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J’ai rendez-vous avec Lucie* un soir, dans un kebab juste à côté de là où elle étudie. Elle arrive un peu en retard, en réalité elle sort d’un examen.
Lucie m’explique qu’elle est étudiante en management des énergies.
Tirer une croix sur ses rêves pour sa famille ?
« Management en énergie », c’est une expression qui sous-entend l’idée de gérer et d’exploiter aussi bien que possible les ressources énergétiques du pays.
Un plan B, pour une jeune femme qui à l’origine, voulait être « océanographe » ou « écologiste ».
« J’ai raté le coche en ne faisant pas S pour l’océanographie. Et concernant l’écologie… Ici c’est très compliqué de défendre ces opinions.
Je pensais que je n’allais pas y arriver, que je n’avais pas le mental, et en plus de ça ma mère me mettait la pression : elle me disait que je ne pourrais jamais avoir une famille ici si je faisais ça… »
Lucie a essayé de lui expliquer qu’avec une activité comme celle-ci, sa famille elle la fonderait ailleurs. Et ce ne fut qu’un bâton de plus dans ses roues :
« C’était hors de question pour elle que je parte. Elle m’a dit que de toute façon elle ne me paierait pas le billet. Et puis j’ai grandi, j’ai mûri… j’ai pensé à mes frères et sœurs, elle était toute seule avec eux et je me suis dit que j’allais rester.
Et je ne regrette pas ! Car en plus, avec mon cursus je peux quand même faire de « l’environnment impact », faire en sorte que la gestion des énergies soit la plus écologique possible. »
… Certainement pas, le mot d’ordre de Lucie est et demeure « indépendance »
Lorsque Lucie mentionne sa famille, ce n’est pas anodin. Aînée d’une fratrie de quatre enfants, elle a pris en charge toute la troupe dès ses 15 ans car sa mère voyageait beaucoup.
« Mon père est là mais ils sont divorcés, c’est elle qui a la garde et elle préfère qu’il ne mette pas ses mains dans nos études, ni à la la maison et tout. »
Donc quand elle n’est pas là, Lucie devient « la deuxième maman » – et c’est toujours le cas à 23 ans.
« C’était pas si mal car j’avais ma propre liberté, j’étais autonome. J’avais la clé, elle me faisait confiance, je pouvais sortir et revenir, je ramenais des bonnes notes… »
Finalement, cette prise en charge très tôt de toute une maisonnée lui a donné le goût de l’indépendance. Et s’il faut retenir un mot qui la caractérise aujourd’hui, c’est bien celui-ci : indépendante.
Créer son propre business au Sénégal, malgré « les conservateurs »
Lucie ne s’est laissée arrêter par personne lorsqu’elle a lancé, en parallèle de ses études, son propre petit business.
« Un jour, ma grand-mère avait des mangues. Des tonnes de mangues qui commençaient à pourrir. Donc je lui ai dit « donne-les moi, je vais voir ce que je peux en faire ».
Et puis j’ai vu une vidéo sur de la confiture de mangue, alors je me suis lancée pour essayer, et c’est devenu un vrai truc : j’en fais avec plein de fruits locaux différents maintenant : maad, tamarin, bissap, ananas et d’autres ! »
Aujourd’hui, elle est entrain de réaliser les démarches pour créer légalement son entreprise. Une démarche pas automatique, dans un pays où les petits business informels fleurissent partout pour compléter les maigres salaires.
« Si je commence à avoir du succès je vais avoir une visite de l’État, on va me dire que je n’ai pas payé les impôts, ils vont rajouter aussi une amende, donc bon. Je préfère faire ça dans les règles. »
L’ambition est là donc, même si Lucie ne veut nullement abandonner le domaine de l’énergie, mais plutôt construire les deux en parallèle, les confitures étant « son vrai kiff ».
Pourtant, se lancer n’est pas si facile selon elle.
« Ici tout le monde ne trouve pas ça cool, tout le monde n’est pas d’accord. On me dit « trouve du boulot bien payé, c’est mieux, là ton revenu ne va pas forcément être fixe ».
Les gens sont très conservateurs, très fermés. Ils ont du mal à imaginer une jeune femme être indépendante, avoir ses propres sous… On me dit « mais ta mère a de l’argent, pourquoi tu te fatigues », mais ma mère, elle est pas éternelle ! », s’énerve-t-elle.
Lucie a le goût de la liberté, de l’autonomie. Et ça se manifeste dans tous les aspects de sa vie, pas seulement concernant son travail.
Détourner les contraintes pour en faire des outils d’autonomisation
Elle estime que c’est dû en partie aux responsabilité qu’elle a eues plus jeune :
« Si j’avais un grand frère je pense pas qu’il aurait fait tout ce que j’ai fait pour prendre la maison en main. La cuisine, le débarrassage, souvent les filles doivent tout faire. Mais en nous laissant tout faire, nous aussi on en profite pour devenir autonomes et être plus indépendantes. C’est une force. »
De toute façon, elle n’aurait pas pu être « conformiste » vu son ascendance, d’après elle :
« J’ai deux parents rebelles donc je ne pense pas que j’aurais pu être conservatrice. Même à la maison du coup, contrairement à la majorité des foyers, on a imposé la répartition des tâches chez mes petits frères et sœurs. »
L’indépendance, mot d’ordre dans le couple aussi
Elle compte bien transposer cette vision dans sa future vie de famille et de couple… Mais c’est loin d’être à l’ordre du jour :
« J’avais un copain, il était super bien, sérieusement c’est un gars au top. Mais il m’a rapidement mis la pression pour qu’on se marie, et les familles aussi insistaient… pour moi, ça a tué le truc. »
Lucie m’explique qu’à partir de 20 ans, ses amies commencent à se marier, et même si on n’est pas en relation, les gens commencent à te faire sentir qu’il faudrait se caser, et vite.
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J’ai le sentiment que la pression que l’on ressent à 30 ans en France arrive bien plus tôt sur les épaules des jeunes sénégalaises. Mais Lucie n’est pas de ce genre là.
« Je veux m’épanouir personnellement d’abord, et puis de toute façon, venant d’une famille divorcée, je n’ai jamais vraiment été attirée par le mariage. »
D’autant plus qu’ici, se marier veut parfois dire renoncer à ses rêves. Elle s’explique :
« Ici, t’as des gars qui sont vraiment d’accord pour laisser leurs femmes poursuivre leurs études, même à l’étranger. Mais il y en a d’autres, si tu dois te marier avec eux, tu dois oublier tes rêves ! Tu dois t’occuper des enfants et même si n’y en a pas encore, tu dois t’occuper de lui ! »
Elle me parle d’une amie brillante, qui poursuivait des études à l’étranger et a fini par rentrer… pour suivre son jeune mari, en laissant derrière elle ses études.
« Je ne comprends pas ! Elle avait toujours dit qu’elle ne ferait jamais ça, mais la pression est peut-être plus forte. »
Une vie rêvée choisie par elle-même, pour elle-même
Lorsque je lui demande quelle est sa vie rêvée, la réponse est donc toute trouvée :
« Être indépendante, même si j’ai un mari. Faire ce que j’ai envie de faire avec mon argent et qu’il n’y ait pas trop de pression sur moi. Ici, il y a des maris, tu ne peux pas aller au ciné sans eux. Moi, j’ai besoin de cette liberté là.
Ma vie rêvée c’est aussi avoir mon entreprise et bosser pour le bien de mon pays en parallèle.
Avec des enfants, oui, je veux des enfants même si je n’ai pas de mari, car je pense que c’est l’amour le plus pur qui existe. »
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Lucie n’a pas un profil très commun, selon elle, mais aussi selon son entourage. Une autre jeune femme, qui a assisté à la discussion, m’explique se reconnaître dans son discours et me confie même que ça fait du bien, vraiment, d’entendre ce genre de point de vue.
« On se sent moins seule. »
Je laisse le mot de la fin à l’intéressée, dans une citation qui représente très bien son état d’esprit :
« Je crois qu’en grandissant tu te dis « mais merde, c’est ma vie ». Si tu le fais par rapport aux autres, tu ne seras pas heureuse. Il faut vivre pour soi-même, il faut y trouver son intérêt. »
*Le prénom a été modifié.
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