : AMENDE, et perte de flouz.
En conclusion…
Il faut voir tout ça comme un nœud de difficultés à prendre en compte. Couper la parole de son invité•e va bien au-delà de l’impolitesse d’un•e journaliste.
Si ce•tte dernier•e est seul•e en plateau, il/elle a été briefé•e et reste généralement en lien permanent avec la rédaction qui lui souffle des instructions via une oreillette. Les journalistes ne sont pas de simples pantins, ils sont plutôt des délégués. Leur solitude apparente n’est souvent qu’un leurre.
La télévision, c’est un travail d’équipe : plusieurs dizaines voire centaines de personnes peuvent aider à la réalisation d’une seule émission. C’est le plus souvent pour le bien de tout ce système qu’il se doit de couper la parole.
Et si le film que vous alliez voir ce soir était une bouse ? Chaque semaine, Kalindi Ramphul vous offre son avis sur LE film à voir (ou pas) dans l’émission Le seul avis qui compte.
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