Une claque artistique et politique. Telle pourrait être une tentative de définition du Cabaret de Poussière. Fondé en 2017 par Martin Dust qui y officie en tant que maître de cérémonie au milieu d’autres artistes plus ou moins récurrents, ce cabaret parisien traditionnel enchaîne les métamorphoses.
Tous les mois, c’est un nouveau spectacle, avec de nouvelles créatures, qui présentent des numéros drôles, érudits, acérés d’acuité politique sur des injustices sociales, ou volontiers sexy. Et souvent tout cela à la fois. Ce qui pourrait ressembler à un joyeux bordel apparaît pourtant comme un bijou de mise en scène, notamment grâce à Clara Brajtman.
Formée au Conservatoire du XXe arrondissement de Paris, cette passionnée du travail de la voix qui parle aussi bien français qu’italien s’épanouit dans l’univers du cabaret depuis près de sept ans maintenant. Avec Clara Brajtman, on a parlé de comment on peut devenir metteuse en scène, du syndrome de l’imposteur, et de ce que le cabaret peut représenter aujourd’hui.
Interview de Clara Brajtman, metteuse en scène du Cabaret de Poussière
Madmoizelle. Comment tu te présentes ?
Clara Brajtman. Je me présente toujours comme comédienne, chanteuse, metteuse en scène. Et ce, dans cet ordre-là, parce que chronologiquement, c’est comme ça que ça s’est fait. J’ai une formation de comédienne, j’ai toujours chanté dans mon coin avant de m’y mettre professionnellement, et la mise en scène ainsi que la direction artistique sont arrivées plus tard, une fois au Cabaret de Poussière. J’avais déjà occupé des missions de mise en scène ailleurs, avant, mais je n’avais pas encore admis à moi-même que ça faisait partie des cordes à mon arc. C’est au Cabaret de Poussière que j’ai commencé à l’accepter, à l’assumer.
Quand et comment as-tu rencontré le Cabaret de Poussière ?
J’ai rencontré Martin Dust dans un autre cabaret, alors qu’il venait de fonder le sien, le Cabaret de Poussière, en 2017, d’abord dans un squat dans le quartier de Bastille à Paris. Après six mois de représentation au chapeau [mode de rémunération libre, ndlr], on a bougé dans de vraies salles de cabaret : chez Madame Louis, puis au Zèbre de Belleville. En 2021, on a même joué cinq mois au Bataclan.
Comment as-tu commencé à y occuper le rôle de metteuse en scène, en plus d’y être artiste ?
Au départ, j’étais artiste-invitée, et je venais souvent voir le spectacle comme une spectatrice lambda, mais je ne pouvais m’empêcher de prendre des notes mentales de ce qui pouvait être amélioré pour mieux mettre en valeur les artistes, gagner en lisibilité. C’étaient des détails de placements, de lumière, d’occupation de la scène, qu’on m’avait appris dans ma formation au théâtre. La lisibilité, c’est ma grande obsession en mise en scène.
Alors j’ai commencé à partager à Martin ce qui pouvait être amélioré selon moi, et ces remarques informelles se sont peu à peu formalisées en rôle de metteuse en scène. J’ai commencé à venir à toutes les répétitions faire ce travail de troisième œil pour tous les artistes qui voulaient bien recevoir ce genre de retours.
Martin avait aussi besoin d’avoir un regard extérieur qu’il était capable de donner aux autres artistes, mais ne pouvait faire pour lui-même.
En quoi était-ce difficile pour toi d’accepter, d’assumer le rôle de metteuse en scène ?
J’avais beaucoup de mal à dire que j’avais un rôle de mise en scène parce qu’on parle de cabaret. Les artistes pleins de talents viennent avec tout un univers tellement riche, tellement brillant ! J’avais peur de la dimension dirigiste qu’on peut imaginer autour de ce rôle. Toute la matière était déjà là, je proposais juste quelques astuces pour la mettre encore plus en valeur.
Finalement, cela m’a fait beaucoup de bien d’apprendre à accepter ce rôle. Cela a contribué à ce que je me sente plus légitime. Pour les nouveaux artistes qui arrivaient, ça rendait aussi les choses plus claires, compréhensibles. Je n’étais plus considérée comme une femme qui ne pouvait s’empêcher de donner son avis sur tout à ses collègues.
Dans quelle mesure ce rôle de metteuse en scène a contribué à débloquer ton syndrome de l’imposteur ?
À partir du moment où j’ai commencé à parler de ce que je faisais chez Poussière comme étant de la mise en scène, dire que j’étais comédienne, chanteuse, et metteuse en scène, les gens le gardaient en tête, et m’appelaient aussi pour ça parfois.
Aujourd’hui, j’ai intégré l’équipe de direction artistique de Madame Arthur [un cabaret historique de Paris qui existe depuis 1946, ndlr] pour cette saison, par exemple. Cela ne serait sûrement pas arrivé si je n’avais pas assumé ça chez Poussière au préalable.
C’est d’autant plus gratifiant pour moi que ce sont des artistes qui m’ont recommandé à Madame Arthur : Maud Amour et Morian. Je le vis comme une forme d’immense adoubement, que cela vienne d’artistes.
Au cabaret, les artistes présentent presque un nouveau numéro à chaque représentation : en quoi est-ce aussi stimulant qu’épuisant que d’imaginer une mise en scène pour quelque chose d’aussi éphémère ?
Ça te donne un peu de jus en même temps que ça te met dans le jus. Il y a toujours certains détails de numéros qu’on aimerait affiner davantage, répéter, roder encore. Mais cet éphémère en fait aussi la beauté. Et puis on peut parfois reprendre un numéro qu’on a réalisé dans un cabaret X, dans un cabaret Y.
N’est-ce pas trop difficile de jongler dans la mise en scène de plusieurs cabarets, alors que les artistes ont déjà des univers si différents ?
En fait, ces différences sont très stimulantes. Cela a même contribué à ce que je puisse mieux cerner quelle était mon identité de metteuse en scène et de direction artistique. Aussi singulières soient-elles chacune à leur manière, les créatures de Poussière et celles d’Arthur ont une forme de cousinerie, et vont souvent de l’un à l’autre, et d’autres cabarets encore.
En tant que comédienne de formation, je veillais à ce que les savoir-faire techniques et astuces que je proposais puissent servir les artistes dans leur cabaret-mère, mais aussi sur toutes les autres scènes. Le pourquoi de tel choix, le comment de tel placement : pour que ça puisse fonctionner là et ailleurs.
Et justement, comment décrirais-tu ton style de mise en scène et de direction artistique ?
Je travaille notamment avec un collectif de 11 musiciens de jazz et de 2 danseuses pour un spectacle qui s’appelle Dehors/dedans de Pousse-Pousse Production. J’avais très peur d’accepter de participer à la mise en scène de ce projet, car c’est purement instrumental, il n’y a pas de mot : je me sentais comme face à un mur d’escalade où il n’y aurait aucune prise.
Car mon autre obsession, outre la lisibilité, mais ça va avec, justement, c’est la parole, le texte, le rythme de la diction. Cela me terrifiait de travailler pour ce projet, mais j’ai fini par dire oui justement parce que ça me challengeait. Et puis la dramaturge de théâtre immersif Ariane Raynaud, qui me prodigue toujours d’excellents conseils en matière de mise en scène, m’a aidé à réaliser que ce qui me faisait surtout peur, ce n’était pas le travail en lui-même, mais le titre de « metteuse en scène ».
Pour en revenir au cabaret, comment as-tu commencé à en faire ?
J’ai toujours eu un grand amour, une grande fascination, une grande tendresse pour le monde de la nuit et ses créatures, alors même que je ne suis pas du tout quelqu’un de rock’n’roll dans ma vie personnelle. La première fois que j’ai joué physiquement avec ces codes, c’était en Italie : je jouais dans une version du Rocky Horror Picture Show le personnage d’une narratrice façon beauté froide hollywoodienne dominatrice, et j’ai adoré ! Plus tard, je suis allé voir un ami qui faisait un numéro de tango dans un cabaret et c’est là que j’ai rencontré Martin Dust. Il m’a alors proposé de faire des petits numéros chez Poussière.
Qu’est-ce qui t’attirait dans le cabaret justement ?
Ce que le cabaret a ouvert pour moi, c’est un espace où je pouvais être et faire tout ce que j’étais et faisais personnellement, professionnellement, politiquement. Et c’était révolutionnaire pour moi.
En tant que chanteuse, je chantais surtout un répertoire de chansons rétro. En tant que comédienne, on me proposait surtout des personnages souvent du même emploi : une femme plutôt sage et bourgeoise. Alors qu’au cabaret, j’ai enfin pu être toutes mes facettes à la fois, puiser dans tous les registres : sérieux, sexy, glamour, engagé, éducatif… Je peux faire un numéro façon stand-up linguistique, par exemple. Tant que tu l’enrobes dans un personnage, un univers.
Avoir un canal, un vaisseau où tout mettre à la fois, ça ne m’était jamais arrivé dans ma vie. La force du cabaret, c’est de voir des artistes qui entre eux sont déjà très singuliers, et en plus de pouvoir les voir sous différentes facettes à chaque numéro. C’est une source de joie et d’épanouissement total.
Est-ce qu’en tant que femme, le cabaret revêt une importance particulière pour toi ?
En tant que femmes, la société nous définit beaucoup en fonction de notre apparence et de nos vêtements. Le cabaret me permet de jouer sans limite avec ce qu’on définit comme l’élégance et la vulgarité. Tout est tellement inconfortable dans la société, et la liberté de la scène me fait sentir très confortable grâce à la palette d’expression possible. Lors d’un spectacle, je peux jouer trois numéros, incarner trois personnages différents et pourtant à chaque fois complètement moi-même.
Le cabaret a même été une école pour moi. J’apprends tout le temps en regardant les artistes. Ça a également été une école politique, qui m’a fait me poser des questions sur moi, mes privilèges, etc.
Qu’est-ce que le cabaret t’a appris politiquement ?
Le cabaret me rend également très humble en tant que femme cis hétéro blanche, avec un capital culturel bourgeois, où je côtoie des artistes qui n’ont pas ses privilèges et ont dû batailler beaucoup plus que moi pour en arriver là. Cela me donne le sentiment de devoir mériter ma place par le travail, de mériter la confiance de la part des autres artistes, et c’est ce qui nous soude ensemble. Je ne considère rien comme acquis dans ce milieu.
Ces différences de privilèges, c’est aussi ça qu’on questionne sur scène à travers nos numéros : on en fait de l’art. J’ai beau arriver en string cuissarde sur scène, ce sera toujours interprété au prisme de mon identité de femmes cis hétéro blanche d’apparence bourgeoise. Je sais que je ne serai pas perçue, étiquetée, discriminée de la même façon que d’autres personnes à la croisée d’autres dynamiques sociales.
Comment trouves-tu l’inspiration pour tes chansons et tes textes, souvent hilarants, érudits, et engagés ?
Certains textes sont écrits par Martin. Et comme on a la contrainte de ne pas pouvoir payer la SACEM [Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique], on était obligé de piocher des chansons libres de droit, donc très anciennes, ou parodier des chansons. Par exemple, je ne pourrais pas chanter l’originale « All about that bass » de Meghan Trainor, ni même une traduction, alors on en a fait une chanson sur la ligature des trompes. La contrainte m’amuse énormément, elle peut stimuler la créativité.
Le cabaret repose aussi beaucoup dans l’interaction avec le public : en quoi est-ce que cela te nourrit particulièrement ?
C’est génial, car c’est sans filet. Cela t’oblige à être dans une forme d’hypervigilance, parce qu’il peut se passer n’importe quoi et tu dois toujours avoir la répartie qu’il faut. C’est une forme de ping-pong permanent. J’adore aussi faire des petites blagues persos à des personnes dans l’assistance. Et puis cette interactivité m’a donné beaucoup d’armes pour devenir maîtresse de cérémonie à mon tour.
Et c’est quoi l’étape d’après dans ta carrière ?
Je considère encore que je suis une jeune metteuse en scène. C’est le métier que je fais depuis le moins longtemps. Ce que j’adore, c’est le travail de troupe, la répétition, tout traverser sur scène ensemble pendant 2 heures. Ce qui est beau, c’est de transpirer tous ensemble dans une salle de répét’. Alors, je ne sais pas ce que sera l’étape d’après, mais elle se fera toujours en équipe.
Dans quelle mesure le Cabaret de Poussière brouille les frontières entre culture élitiste et populaire ?
C’est dans ce grand écart qu’on embrasse tout le monde.
Quelle serait ta définition personnelle du cabaret ?
De mon expérience, le cabaret, c’est d’abord et avant tout un lieu de liberté et de multiplicité. Il faut que les artistes puissent y faire tout ce qu’on leur interdirait ailleurs. Si les artistes ne peuvent pas y faire ce qu’on ne pourrait pas leur permettre de faire, ce n’est pas du cabaret. C’est même comme ça que Martin Dust nous invite à imaginer des numéros : « Qu’est-ce que t’aurais envie de faire ou dire que tu ne pourrais pas faire ailleurs ? » Le cabaret, c’est des artistes multiples, des disciplines multiples, un grand huit émotionnel qu’on peut avoir. Le cabaret, c’est un espace de liberté totale.
Quelle est l’idée reçue que se fait le grand public autour du cabaret et ses artistes qui t’énervent ou t’attristent le plus ?
Une partie des gens s’imaginent quelque chose de très lisse comme le Moulin Rouge et le Lido. Ça fait partie de l’histoire du cabaret, mais c’est très loin du cabaret populo. Et de l’autre côté, d’autres gens le résument à quelque chose de vulgaire. Mais après tout qu’est-ce que la vulgarité ? Selon moi, la vulgarité, c’est choisir les gens avec qui on est courtois.
Quels conseils donnerais-tu à quelqu’un qui hésite à s’y lancer en tant qu’artiste ?
Comme dirait Soa de Muse [artiste de cabaret et drag queen qui vient d’arriver finaliste de Drag Race France, ndlr], notre reine à toutes, il ne faut pas trop regarder les autres. Il faut partir de soi.
Retrouvez Clara Brajtman notamment au Cabaret de Poussière :
- Le 14 septembre à 21h30, au festival Le Chainon Manquant, à Laval (Pays de la Loire)
- Le 11 et 12 octobre au Zèbre de Bellevile, à Paris
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Crédit photo de Une : capture d’écran YouTube.
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