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Violaine de Filippis-Abate : « Notre système juridique est toujours sexiste »

Avec Classées sans suite, Violaine de Filippis-Abate – avocate et porte-parole d’Osez le féminisme – livre un essai aussi révoltant que constructif mettant à jour le parcours du combattant des femmes portant plainte pour violence, et les ressorts d’un système judiciaire défaillant, encore rongé par la misogynie.

On a beau connaître ces chiffres, ils provoquent toujours le même vertige : selon le Haut Conseil à l’égalité (HCE), 80% des plaintes pour viols sont classées sans suite. Moins d’1% d’entre elles aboutissent à une condamnation. Et selon une étude de l’inspection générale de la justice, les victimes de féminicides ayant déjà signalé des violences ont vu leur plainte classée sans suite dans 80% des cas.

Comment expliquer ces statistiques indignes ? Et que faire ? Avec Classées sans suite – paru la semaine dernière chez Payot- Violaine de Filippis- Abate, apporte une réponse édifiante à ces deux questions.

Jour après jour, cette avocate et porte-parole d’Osez le féminisme, se bat contre un système judiciaire dont elle mesure sur le terrain combien il broie les femmes victimes de violences physiques ou sexuelles. Infligeant souvent à ces dernières une double peine, la violence de l’absence de prise en charge adaptée, s’ajoutant aux violences déjà subies. 

L’autrice a décidé de mettre sa colère et son usure au service d’un essai glaçant mais salvateur. Elle y dénonce les rouages systémiques qui aboutissement à ces classements sans suite, le parcours du combattant de celles qui souhaitent déposer plainte – martelant ce faisant qu’il s’agit d’un droit et non d’un devoir !  -, les défaillances d’un système encore profondément sexiste. Et avance des pistes d’action à mettre en œuvre de toute urgence pour qu’enfin, justice soit faite. Précis, intense et imparable, ce livre d’utilité publique vient combler un vide éditorial sur un sujet pourtant essentiel. On vous recommande évidemment de le lire – comme l’entretien avec son autrice – mais aussi d’en profiter pour découvrir les deux autres titres, aussi essentiels, qui constituent la série « Silenciée » proposée par les éditions Payot : Trois mois sous silence de Judith Aquiem et La reprise de Thi Nhu An Pham.

Interview de Violaine De Filippis-Abate, autrice de « Classées sans suite »

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Madmoizelle. Qu’est-ce qui vous a décidé à écrire ce livre ? 

Violaine de Filippis-Abate. J’ai toujours été révoltée par le traitement réservé aux femmes par la justice. Cet ouvrage est né de l’épuisement et de la colère qui s’installent à force de se battre contre le système judiciaire. Jour après jour, j’assiste au cumul des classements sans suite des plaintes de femmes pour violences. Et je dois annoncer cette décision aux victimes en leur expliquant que certes, elles peuvent la contester mais que cela implique de se battre encore. Ce que je constate sur le terrain correspond aux analyses des associations mais aussi du ministère lui-même. En effet, en 2019, le rapport de l’Inspection générale de la justice sur les féminicides pointait que dans 80% des cas l’affaire avait été classée lorsque la personne avait déjà signalé des violences. Dans ce livre, j’ai voulu dénoncer la réalité crue de ces classements sans suite et ce que cela signifie concrètement pour ces femmes. Une réalité qui contraste complètement avec les discours politiques ambiants invitant les femmes à aller porter plainte ou se félicitant de budgets débloqués.

À lire aussi : Rose Lamy : « Le patriarcat n’a pas disparu, il a juste pris des formes différentes »

Comment expliquer que 80% des plaintes des femmes pour violence sont classées sans suite ?

Violaine de Filippis-Abate : La première explication, admise par tout le monde, c’est le manque de moyens budgétaires et donc humains. On classe autant d’affaires parce qu’on ne peut pas tout investiguer correctement. Mais ce manque d’argent est généré par une absence de volonté politique forte d’instaurer des solutions pour les agressions qui sont considérées comme « petites » ou « pas si graves ». Dans l’inconscient collectif, il y a encore cette distinction entre les vraies et les fausses agressions. Pas plus tard que ce matin, je lisais dans un dossier d’expertise médicale d’une femme victime de violences : « contexte de conjugopathie ». Ce terme montre à quel point il existe encore dans les mentalités l’idée selon laquelle certaines agressions ne seraient « pas si graves », « pas de vraies », parce qu’elles arrivent au sein du couple et que le couple générerait nécessairement des crises (ce qui est faux, bien sûr : la relation amoureuse ne doit pas être nocive, violente, que ce soit psychiquement ou sexuellement). Ainsi, à cause d’une grille de lecture sexiste, certaines infractions sont classées par le parquet, qui doit, faute de moyens, faire des choix dans les dossiers qui vont être investigués. Evidemment cela aboutit à des affaires classées par manque de preuves puisqu’on ne les cherche même pas ! 

Vous décrivez un véritable parcours du combattant qui attend les victimes lors de leur prise en charge. On peut parler de double peine ? 

Violaine de Filippis-Abate. La première peine, évidemment, c’est l’agression. Mais à cela s’ajoute l’absence de prise en charge efficace par l’appareil judiciaire, social et médical. C’est-à-dire que non seulement on est victime d’une agression mais on va en plus être victime une deuxième fois d’une violence faite par l’État qui n’est pas en mesure de nous proposer des solutions. La double peine c’est de se retrouver au commissariat ou en gendarmerie pour expliquer qu’on a été agressée mais dans des conditions qui sont, dans la plupart des cas, inhumaines. On peut notamment citer l’absence de confidentialité des échanges puisqu’on doit raconter les faits, entourée de gens qui vont et viennent dans des bureaux non individuels ; l’absence, le plus souvent, de considération pour la victime avec cette idée consciente ou inconsciente que ce qu’elle raconte n’est pas si grave, qu’elle ne va pas si mal et qu’elle en fait trop. Mais aussi l’abandon pur et simple des victimes. Après avoir déposé plainte, on rentre chez soi sans savoir ce qui va se passer, si on va nous rappeler et aucune plateforme ne permet de suivre en ligne l’avancée de la plainte. Souvent, on ne propose pas d’accompagnement psychologique non plus. Les femmes sont donc obligées de se renseigner seules sur tous ses volets. En tant qu’ancienne victime, j’ai dû comprendre toute seule ce qui m’arrivait et le fonctionnement de la mémoire traumatique. C’est même moi qui ai dû expliquer de quoi je souffrais à un psy…  

Malgré ce parcours du combattant, les injonctions à porter plainte restent très fortes avec leur cortège de culpabilisation. Or, rappelez-vous, il s’agit d’abord d’un droit et non d’une obligation.

Violaine de Filippis-Abate. Je trouve que cette injonction à porter plainte permet à l’État de se dédouaner. Je pense par exemple à Elisabeth Borne disant, en 2022 autour de l’affaire Damien Abad, : « j’invite les femmes à déposer plainte ». On explique aux victimes que tant qu’elles n’ont pas déposé plainte, on ne peut rien faire mais en réalité le sous-titre devrait être : « et quand vous aurez plainte, on ne pourra toujours rien faire ! ».  Oui, théoriquement, les agressions physiques ou sexuelles sont condamnées par la loi mais on se rend bien compte sur le terrain qu’elles ne sont pas sanctionnées. Cette injonction à déposer plainte cache complètement cette réalité.  Dire « il faut porter plainte », c’est donc malhonnête. Et personne n’est forcé de le faire.  La plainte permet de sortir les violences de l’invisibilisation et en ça, c’est un geste important et citoyen.  Mais si on le fait, il faut avoir conscience que c’est plus pour la cause – montrer que les dépôts de plainte augmentent dans les statistiques et que c’est un problème sociétal et systémique – que pour obtenir une réelle réparation judiciaire. Il faut vraiment être préparé psychologiquement à ne pas avoir de réponse judiciaire à la hauteur de l’agression subie sinon cela peut devenir une triple peine… 

Est-ce qu’il y a d’autres conseils que vous pourriez donner à une personne qui veut porter plainte ?

Violaine de Filippis-Abate. Il est important de savoir qu’on a le droit d’être assisté par un avocat ou un tiers, comme une association par exemple. Et ce dès le dépôt de plainte. Même si vous entendez que cela ne sert à rien, il ne faut vraiment pas hésiter à insister pour être accompagné. La personne qui vous accompagne permet de sécuriser juridiquement et psychologiquement cette étape parce que quand on est là, les choses se passent souvent mieux et l’attitude des policier(e)s n’est pas la même.  On ignore aussi souvent qu’on peut déposer plainte par courrier adressé au procureur, cela permet d’être dans un cadre moins désagréable pour expliquer ce qui s’est passé. Maintenant, il faut savoir que si cela permet d’avoir une première trace écrite, vous allez être convoquée dans tous les cas en physique. Et souvent, la lettre n’aura pas été lue donc il faudra reraconter à nouveau. Mais cela peut être une bonne option pour avoir déjà une base écrite ou si on ne se sent pas capable d’aller sur place dans l’immédiat. Je conseillerais aussi de réfléchir à la possibilité d’être accompagnée sur le volet psychologique par un(e) psy spécialisé(e) en mémoire traumatique. Parfois on a l’impression d’aller bien (et tant mieux) mais cela peut aussi être des mécanismes mis en place par le cerveau pour survivre. C’est un parcours très long et éprouvant, il peut donc être vraiment utile d’être suivie et soutenue.

A vous lire, on réalise que si la parole des femmes s’est libérée ces dernières années, notre système juridique ne semble pas capable de prendre en compte leurs voix. S’agit-il d’abord d’un problème de moyens et de formation ou bien est-ce le symptôme d’un système patriarcal ?  

Violaine de Filippis-Abate. En réalité tout est imbriqué et il faut agir sur ces trois volets en même temps : moyens et formation, ainsi que lutte contre les stéréotypes sexistes et contre le système patriarcal (par l’éducation). Tout est lié. Par exemple, pour avoir plus de formations il faut plus de budget et pour ce faire, il faut une volonté politique importante qui sous-entend de prendre en compte toutes les agressions et donc de sortir d’un schéma sexiste… Jusqu’en 1975, le féminicide pouvait être légal en France : si l’homme surprenait « sa » femme en train de le tromper au domicile conjugal, le code pénal prévoyait que la justice pouvait l’excuser. Malgré les tentatives de nombreux acteurs pour sortir de cet héritage lourdement patriarcal, notre système juridique est aujourd’hui toujours sexiste. Et on le voit jusque dans l’exercice même des professions judiciaires. Par exemple, lorsqu’on est une avocate femme qui n’est pas encore considérée comme ayant un âge mature, il est habituel que des magistrats nous parlent comme à des enfants. Il y a beaucoup de paternalisme. D’ailleurs dans la pratique déontologique des avocats, il existe encore une sanction qui s’appelle l’ « admonestation paternelle ». C’est un peu comme si papa venait vous rappeler que vous n’avez pas été assez polie… cela a failli m’arriver un jour quand j’exerçais au Barreau de Bordeaux, j’ai été convoquée et on m’a dit « attention, tu pourrais avoir une admonestation paternelle » ! (Désormais, j’exerce au Barreau de Paris).

À lire aussi : Dans « Nos absentes », la journaliste Laurène Daycard redonne une voix aux victimes de féminicides

La justice espagnole est souvent considérée comme pionnière en matière de lutte contre les violences sexuelles avec notamment la mise en place de tribunaux spécifiques dédiés aux violences faites aux femmes dans le cadre intrafamilial. Est-ce un exemple à suivre en France ? 

Violaine de Filippis-Abate. Je pense en effet qu’il faudrait mettre en place,  au plus vite, des juridictions spécialisées qui permettraient de traiter les violences sexistes et/ou sexuelles faites aux femmes, incluant les violences conjugales. L’aspect symbolique d’une telle mesure – qui sous-entend une reconnaissance du caractère systémique et spécifique des violences faites aux femmes- enverrait un message fort à l’opinion publique qui pourrait infuser dans les mentalités. Au-delà, c’est aussi la garantie pour les victimes d’avoir un parcours simplifié en étant accueillies dans un lieu unique où seraient pris en charge les volets médicaux, sociaux et judiciaires. Sans oublier que les magistrats, avocats ou psys qui travailleraient avec ces juridictions pourraient être contraints de suivre des formations continues beaucoup plus lourdes autour des violences faites aux femmes.  En Espagne aujourd’hui, il y a un tribunal spécialisé sur les violences intrafamiliales qui a permis, depuis sa création, de faire baisser d’environ 25% les féminicides. Certaines féministes espagnoles réclament d’ailleurs son élargissement aux violences faites aux femmes en dehors du cadre familial. Malheureusement, on n’en est pas là en France. La piste actuellement envisagée est celle de petits pôles spécialisés au sein des juridictions, avec éventuellement la mise en place d’un guichet unique, qui tiennent plus de l’effet d’annonce qu’autre chose… 

Quelle autre piste d’action vous semble essentielle ? 

Violaine de Filippis-Abate. L’éducation ! Il faudrait introduire un enseignement obligatoire sur l’égalité fille-garçon afin de combattre à la source le sexisme ordinaire pour que demain, les futurs citoyen(ne)s mais aussi les acteurs et actrices judiciaires ne soient plus ancré(e)s dans ces biais. Avec à la clé, peut-être moins de violences. Aujourd’hui les 3 séances d’éducation annuelles à la sexualité censées être dispensées ne le sont souvent pas. Le planning familial a d’ailleurs récemment poursuivi l’Etat pour l’obliger à faire respecter par les établissements scolaires, leur obligation de dispenser ces séances. Quant à l’enseignement moral et civique (EMC) qui est censé évoquer aussi les problématiques d’égalité, il semble ne pas être systématiquement dispensé dans pas mal d’établissements. Je n’ai pas de statistique là-dessus mais en tout cas, c’est ce que m’ont confié des anciennes lycéennes, désormais étudiantes. C’est peu dire qu’il reste beaucoup à faire…


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