Article initialement publié le 13 septembre 2012 — Nous vous avions parlé il y a quelques temps du slut-shaming ; continuons sur ce thème, avec la culture du viol.
La culture du viol décrit un environnement social et médiatique dans lequel les violences sexuelles trouvent des justifications, des excuses, sont simplement banalisées, voire acceptées.
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C’est par exemple un environnement qui culpabilise les femmes quant à leurs tenues et leur apparence. Dire (ou penser) qu’une femme victime de viol qui se balade seule le soir en talons et en mini-jupe « l’a bien cherché », c’est faire peser sur la victime la responsabilité du crime – car le viol est un crime, n’est-ce pas (ce petit rappel est important pour la suite).
Remarquez l’omniprésence, dans notre société, d’éléments appartenant à la culture du viol. Le slut-shaming donc, pratiqué par les hommes et les femmes, en est un composant.
On trouve également énormément de références dans le porno, où la domination absolue du mâle est mise en scène de façon récurrente. Nombre de films (cinéma, séries) mettant en scène un personnage principal féminin sont construits sur le schéma « Rape and Revenge” » (viol et vengeance), comme dans Kill Bill 1 par exemple.
L’histoire est identique : l’héroïne commence par être agressée/violée/torturée, dans un 2ème temps elle se reconstruit et prépare sa vengeance, puis se venge de son ou ses tortionnaires dans un 3ème temps.
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L’univers des jeux vidéos est également un vecteur de la culture du viol. C’est d’ailleurs par cet univers que nous arrive une violente polémique, au sujet du dernier volume de Tomb Raider. Dans ce nouvel opus, Lara Croft se retrouve en fort mauvaise compagnie. Si aucune scène de viol n’est infligée au spectateur, l’idée est (très) clairement sous-entendue (sans confusion possible). Un journaliste du magazine Joystick a publié une revue enthousiaste de ce scénario, et notamment « du fâcheux incident » dont Lara Croft se trouve victime.
« Fâcheux incident », l’expression est de moi. L’auteur de l’article a plutôt utilisé l’expression « calvaire charnel ». Le mot « viol » est d’ailleurs évité, parce qu’il renvoie à un crime alors que « calvaire charnel » fait davantage penser à un fantasme hyper-banalisé ; sur cafaitgenre, @Mar_Lard répond point par point à l’article de Joystick. C’est long mais tellement précis, bien visé, que je ne peux que vous encourager à le lire dans son intégralité.
Elle revient notamment sur le « calvaire charnel » qu’elle qualifie très justement d’ « expression d’homme hétérosexuel qui fantasme sur une idée érotisée du viol ».
Sur Le Plus, Peggy Sastre exprime un avis divergent : si la violence réelle doit être condamnée, monter au créneau contre la fiction de Tomb Raider revient à gaspiller son énergie en se trompant de combat. De la même façon qu’on aime zigouiller des méchants dans le monde virtuel tout en ayant bien en tête la frontière du monde réel, on peut bien mettre en scène un viol.
Ce n’est pas la réalité, le jeu vidéo remplit uniquement une fonction cathartique. Nous avons besoin d’un espace pour transgresser les interdits, le jeu vidéo est un cadre parfait pour cela.
Le problème avec ce point de vue est que contrairement au meurtre et aux mutilations physiques, le viol n’est pas universellement condamné dans nos sociétés.
« L’interdit » n’est pas évident… Retour à notre point de départ : s’il est universellement admis que rien ne justifie de tuer son prochain, pas même l’amant de sa femme ni celui qui prend le dernier Vélib de la station juste devant vous (mais c’est pas l’envie qui me manque), il n’en va pas de même, loin de là, pour les violences sexuelles.
Quand on sait que la plupart des viols sont commis par le mari sur sa femme ou par un proche (famille, ami), quand on sait que très peu de viols sont effectivement dénoncés et poursuivis, quand on sait combien la parole de la victime est fragile face aux accusations dont elle se retrouve à devoir se défendre, comment penser un instant que violer Lara Croft et la précipiter au fond d’un ravin ont la même signification symbolique ? La même répercussion dans l’inconscient du spectateur ?
C’est précisément parce que la culture du viol est omniprésente que ses expressions comme l’érotisation autour de la mise en scène de Tomb Raider sont inacceptables à mes yeux (1).
Parce que le viol et les violences sexuelles ne sont pas encore universellement qualifiés comme ils devraient l’être : inacceptables, inexcusables, injustifiables. Or, tant qu’on remettra en cause la parole de la victime (au nom de son statut social – coucou l’affaire DSK), tant qu’on culpabilisera les femmes dans leur comportement, leur manière de s’habiller, leur sexualité, nous serons dans un climat de « culture du viol » qui ne permettra pas de ranger le « calvaire charnel » de Lara Croft au même rang que les zombies qu’elle décapite ou les vies qu’elle laisse elle-même dans la bataille.
Autant la frontière entre monde réel et monde virtuel est très claire quand on découpe un ennemi à la hache, autant la distinction est ambiguë dans les relations sexuelles : plaquer la fille contre un mur est viril, excitant, et d’ailleurs la fille ne se défend que pour la forme, au final elle aime ça (elle est aussi habillée super sexy, comme si la façon de s’habiller était une expression de consentement par défaut.)
Et les hommes ?
Les hommes sont également victimes de cette culture du viol ; pour tous les personnages féminins de film ou de série qui subissent des violences sexuelles, il y a un ou plusieurs hommes dépeints comme des animaux incapables de contrôler leurs pulsions.
À chaque fois que le slut-shaming est utilisé contre les femmes, cela sous-entend que les hommes sont dépourvus de retenue et de civilité, qu’ils sont obligés par nature de sauter sur une meuf qui marche seule la nuit en mini-jupe et en talons.
Sous-entendre qu’une femme a « envoyé des signaux contradictoires » pour justifier/excuser un viol, c’est insulter les hommes en insinuant que ce sont des êtres binaires, incapables de discernement.
Franchement les meufs, soyez plus claires, ok ? Le mec, si tu veux pas coucher avec, tu lui envoies un courrier recommandé avec constat d’huissier, comme ça, il pige bien, pas de « confusion » possible. Parce que juste dire « non », parfois, c’est trop ambigüe pour leurs petits esprits étriqués…
Vous me direz – peut être ne l’avouerez-vous pas ! — le viol est aussi un fantasme féminin. Sans doute parce que la société culpabilise, après avoir longtemps condamné, le plaisir féminin.
Le fantasme féminin du viol reposerait donc dans certains cas sur l’absence de responsabilité — « c’est pas ma faute », l’usage de la force par le partenaire n’étant qu’un moyen de se défaire de la culpabilité morale.
Vous pouvez à ce sujet voir ou revoir la vidéo de Laci Green sur les fantasmes féminins (le viol est numéro 4, à 2min10 environ) ou relire l’article de Maïa Mazaurette sur le fantasme du viol.
Pendant ce temps, l’article de @Mar_Lard a déclenché une avalanche de haters (welcome to…THE INTERNET). Joystick s’est expliqué de son article sur sa page Facebook, regrettant quelques mots de vocabulaire « mal choisis », sans pour autant comprendre véritablement le grief fait au magazine : celui de promouvoir ouvertement la culture du viol auprès de son public cible, « des jeunes hommes hétérosexuels tourmentés par leurs hormones » (toujours @Mar_Lard) et de participer à la légitimation de cette culture.
Les dérapages incontrôlés des républicains aux US
Dans un autre monde, pas si loin de chez nous (aux États-Unis, ce pays développé s’il en est), la campagne électorale est l’occasion de « dérapages » pour le moins dérangeants.
Ainsi, à propos du droit à l’avortement qui est loin d’être un acquis — EDIT 2017 : toujours loin d’être acquis, le candidat au sénat Todd Akin a justifié son opposition à ce droit même en cas de viol, par l’argument suivant : « If it’s a legitimate rape, the female body has ways to try to shut that whole thing down » — soit en français : « Dans le cas d’un véritable viol / viol légitime, le corps féminin sait se défendre et il est pratiquement impossible qu’il y ait fécondation ».
Ah ben tiens, me voilà rassurée. Le sénateur ne détaille cependant pas les autres catégories de viol — on peut supposer que s’il existe des « véritables viols », il doit y avoir des faux viols. Ça m’intéresse, tiens (attention sarcasme qui tache).
Volant à sa rescousse, l’ex-Gouverneur Huckabee est intervenu publiquement pour prendre quelques exemples d’enfants conçus lors d’un viol, qui sont ensuite devenus des adultes remarquables (Ethel Waters par exemple). COMME QUOI ! Me voilà doublement rassurée. Non seulement je ne risque pas vraiment de tomber enceinte si je suis victime d’un « vrai viol », mais en plus, si cela m’arrive, mon enfant deviendra peut-être quelqu’un d’exceptionnel.
Le seul problème restera alors le choix cornélien auquel j’aurais à faire face dans plus de 31 États des USA, à savoir : si je veux que mon violeur renonce à ses droits de visite — car le violeur, au même titre que n’importe quel père, a des droits sur l’enfant ! — je vais sans doute devoir négocier avec lui et abandonner les poursuites pénales. C’est le drame vécu par cette avocate, Shauna Prewitt. Mais quel beau pays…
Avec des adversaires pareils, le camp Obama n’a pas besoin de faire des efforts extraordinaires pour se défendre. Le Président est intervenu pour couper court à ces échanges surréalistes, et déclarer « Un viol est un viol. […] les idées exprimées sont offensantes pour les victimes. […] Ce que cette polémique met en lumière est que nous ne devrions pas avoir un groupe de politiciens, majoritairement des hommes, qui prennent des décisions sur la santé des femmes à leur place ».
Vous excuserez cet écart partisan totalement éhonté, mais GO OBAMA !
Bien. Bien bien bien. Après ce fort peu réjouissant tour d’horizon de l’actualité misogyne, détendons avec un peu d’humour avant d’aller vaquer à nos occupations :
« Said no doctor ever » via Rock The Slut Vote on Facebook (Feminists United).
Des mentalités qui avancent… petit à petit
Finissons sur une note pleine d’espoir : aux États-Unis et en Angleterre, des associations militent pour faire évoluer les mentalités afin de faire enfin sortir la société de cette culture du viol.
Trois sites parmi tant d’autres nous prouvent que des militant•es se battent Outre-Atlantique pour faire comprendre l’aberration qui existe dans le fait de faire culpabiliser les femmes de leur propre viol.
Ainsi, la campagne lancée fin 2010 par Sexual Assault Voices of Edmonton s’opposait aux messages de prévention qui conseillaient aux femmes de contrôler leur façon d’être au lieu de s’adresser aux hommes.
La campagne de Sexual Assault s’adressait directement aux hommes avec des textes comme « Ce n’est pas parce qu’elle est saoule qu’elle a envie de baiser » ou encore « Ce n’est pas parce qu’elle ne dit pas non qu’elle dit oui ». Sur chaque visuel, on pouvait alors lire « Don’t be that guy » (« Ne sois pas ce type »).
That guy… Celui qui viole, celui qui voit ce qu’il a envie de voir, entend, ce qu’il a envie d’entendre, mais surtout celui qui est tout à fait le fruit de cette fameuse culture du viol dont on vous parlait précédemment.
Men can stop rape (les hommes peuvent faire cesser le viol) est un site qui incite les hommes à expliquer à leurs congénères masculins que leur comportement envers les femmes est largement contestable.
Le but : inciter des hommes à dire à leurs potes qu’ils ont déconné ou qu’ils sont en train de faire n’importe quoi. L’ouvrir pour faire changer les mentalités.
Montrer que les femmes ne sont pas les seules à porter ce combat, ce rêve d’une société paisible dans laquelle les deux sexes auraient une relation toujours plus harmonieuse. Prouver que les hommes s’intéressent à tout ça, qu’il ne s’agit pas de les inviter à se battre à nos côtés.
Au Royaume-Uni, This is not an invitation to rape me (Ceci n’est pas une invitation au viol) explique que ce n’est pas parce qu’une femme montre ses jambes, qu’on voit ses seins à travers son t-shirt ou qu’elle a bu qu’elle en appelle au viol. Enfin, la campagne s’attarde sur les date rape : le date rape, c’est quand il y a un rendez-vous « galant », que les deux personnes concernées flirtent, s’embrassent, se caressent et que l’homme ne comprend pas le non de sa partenaire et la « force » (sans avoir, on l’imagine et c’est bien là le problème, l’impression de la forcer) à avoir des rapports.
Dans ce cas de figure, bon nombre de personnes estimeraient que les victimes ont leur part de responsabilité — parfois les victimes elles-mêmes en sont convaincues et ne vont pas porter plainte.
Pourtant, comme on nous le rappelle sur le site This is not an invitation to rape me, « un baiser n’est pas un contrat […] et une femme a le droit de dire « non » n’importe quand, quel que soit ce qu’il s’est passé avant ».
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(1) Mise à jour 13 septembre 2012 15h55 : La phrase originale était « C’est précisément parce que la culture du viol est omniprésente que ses expressions comme la mise en scène de Tomb Raider sont inacceptables » — certains ont vu dans le mot « inacceptable » sans aucune nuance un appel à la censure. Que nenni, on parle bien de l’interprétation du viol en tant que moment potentiellement érotique, qui finit par le rendre sexy – et donc légitime. Fallait que ça soit précisé, on n’est pas du genre à cautionner la censure.
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