Mon directeur fait des blagues. Des blagues sexistes et en dessous de la ceinture : sur le physique de la directrice d’un de nos partenaires, sur une bénéficiaire de notre association « qui ne percera jamais avec un nez pareil, même en couchant avec son manager », sur un nom de festival avec le mot langue, sur le fait que les stagiaires ne mangent pas avec nous car elles vont voir leur mec…
Au fil des mois, je suis devenue la principale destinataire et/ou la cible de ces « blagues », et j’ai décidé d’y mettre un terme en le signalant.
Je ris jaune aux premières blagues
En 2020, la Réunion n’est pas encore officiellement confinée, on nage dans le flou et tous mes collègues et moi sommes au bureau. Dans la salle de réunion, ça parle télétravail et remboursement des frais d’internet.
J’en profite pour dire que je ne m’étais pas encore faite rembourser l’heure d’appel passée en urgence pendant ma mission à l’Île Maurice. Mon directeur réplique « C’est bon, on sait tous que tu as passé la nuit au téléphone avec ton amant malgache ». Tout le monde rit tandis que je me lève pour aller chercher un verre d’eau, un peu hébétée.
Le temps passe. Ca fait quatre semaines que j’étudie le swahili en cours du soir et trois semaines que je me justifie sur le fait que, scoop, parler en swahili peut être utile quand on travaille avec des gens swahiliphones. Je discute de la récupération de mes 8 heures de formation en dehors de mes horaires de travail avec notre administrateur dans son bureau quand notre directeur entre : « Alors on veut récupérer ses heures de swahili? Mais ça te sert à quoi, cette formation, à part draguer ? ».
Je ris jaune. Je n’ai plus jamais parlé du swahili au bureau. J’ai fait mes 60 heures de cours le soir, et pour l’année 2021-2022, je me suis inscrite sur mes deniers et mon temps personnel.
Graduellement, je réalise que la situation est invivable
Les mois passent, et je fais fi de ses réflexions. Mon directeur insinue que mon collègue et moi n’allons pas à la piscine entre midi et deux mais qu’on fait « autre chose », je me dis juste que c’est un gros beauf. Nous allons suivre une formation sur les agissements sexistes et le harcèlement sexuel au travail, et je m’accroche à cette perspective pour mettre les choses à plat.
Mais le temps passe et ces interventions s’accumulent. J’organise une question sur la résidence artistique interdisciplinaire que je dois organiser, mon directeur m’interpelle : « Interdisciplinaire, c’est un peu comme interracial sur Youporn, non ? Oh non, ce n’est pas à toi qu’il fallait dire ça ! ». En présence de ma supérieure, il suggère de me faire renvoyer puis réembaucher grâce à une subvention. « J’ai bien une idée de faute grave pour te faire virer, mais il faudra la faire avant la formation sur les agissements sexistes et le harcèlement sexuel au travail, sinon ça ne le fera pas ».
Je ne ris plus, ni jaune, ni nerveusement.
Je comprends que je suis victime de harcèlement sexuel
À partir de ce moment là, à chaque blague, je reste bouche close et regard réprobateur. Ça ne change rien. C’est une semaine plus tard, quand je parle avec ma psy, que je me rends compte que je me replie sur moi-même, que je suis en colère, et que je recommence à faire des cauchemars d’intrusions dans mon intimité.
Quand ma psy parle de harcèlement sexuel pour la première fois, je me dis qu’elle exagère. Après tout, les blagues salaces, je n’ai pas tellement de problème avec ça… Mais leur répétition me met progressivement mal à l’aise. Et surtout, je réalise que ces « blagues » n’en sont pas.
Elles n’arrivent que quand je fais une demande liée à mon travail, comme pour m’empêcher de demander des choses, ou devant d’autres personnes, pour me dégrader. Ce ne sont pas des blagues innocentes : ce sont des outils de pouvoir et d’humiliation.
Au travail, les choses se dégradent
En parallèle, je m’ennuie au travail. Je n’ai plus envie de voir mes collègues, je vais à la piscine pour ne pas manger avec eux. Les autres jours, je me mets en télétravail. Pas envie de me lever. Pas envie de l’entendre inspirer profondément derrière la porte avant d’entrer dans mon bureau.
La formation sur le harcèlement sexuel est repoussée de 4 mois. Quand on en parle en réunion, mon directeur lance un truc du genre « De toute façon on l’a fait parce qu’il faut la faire, c’est encore un truc des femmes pour nous faire chier… je plaisante bien sûr ». Un collègue prend la parole et rappelle : « Attention, ce qui est dit avec humour est dit quand même ». On s’échange un regard appuyé, lui et moi.
À ce moment-là, j’éprouve une infinie reconnaissance pour mon collègue.
Je décide de quitter mon travail
La saison chaude arrive à La Réunion. Je ne vais plus travailler en short, je ne me penche plus en avant, je garde un foulard sur ma gorge lorsqu’il entre dans mon bureau. Son regard sur mon corps me dégoûte.
Mon oisiveté au travail croit de jour en jour : ma décision est prise, je vais demander une rupture conventionnelle. J’écoute et chante « I want to break free » à fond sur la route. Je refuse de voir que son comportement affecte ma motivation à accomplir mes missions, je me dis que j’ai d’autres raisons de partir, dans mon intérêt et celui de l’entreprise. J’en fais part à tous mes collègues en même temps, en réunion d’équipe.
Juste après mon annonce, mon directeur m’invite à discuter dans son bureau. Il me propose une augmentation, me demande si ma décision est arrêtée, et veut savoir si je quitte aussi mon compagnon. Puis, de manière assez perverse, il me dit « Surtout, n’hésite pas à me dire si quelqu’un abuse avec toi d’une quelconque manière ».
J’envoie un recommandé de demande de rupture conventionnelle le plus neutre et convaincant possible au bureau de mon association, puis un message à la secrétaire et à la trésorière en leur demandant de ne pas me laisser seule avec mon directeur pour discuter de ma demande de rupture conventionnelle.
La secrétaire me rappelle, elle veut comprendre ma requête. J’ai préparé ce que je devais dire pour ne pas commettre d’impair, et je lis au téléphone :
« Je veux simplement me sentir libre de faire toutes les demandes qui me tiennent à cœur sans que soient exposés ou opposés à mes demandes des arguments portants sur ma vie personnelle voire intime, comme ça a déjà été le cas par le passé ».
Elle a l’air de comprendre. J’ajoute que je ne veux pas parler de ce malaise pendant mon entretien, qu’au contraire, je veux en être protégée par la présence d’un tiers. Elle me demande « Mais vous êtes proches, lui et vous ? ».
Je ne veux pas en rester là
Pendant plusieurs semaines, mon directeur fait traîner les suites de ma demande de rupture conventionnelle. Mes cauchemars se multiplient et mon temps de sommeil s’appauvrit. Le matin suivant, je suis levée à 4h après une espèce de paralysie du sommeil, la première depuis 2 ans. J’étais dans mon lit, et un homme était dans la chambre, dans mon dos. Je voulais hurler, bouger dans tous les sens pour réveiller mon mec et qu’il me sorte de là. Mais rien. Coincée avec la conviction d’avoir un agresseur derrière moi, chez moi.
Je sors du lit et jusqu’à 14h, je fouille les textes de lois, les guides du ministère du Travail, je rédige des brouillons, les relis, les réécris. Je ne me couche pas avant 2h car je ne fais qu’y penser. Le lendemain pareil. Je n’ai pas faim. Je veille. Toute mon énergie et mon attention travaillent à l’impératif de me sortir de cette situation.
J’écris à la médecine du travail, appelle l’assistance juridique. Tout le monde est en vacances. Une avocate me dit de m’en tenir à la rupture conventionnelle, point barre.
Comment j’ai signalé mon chef
Un peu plus d’un an après mon arrivée au bureau, mon directeur et ma N+1 s’écharpent par mail et nous mettent en copie de leurs désaccords. Il lui écrit que s’il est obligé de passer derrière elle, c’est parce qu’elle entretient des relations délétères avec son ex. Ce n’est pas la première fois qu’il parle de la vie sentimentale de ma supérieure quand on n’a rien demandé.
Je ne tiens plus, et saute sur l’occasion de lui demander de ne plus mêler nos partenaires sentimentaux et/ou sexuels, réels ou supposés, passés ou présents à la discussion quand ce n’est pas consenti ou approprié. Dans la foulée, j’envoie un signalement pour harcèlement sexuel à mon employeur.
Deux semaines plus tard, j’ai un rendez-vous avec la médecin du travail. Celle-ci pense que je suis hypersensible et me dit qu’il suffit de se détendre, rigoler, et ne pas tenir compte de ce qu’il dit. Elle m’a félicitée de ne pas me « victimiser » en ne me faisant pas arrêter et m’a même demandé « Mais c’est vrai, que vous avez un amant malgache ? ». Je suis obligée de répondre « Non, mais quand bien même ce serait le cas, mon supérieur hiérarchique n’a pas à en parler et à insinuer que j’utilise mon temps de travail et mes notes de frais pour passer la nuit avec lui », et ça m’énerve au plus haut point.
Elle a quand même noté ce que je racontais dans mon dossier médical, en changeant « harcèlement sexuel » par « agissements sexistes » puis finalement par « propos sexistes » (car « Ce sont des mots, pas des actes »). Je n’ai pas pris la peine de lui expliquer les définitions qui sont dans la loi et qui sont limpides. Je n’ai pas noté ses conseils.
Un dénouement qui traine en longueur
La procédure se déroule, parfois avec opacité. Mon directeur envoie un dossier de synthèse à la direction suite à mon signalement, mais je n’ai aucune idée de ce qu’il contient et je ne suis pas en copie.
J’ai finalement le droit de récupérer 8 heures sur les 60 heures de formation en swahili.
Qu’est ce que je vais faire après la rupture conventionnelle, si je l’obtiens ? La culture c’est un secteur minuscule. À La Réunion, c’est une poignée de professionnels qui se connaissent tous, et qui vont désormais me connaître comme une une nenette débarquée sur l’île qui fait chier son monde parce qu’elle n’a pas obtenu ce qu’elle voulait, qui s’offusque pour 4 blagues grivoises et rabat les oreilles de tout le monde avec les textes de loi. Ça me fout en rogne, et je suis très inquiète pour mon avenir professionnel.
La préfecture, avec laquelle nous collaborons régulièrement, prend connaissance de mon signalement. Ma N+1 et mois sommes appelées, et je suis intimidée et fébrile au téléphone. Tout au long de ce signalement, je ne cesserai de me demander si je suis légitime à tout dire, à me demander où se trouve l’équilibre entre la « dramatisation » et le sérieux nécessaire.
Je dois me répéter que ce n’est pas parce qu’une situation n’est pas éminemment dangereuse qu’elle est tolérable. Dans le même temps, ma demande de rupture conventionnelle n’est toujours pas traitée : le bureau priorise le traitement de mon signalement, ce qui repousse la possibilité de mon départ.
Une situation tendue avant l’entretien
Mon directeur ne me dit plus bonjour et n’entre plus dans mon bureau. J’imagine qu’il se sent trahi ou qu’il garde une distance de sécurité. C’est désagréable de le savoir enfermé à l’autre bout du couloir et de ne pas crever l’abcès.
L’administrateur me remet un accusé de réception de mon signalement de « Ce que (je) considère comme du harcèlement sexuel ». Le Bureau me propose de se rencontrer pour en parler, et, si je le souhaite, me confronter à mon directeur.
La dame de la préfecture m’a appelée. Elle me demande si j’ai des preuves, un arrêt, qu’est ce qu’a dit la médecine du travail … parce qu’elle « entend plusieurs sons de cloches ».
Évidemment. Tout cela fait partie de la procédure, mais je suis très stressée. Je transmets le mail d’excuses de mon directeur, où il ne nie aucun des propos que je lui reproche ni leur caractère déplacé. Dans mes observations, je rappelle la définition du harcèlement sexuel et en quoi elle s’applique à ce que j’ai dénoncé. Je ne veux pas ajouter les témoignages de mes collègues, ça me semble disproportionné et ça les met dans une situation embarrassante. Souvent, j’ai peur d’être accusée de mentir, ou d’en faire trop. Enfin arrive l’entretien où l’on me reçoit pour parler de mon signalement.
Un entretien difficile
En route pour l’entretien, j’écoute « Don’t stop me now ». Quand mes supérieurs me reçoivent, je commence par « Je ne vous serre pas la main, COVID oblige ». Le Président répond « Non, mais le coeur y est … oh, il faut que je fasse attention à ce que je dis ! ».
…Ok.
À l’évidence, je ne les convaincrai pas que c’est une situation de harcèlement sexuel. Seule une personne sur le bureau de l’association semble avoir compris les enjeux de la situation.
Je joue ma meilleure carte : celle d’être la plus sincère possible, quitte à montrer ma vulnérabilité et mon ambivalence. Je leur dis que je suis intimidée, mal à l’aise avec les gens que je ne connais pas et les conflits. Que j’ai peur qu’on me dise que je mens, ou que je fais tout un plat pour rien.
Ils me demandent si je pense que mon directeur essayait d’obtenir mes faveurs, je réponds que pas forcément, même si certaines phrases pourraient faire penser qu’une réponse ambiguë de ma part l’aurait facilement amené à aller plus loin.
Mais alors, si ce n’est pas pour des faveurs, pourquoi est ce qu’il fait ces blagues ? demandent-ils. Je répète que je ne sais pas, mais que le résultat est humiliant et offensant. Pourquoi chercherait-il à m’humilier, à m’offenser ou mettre mon emploi en jeu alors qu’il trouve lui même que je suis une bonne collaboratrice? Je colle à ma réponse : je ne sais pas, mais d’une manière ou d’une autre, il a profité du rapport de domination induit par notre rapport hiérarchique.
Ils ont l’air d’en conclure que les paroles déplacées de mon directeur n’étaient que de l’humour raté. Je ne les ai pas convaincus qu’il était conscient d’abuser. Le Président se dit surpris de mon honnêteté et du contraste avec la violence de mon signalement par écrit.
Mon signalement n’était pas violent, il était factuel. Je voudrais répondre que ce n’est pas parce que je me montre calme que je ne suis pas en colère, et que ma colère est légitime, même si je reconnais que la situation n’est pas la plus dramatique. Mais je n’ose pas. Je sais que reprocher la colère ou encourager la douceur (pour ne pas dire docilité) permet de maintenir la domination, mais je ne sais pas comment le formuler.
Je ressors soulagée de l’entretien. On ne m’a pas dit que je mentais, ou que je faisais un scandale pour rien. Mais petit à petit, j’enrage, je réalise que j’avais envie (besoin?) qu’ils reconnaissent les faits pour ce qu’ils sont : du harcèlement sexuel. Et toutes leurs précautions pour ne pas nommer la chose montrent qu’ils ne sont pas prêts à le faire.
Mon directeur a reçu un avertissement
Avant les conclusions du bureau, la formation sur les violences sexuelles et sexistes au travail a enfin lieu. Ce qui est écrit sur le PowerPoint est ferme et précis : tout le monde voit et lit la jurisprudence. Plus personne dans l’équipe ne peut nier que j’ai subi du harcèlement sexuel.
Un mois plus tard, les conclusions du bureau arrivent. Mon directeur est destinataire d’un avertissement constitutif d’une sanction disciplinaire pour des « Faits susceptibles de relever de harcèlement sexuel et/ou d’agissements sexistes ». Voilà.
Peut-être qu’un côté de moi se demande s’il ne méritait pas d’être plus sanctionné. Mais l’important, c’est que ça ne se reproduise plus : la démarche même lui a mis une claque, et même si en ce moment, l’ambiance au travail est compliquée, je crois qu’il fera à l’avenir plus attention à ce qu’il dit.
De mon côté, l’existence de cette sanction me protègera dans mes prochaines recherches d’emploi. D’ailleurs, j’espère pouvoir quitter celui-ci bientôt ! Mais il était important pour moi de partager cet évènement, parce que le harcèlement sexuel au travail est un fait souvent minimisé. La définition légale n’en est que peu connue, et on ne réalise pas toujours les effets destructeurs du harcèlement sur nous.
Selon l’article 222-33 du code pénal, le harcèlement sexuel est puni par la loi, et les sanctions peuvent s’élever jusqu’à 2 ans d’emprisonnement et 30 000 € d’amende.
L’employeur est tenu de prévenir les cas de harcèlement sexuel, d’y mettre un terme, et de les sanctionner.
Vous trouverez des ressources sur la question sur le site du Défenseur des droits ou sur celui du ministère du Travail.
*Le prénom a été changé.
À lire aussi : Qu’est-ce que le « harcèlement sexuel d’ambiance » au travail ?
Crédit photo : Yann Kurzov / Pexels
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Les Commentaires
BLA. Remplacez le viol et les agressions sexistes par " il lui jette un verre d'eau à la gueule". Il ne voit pas qu'elle est mouillée? Qu'elle pourrait prendre mal de dégouliner en public?