Drôle, impertinent, un peu désagréable, solitaire. C’est comme ça que je me souviens de mon père, quand je gratte pas trop loin de la surface.
Un mec intéressant, bricolo, débrouillard, qui avait voyagé, qui était cultivé. Qui savait défendre ses opinions aux repas de famille, qui avait souvent raison.
Il n’était pas la même personne à la maison et en public. À la maison il avait toujours raison, sinon ça tournait mal.
Ne jamais râler, ne jamais être trop émotive : au moindre caprice d’enfant, ça tournait mal.
Cris et insultes, toujours. Violences physiques, parfois. Juste assez pour le croire lors de ses menaces hebdomadaires.
Quand on nous voit en photo, on a du mal à y croire. Une jolie famille, très mignonne, des petites filles métissées, une petite maison remplie de jeux et de couleurs, de jouets bricolés par un père pour ses enfants et ceux des voisins qui venaient jouer dans la cour.
Mais la maison était vieille, ses murs étaient fins, et je me demande parfois si les voisins l’entendaient lever la voix si souvent sur nous. Je ne le saurai jamais, car dans la petite rue où j’ai grandi, c’était un secret.
Mon père et sa vision très personnelle de la vie de famille
Comme il était le seul père que j’avais, je pensais que c’était la norme.
Que tout le monde avait peur d’avoir quoi que ce soit à demander à son père.
Que ne pas être d’accord était une source de danger.
Qu’arriver en retard pour le dîner enlevait le droit de manger.
Que si le repas n’était pas parfait, ta mère se faisait engueuler.
Qu’exprimer que quelque chose ne te plait pas, c’est être ingrat, c’est manquer de respect à son rôle d’homme de la maison qui ramène une paye et de la nourriture sur la table.
Que si on est con, c’est parce que contrairement à lui, on est des étrangers.
En grandissant, en allant chez mes amis, j’ai progressivement compris que ce n’était comme ça que chez moi. Alors je l’ai longtemps caché, par honte, de ce qui se passait dans ma maison.
C’est grâce à un témoignage sur madmoiZelle que j’ai pu poser un nom sur sa façon d’agir. Un témoignage qui m’a faite paniquer dans sa véracité.
Une madmoiZelle décrivait son rapport à son père, et son ressenti était proche, trop proche du mien. Comme si c’était trop tabou, trop personnel, trop unique pour qu’un terme ait le pouvoir de définir sa façon d’agir, sa façon d’être mauvais avec moi.
« Maltraitance psychologique ».
Aoutch.
Quand je suis arrivée au collège, ma mère a trouvé un travail et s’est progressivement construite de nouveaux cercles sociaux.
Au bout de 3 ans, elle a rencontré un homme, et mon père l’a rapidement appris. Sa demande de divorce a suivi, et quelques semaines plus tard, il me demandait de choisir.
« Soit tu vis ici, soit tu continues à voir ta pute de mère. Si tu la choisis je ne veux plus jamais te voir. Compris ? »
Une belle conversation à avoir en face à face, lors d’un déjeuner d’été, du haut de mes 15 ans.
Il m’a demandé de choisir et m’a rayé de sa vie
J’ai choisi ma mère et j’ai attendu qu’elle trouve un appartement pour aller m’installer avec elle. Dès qu’elle a trouvé un logement, mon père est passé par ma soeur pour donner l’ultimatum : j’avais 24 heures pour déménager de la maison sinon mes affaires passaient par la fenêtre.
Ma soeur, elle, était au milieu de ses études dans une autre ville, et a pu rester extérieure à tout ça. Elle l’a même exigé. Pour elle, couper les ponts n’était pas la solution.
Elle m’a aidé à déménager, et à part quelques SMS éparpillés la première année, mon père et moi avons totalement arrêté de parler.
Cette année, ça a fait 10 ans.
10 ans sans nouvelles, 10 ans durant lesquels j’ai commencé et fini mes études supérieures, trouvé un travail, emménagé avec un mec, quitté ce même mec.
10 ans pendant lesquels j’ai largement eu le temps de prendre du recul sur la situation, et de comprendre que me faire insulter pour oser sortir en jupe l’été n’est pas une façon d’être éduquée. Que de me faire traiter de grosse dès que je mangeais un truc, ça a aidé au développement de mon TCA, pas à celui de ma confiance en moi.
Il a coupé les ponts et creusé un fossé entre nous
J’ai beaucoup travaillé sur ma confiance, j’ai grandi, j’ai changé.
Ma soeur a fini par être la seule personne à rester en contact avec lui. Il a coupé les ponts avec sa propre mère pour avoir fait le même choix que moi : refuser de couper les ponts avec ma mère, son ex-femme, et selon lui, « la préférer à lui ».
Ma grand-mère demandait régulièrement des nouvelles de mon père à ma soeur. J’ai donc eu des nouvelles par-ci par-là de comment il allait, ce qu’il devenait, son état de santé. Parfois il allait bien, parfois non.
Zut, parfois non. J’ai senti une peur immense se creuser en moi.
Et si, soudainement, il mourrait ?
No offense mais il est vieux et obèse, en plus d’être très probablement toujours alcoolique et colérique. C’est pas le meilleur cocktail pour vivre longtemps.
Et si le dernier souvenir que j’allais avoir de mon père, c’était le SMS qu’il m’avait envoyé, un 31 décembre ? Celui où il se félicitait de ne plus m’avoir dans sa vie, où il traitait une fois de plus ma mère de pute, où il se vantait de ne plus rien avoir à faire avec moi.
Ce SMS qui avait transformé mon plus beau nouvel an, sur les toits de Berlin, entourée de mes meilleurs amis, en un cauchemar, une nuit de panique entre les pétards et l’asphyxie de la crise d’asthme déclenchée par l’apparition de son message.
L’adulte que je suis devenue ne connait pas son père
J’ai toujours l’impression qu’il me manque des infos sur mon enfance, sur ma compréhension de cet homme qui m’a aidée à grandir tout en me détruisant.
Et si je l’avais diabolisé pour me protéger ? Ou au contraire : et si j’avais oublié des bouts pour éviter d’en souffrir encore aujourd’hui ?
Cette relation, aussi malsaine avait-elle pu être, s’est terminée rapidement, brutalement.
La version adulte de moi n’a jamais rencontré son père, elle n’en a qu’un souvenir flou, mais surtout triste.
Elle n’a jamais pu échanger avec lui, jamais débattu, jamais appris, jamais partagé. Jamais pu se défendre non plus.
Je n’espère pas de mea culpa. Pas de grandes excuses, pas de « soudainement tout va mieux », pas de « je regrette tout ce que je t’ai fait subir » pas de « tu t’en es super bien sortie ». Ni excuse, ni validation.
J’ai juste cette peur, au fond, de ne pas avoir l’occasion de le rencontrer avec mes yeux d’aujourd’hui. De ne pas avoir l’opportunité d’échanger avec plus d’objectivité que par le passé.
Peur qu’on se quitte énervés.
Plus j’y pensais plus elle me rongeait, cette peur. L’ombre du plus grand regret de ma vie grandissant au-dessus de moi, parfois discrètement, parfois me glaçant jusqu’au sang.
Et puis il y a un an, ma soeur m’a annoncé qu’elle allait se marier, et que mon père était invité à la mairie.
Ah. AH AH. Merde.
Le mariage de ma soeur et la résurgence de mes peurs
J’ai eu peur, encore. Je me suis demandée s’il fallait que je lui écrive, s’il fallait que je fasse quelque chose pour ne pas que ça vienne gâcher un jour qui n’était pas à propos de nous.
Le temps est passé et j’ai laissé couler. « On verra. On verra quand ça arrivera ». On n’était même pas sûr qu’il vienne de toute façon.
L’organisation du mariage était largement assez prenante pour ne plus avoir à y penser. Pour aider à ne pas trop y penser, en tous cas.
J’en ai parlé à mes amis, qui me demandaient souvent : « T’as peur de quoi ? C’est quoi le pire qui puisse se passer ? »
J’en avais aucune idée. Qu’il vienne me parler ? Qu’il ne vienne pas me parler ? Qu’il me remarque, qu’il m’ignore, qu’il soit gentil, qu’il soit méchant ?
Tout me faisait peur, en fait.
Alors j’ai fais ce que je pouvais pour ne pas y penser du tout.
Le jour du mariage, en arrivant à la mairie, alors que ma mère ajustait une 15ème fois de la journée mon décolleté débilement plongeant, j’ai levé la tête et j’ai vu qu’il était arrivé.
Mon daron, entre des gens de la famille du marié, masque sur la face, mains dans les poches.
J’ai fais ce que j’avais prévu de faire : j’ai respiré un grand coup, et me suis réjouie de sa présence car je savais que ça faisait plaisir à ma soeur.
L’image que j’avais de mon père était figée dans le temps
Le mariage de ma soeur en plein covid était largement assez prenant pour ne pas concentrer mon attention sur lui.
Je n’ai pas cherché à créer d’interaction, j’ai fini par l’observer de loin, un peu en cachette, comme on regarde les pompiers intervenir sur la voie d’autoroute dans le sens opposé.
Curieuse, en sachant que l’on risque de tomber sur quelque chose qu’on ne souhaite pas voir, juste parce qu’on a envie de savoir. En continuant d’avancer comme si de rien était, des regards furtivement lancés sur le côté.
Le moment de la séance photo familiale est arrivé plus vite que je ne l’imaginais, et alors que tout le monde se dirigeait lentement vers le parc en discutant, je me suis ruée sur le rôle de 1ère assistante de Mamie, 90 ans, à qui il fallait fournir une chaise à l’ombre, tenir le sac et tendre le bras. Mais je continuais à ralentir sur l’autoroute.
La présence de mon père me paraissait anachronique, en fait. Il avait existé en 2010, avec ses premiers cheveux blancs, ses chemises rouges, un téléphone compact à touches accroché à la ceinture. Et soudainement, il existait en 2020.
Barbe et cheveux blancs, smartphone à la main pour filmer l’évènement. Avec de nouvelles rides, et une tête d’oiseau que je ne connaissais pas.
Évidemment que lui aussi avait vécu les 10 dernières années, mais j’avais comme décidé de l’oublier.
Nous nous sommes ignorés, et ça me convient très bien
Mon attitude était à l’opposé de mes attentes. Moi qui m’imaginais me ruer sur l’occasion pour créer un nouveau souvenir, une nouvelle dernière interaction, offrir à ma moi adulte l’opportunité de se créer une nouvelle relation, un nouveau statut, au delà de la victime, me créer une nouvelle place face à lui.
En réalité, je n’avais aucune envie de lui adresser la parole. Aucune envie de lui donner mon attention.
J’étais là pour ma soeur, j’étais là pour ma famille. Et s’il fait encore partie de la sienne, il s’est volontairement rayé de la mienne il y a bien longtemps, et j’ai suivi le mouvement.
Au moment de la photo avec tous les invités, il a jeté du riz dans le ciel sans prévenir, provoquant des petits cris et des rires surpris.
Les grains de riz ont finis dans mon soutif, j’ai pas trouvé ça très drôle, mais si les autres oui, tant mieux.
La voilà, ma dernière interaction avec mon daron. Du riz dans les seins. Ça me blase, et ça me fait rire, aussi. Parce que ça m’a rassasié.
Je n’ai plus peur.
Le dernier souvenir est là, à l’image de mes souvenirs de lui. Drôle, impertinent, un peu désagréable, solitaire.
Aucunement intéressé par moi, et surtout, finalement, qui ne m’intéresse pas non plus.
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