Mardi 20 février, une femme de 66 ans, Marie-Pierre J., a été exécutée à bout portant par son ex-époux, 72 ans, avant que ce dernier ne se donne la mort. Les faits se sont déroulés en plein cœur de Montpellier, sur le parvis du tribunal où les deux avaient rendez-vous « devant le juge des affaires familiales aux fins de liquidation de leurs intérêts patrimoniaux à la suite de leur divorce prononcé en 2016 », a fait savoir à la presse Fabrice Belargent, le procureur de Montpellier.
Un féminicide révélateur d’une réalité trop souvent invisibilisée : celle des violences conjugales chez les seniors. Éclairage avec Margot Giacinti, spécialiste des féminicides, docteure en science politique, rattachée à l’École Normale Supérieure de Lyon et au laboratoire Triangle.
Madmoizelle. Il existe peu d’études au sujet des féminicides visant les femmes âgées. Pourtant, selon les derniers chiffres du ministère de l’Intérieur, datant de 2019, près d’une victime sur cinq est âgée de plus de 70 ans. Comment expliquer une telle invisibilisation ?
Margot Giacinti. Si on prend en compte les femmes proches de la retraite, on peut même arriver jusqu’à une victime sur quatre, voire une sur trois en fonction des années !
L’absence d’étude est en partie liée à la manière dont on considère les personnes âgées dans notre société actuelle. Les seniors, et en particulier les femmes, sont invisibilisées dans l’espace public. La question de la vieillesse suscite l’intérêt de la recherche à travers le prisme de la santé. Mais, dès qu’il s’agit de la sphère intime, on se heurte à un vide abyssal. Une des raisons à cela est que l’on a tendance à considérer que les personnes âgées n’ont plus tellement de vie intime, de vie conjugale. Elles sont mariées depuis très longtemps, donc il ne doit pas y avoir de problème ni de violence… Par le regard qu’on pose sur ces personnes âgées, et en particulier sur les femmes, on empêche la possibilité de politiser les violences dont elles ont sont victimes.
Un autre élément d’explication est la considération que les seniors n’apportent plus autant à la société que les personnes « actives ». Cette différence que l’on alimente, entre quelqu’un qui serait actif dans la société et quelqu’un qui passerait au statut passif, joue, à mon sens, un rôle dans les féminicides en eux-mêmes. On remarque que les hommes qui tuent dans l’ensemble de la société française, peu importe l’âge, sont souvent des personnes sans activité professionnelle. Et l’hypothèse que je formule dans mes recherches, c’est que la perte de statut – donc le passage d’homme actif avec une carrière à celui de passif à la retraite – peut accentuer une sorte de dégoût de la vie et donc exacerber à la fois les violences sur la conjointe et la volonté de se suicider derrière, comme c’est particulièrement le cas pour les féminicides dans cette tranche d’âge.
La santé est un argument souvent mobilisé quand on évoque les féminicides chez les seniors. On parle parfois de « suicide altruiste », quitte à minimiser la violence de l’acte. Qu’est-ce que cela implique ?
MG. Encore une fois, la politisation des violences du côté des personnes âgées n’a pas fonctionné de la même manière que pour des femmes plus jeunes. On manque de travaux sur les raisons qui amènent des vieux hommes à tuer des vieilles femmes. Dans certaines affaires, le doute subsiste, parce que les personnes étaient tellement malades qu’on se dit qu’elles ont voulu échapper à une fin de vie terrible ou solitaire, donc qu’elles ont pris la décision de se tuer. C’est quelque chose de relativement mineur, mais il ne faut pas l’exclure. Parce que ça vient travailler un autre sujet très politique : la question de la fin de vie.
Parfois, on entend aussi l’argument des aidants. Dans certains dossiers médicaux, on voit clairement inscrit que ces hommes n’en pouvaient plus, ne supportaient plus de devoir s’occuper de leur compagne. Que ce care les a engloutis donc qu’ils ont préféré se tuer après avoir tué, décidant pour l’ensemble du couple d’en finir. À noter que la situation inverse est très rare. Les statistiques montrent que très peu de femmes âgées tuent leur époux. Et celles qui sont aidantes, le font jusqu’au bout.
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Dans le cas du féminicide de Marie-Pierre J., l’auteur n’était pas connu des services de police, et ne faisait l’objet d’aucune plainte pour violences. Est-ce un schéma récurrent dans ces affaires ?
MG. Les femmes de 60, 70, 80 ans, ont été socialisées à une époque différente. Elles n’ont peut-être pas eu l’occasion, comme la jeune génération aujourd’hui, d’avoir une parole aussi forte sur la dimension des violences. Il faut s’interroger sur les raisons de la non-déclaration de ces violences.
Elles pourraient faire partie de ces femmes pour lesquelles être victimes de violence était autrefois synonyme de honte, de stigmate. Il faut vraiment lire ces absences de signalement en lien avec l’âge des victimes. Elles ont sûrement moins fait appel à la justice car elles y ont été moins encouragées, qu’elles ont gardé plutôt ces faits de violence pour elles. Dans l’écrasante majorité des cas, il y avait des violences. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas eu de plainte, qu’il n’y a pas eu de violence.
Observe-t-on un processus de romantisation accru pour les féminicides chez les seniors ?
MG. Une chose est sûre, on a affaire à des personnes qui paraissent plus vulnérables et on a une tendance à les regarder avec un peu plus d’empathie à cause de leur âge. On va minorer le degré de violence, alors qu’on peut avoir des tyrans patriarcaux, même à 70 ans.
Quand le féminicide est suivi d’un suicide, on peut en effet remarquer un processus de romantisation (sur l’idée de mourir ensemble, ndlr.)
Mais on observe surtout une tendance à nier le fait que les femmes âgées ont une volonté propre, une capacité d’agir. Quand elles ont décidé de quitter leur mari, à 60, 70, 80 ans, on dénigre leur décision. Elle n’a pas la même signification que pour une femme de 20, 30 ou 40 ans. Pour cette dernière, on va avoir comme analyse « elle a voulu partir, il a voulu la retenir ». Pour une femme âgée, les analyses sont différentes et en disent long de notre vision de la vieillesse : « ben oui, mais ils sont quand même mieux tous les deux que seuls ». On se dit que rester est une manière de ne pas vieillir seule, isolée. Or, si ces femmes décident de partir, parfois après 40 ans de mariage, c’est peut-être que la politisation des violences les a finalement amenées à prendre conscience de ce qu’elles subissaient (et peut-être même que la vague #MeToo y est pour quelque chose !).
Marie-Pierre J. et son bourreau étaient officiellement divorcés depuis 2016. En quoi cet élément est-il révélateur d’un schéma structurel ?
MG. Parfois, pour les affaires qui touchent les seniors, on se retrouve face à des cas beaucoup plus difficiles à analyser, où il y a tout un travail à faire pour documenter le parcours de violence et retracer ce qui s’est passé, en interrogeant les frères et soeurs qui sont encore vivants, les enfants, etc. Dans le cas de Marie-Pierre J., l’intention était claire. On voit une femme qui a divorcé, qui se retrouve devant un tribunal judiciaire et c’est à ce moment-là que son ex-époux la tue. On retrouve un script structurant.
NousToutes, qui mène un travail formidable, a dit « le féminisme est une affaire de possession ». Je voudrais nuancer cette idée de possession, parce que je trouve que parler de possession en dit beaucoup psychologiquement des auteurs et peu de ce que les victimes voulaient faire. Dans ma thèse, j’ai développé une analyse qui permet de définir le féminicide comme un acte qui relève d’une sanction à une tentative d’émancipation féminine. Dans le cas de Marie-Pierre J., ce qui me paraît important, c’est de souligner que cette femme savait ce qu’elle voulait. Elle voulait partir, elle était divorcée, etc. Et lui vient finalement la punir d’avoir voulu trop s’émanciper, en faisant sa vie sans lui.
Ça, c’est essentiel, parce qu’on a vraiment un nœud ici, commun à beaucoup de féminicides. Les femmes qui veulent divorcer, des femmes qui veulent se séparer, des femmes qui veulent dénoncer des violences, etc. On est vraiment dans une tentative pour ces femmes de se sortir de situations difficiles. Avec, face à elles, des hommes qui refusent de les laisser partir, quel que soit l’âge. En se plaçant de ce côté, je pense qu’on rend plus fidèlement compte du vécu des victimes.
Si vous ou quelqu’un que vous connaissez est victime de violences conjugales, ou si vous voulez tout simplement vous informer davantage sur le sujet :
- Le 3919 et le site gouvernemental Arrêtons les violences
- Notre article pratique Mon copain m’a frappée : comment réagir, que faire quand on est victime de violences dans son couple ?
- L’association En avant toute(s) et son tchat d’aide disponible sur Comment on s’aime ?
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Les Commentaires
C'est vrai que l'on a pas les mêmes réflexes de défense que les jeunes femmes. On n'a des notions obsolètes du rapport homme femme qui trainent dans nos acquis.
Enfin heureusement ce n'est pas une généralité.
Moi même vis à vis des hommes je reconnais que malgré mon discours féministe face à un homme de ma génération je suis moins en sécu car ils sont vraiment plus dangereux, ils ne sont pas pareils que les jeunes où il y a plus d'hommes éduqués et moins de misogynes.