Un lundi soir à regarder 50 min de documentaire sur les incels. Pas forcément la plus positive des soirées, mais une démarche qui néanmoins fait partie de ma vie.
Difficile d’étudier les masculinités modernes sans se pencher sur ces sous-groupes certes minoritaires, mais dangereux et auteurs de violences.
Elliot Rodger le tueur misogyne, Alek Minassian le terroriste canadien… les incels ont déjà fait de trop nombreuses victimes. Un nouveau documentaire de la BBC se penche sur le phénomène.
Inside the secret world of incels, le documentaire BBC
La chaîne britannique BBC Three a diffusé ce 13 juillet Inside the secret world of incels (Dans le monde secret des incels), un documentaire de près d’une heure.
Il suit notamment 3 hommes qui s’identifient comme incels, pour involuntary celibate, célibataire malgré soi.
L’un est clairement misogyne, le second aspire à une vie meilleure, le troisième diffuse une tranquille sérénité. Rien ne semble les regrouper.
Rien, sauf une étiquette : incel.
Le documentaire n’est malheureusement pas disponible légalement en-dehors du Royaume-Uni, mais ayant pu y accéder, je vais tenter de le résumer.
Les victimes des incels, et leurs proches déboussolés
Le documentaire s’ouvre sur des images fortes.
À Toronto, Alek Minassian fonce dans une foule à bord d’un fourgon de location. 10 personnes perdront la vie, dont 8 femmes.
Quelques années plus tôt, un certain Elliot Rodger se filme dans sa voiture, le soleil californien rougissant son visage devenu tristement célèbre. Son dernier « manifeste » vidéo avant de tuer les femmes qui se refusaient à lui.
Des femmes, dont Katherine Breann Cooper. Son père, puis sa mère témoignent. Leurs propos crèvent le cœur.
Katherine a été abattue par Elliot Rodger quelques mois avant ses 23 ans. Il ne la connaissait pas, elle non plus.
Son simple tort était d’être une femme sur le chemin d’un incel ayant décidé de commettre une tuerie misogyne. Le meurtrier n’ayant pas pu s’introduire dans une sororité, il s’est tourné vers des passantes.
Le père de Katherine déclare, avec une émotion palpable :
« Ce contexte du « mauvais endroit au mauvais moment » a sauvé la vie de 50, 60 filles, c’est une petite consolation. Dans notre position, on cherche ces consolations là où on peut. »
Un jeune homme témoigne ensuite. Lui a été « simplement » blessé par Elliot Rodger.
« Il ciblait en premier lieu les femmes, en second lieu les hommes qui peuvent séduire ces femmes. Il essayait de viser nos parties génitales. »
Le père de Katherine reprend ensuite la parole :
« Comment est-ce qu’on en vient à associer sa propre frustration sexuelle au fait de tuer des gens qu’on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam, qu’on ne connaît pas, qui ne nous ont jamais fait de mal ni de bien… »
L’incompréhension est crue, autant que le caractère arbitraire et horriblement ciblé des meurtres commis par Elliot Rodger.
Un incel qui se plaît à humilier les femmes
Elliot Rodger est mort. Alek Minassian est en prison. Mais ils ne sont pas les seuls incels à appliquer leur misogynie.
Le documentaire donne la parole à un certain « Catfishman », dans une petite bourgade américaine emprisonnée par les glaces. Un masque sur le visage pour cacher son identité, une casquette vissée sur le crâne.
Cet homme s’amuse à « catfish » des femmes, c’est-à-dire qu’il les séduit sur les applis de rencontres avec un faux profil mettant en avant un type à fond dans les canons de beauté, musclé, dénudé.
Il donne rendez-vous à ses victimes et les filme pour « dénoncer » leur superficialité et le fait qu’elles n’ont accepté le date que parce que leur interlocuteur était censé être beau. Il poste ensuite les vidéos sur Internet.
Qu’y a-t-il de mal à vouloir rencontrer un bel homme ? Rien. Mais selon Catfishman, c’est une raison suffisante pour haïr ces inconnues.
« Pourquoi est-ce que je devrais me préoccuper de ce qu’elles ressentent ? Si elles me croisaient dans la rue, elles m’ignoreraient. Ce sont de mauvaises, d’horribles personnes. »
Catfishman est l’incel le plus inquiétant du documentaire. Il est hilare lorsqu’il explique sa démarche misogyne. Il affirme que les victimes d’Elliot Rodger « le méritaient peut-être, elles avaient l’air superficielles
».
Il n’a pas toujours été célibataire : son ex-petite amie l’a quitté. Et a demandé une ordonnance d’éloignement, après des violences conjugales. Il a continué à la harceler, a été condamné pour ça.
« Je respecte les gens. Mais quand il s’agit de femelles, j’en ai rien à foutre. »
C’est rare de voir la violence d’un incel aussi décomplexée face caméra, même si Catfishman reste anonyme. Célébré par sa communauté toxique, il ne semble pas vouloir mettre fin à ses activités.
« Bien sûr que si j’avais une copine, si les femelles ne me traitaient pas comme de la merde, je ne ferais pas ça. »
Je ne souhaite pas à cet homme d’avoir une copine. Pas avant une bonne thérapie qui le mènerait, entre autres, à ne plus désigner les femmes par « femelles ».
Un incel sur la brèche, à deux doigts du gouffre
Direction à présent l’Irlande du Nord, à la rencontre de James, un ex-incel de 31 ans bien plus touchant que Catfishman.
Vierge de toute relation sexuelle ou sentimentale, James souffre de problèmes de santé mentale : paranoïa, anxiété. C’est pour cela qu’il n’a jamais été avec une femme.
Voulant améliorer son apparence pour plaire davantage, James s’est mis au sport… mais aussi aux stéroïdes. Ces derniers ont flingué ses hormones et lui ont causé un très fort acné sur tout le corps.
Il a fini au fond du gouffre. Avec un serment à lui-même : si à la prochaine Saint Valentin je suis toujours un incel, alors je me suiciderai.
Je n’ai plus rien à perdre.
Parce qu’il n’avait rien à perdre, James a décidé de raconter son histoire sur YouTube. Face caméra, sans masque, sans artifices. Son histoire de solitude, de maladie non-traitée, de détresse.
https://www.youtube.com/watch?v=Y7oxU3hnh4s
Le témoignage de James est devenu viral et compte plus d’un million de vues. Dont celle d’une certaine Sara, qui a pris contact avec lui.
Sara est sa première petite amie, et vice-versa : elle est dans la même situation que lui, elle est vierge, n’a jamais ne serait-ce qu’embrassé ou tenu la main d’un homme.
Le documentaire se clôt sur un échange audio pendant lequel les timides tourtereaux expriment leur hâte de se rencontrer enfin.
Un incel touchant, loin de la misogynie
Le 3ème incel présenté dans ce documentaire est Matt, qui vit à New York. Et semble ne pas avoir le moindre atome de haine en lui.
Sans avoir été diagnostiqué, Matt estime qu’il a potentiellement le syndrome d’Asperger. Selon lui, les personnes neuroatypiques sont des cibles idéales pour des réseaux de propagande organisée comme celle des incels.
Matt fréquente plusieurs forums d’incels. Certains sont bienveillants, organisés autour du soutien et de l’entraide. D’autres sont violemment toxiques.
Il essaie d’y encourager des inconnus, de les aider à sortir de la solitude et de la violence. De sa voix douce, le jeune homme explique :
« Il faut sortir de cette caisse de résonance, se connecter au vrai monde. Il faut savoir que se sentir triste, impuissant, c’est normal, savoir qu’on n’est pas seul.
Il faut se mettre dans une atmosphère sociale. Même si on ne parle à personne. Au moins, on voit des gens.
La vie, c’est dur. C’est douloureux. C’est être rejeté. Mais je choisis de faire ce que je peux pour être heureux, satisfait et épanoui. »
Dans un bar à karaoké, Matt donne tout au micro, sourire aux lèvres, ses longs cheveux élégamment noués sur sa nuque. C’est bien le seul de ces 3 incels qui semble joyeux.
Comprendre les incels, pour tenter de changer les choses
Kaitlyn Regehr est chercheuse à l’université de Kent, au Royaume-Uni. Elle travaille depuis 5 ans sur la misogynie en ligne.
La doctorante explique :
« Beaucoup de gens sont sur la brèche, se sentent isolés, rejetés, cherchent un endroit où exister. Et c’est une pente glissante.
Il y a de bonnes chances qu’il y ait une autre attaque commise par un incel. La police devrait surveiller ces communautés comme elle surveille les extrémistes religieux…
Et à notre niveau, on ne parle pas assez de la santé mentale dans ce monde technologique.
Nous ne parlons pas du fait qu’un individu isolé peut s’engouffrer dans un terrier sur Internet et ne jamais en ressortir. Nous n’essayons pas de le ramener à nous. »
Le père de Kathleen, assassinée arbitrairement par Elliot Rodger, clôt le documentaire.
Son discours rejoint celui de la chercheuse :
« Notre fille est morte parce qu’un individu n’en pouvait plus. C’est pour ça qu’elle est morte.
Ses parents à lui l’ont manqué, la société l’a manqué, ses amis, ses proches l’ont manqué. Pas ma fille.
Si vous voulez que ça n’arrive plus, il faut parler à ces individus, créer un lien, leur dire que le suicide et partir en martyr, ce n’est pas la solution.
Si ces individus avaient autour d’eux des gens qui les aident à comprendre le rejet, l’échec, la frustration, à dépasser tout ça, ma fille serait encore là.
Celui qui l’a tuée est mort. Il ne ressent plus rien. Nous, on ressent son acte chaque jour. C’est ça, notre réalité, maintenant. »
Comment sortir les incels de la haine ?
Ce documentaire m’a un peu laissée sur ma faim, à un seul niveau : j’espérais qu’il décrive plus en détails les techniques de « recrutement » menant tant de jeunes hommes à se radicaliser.
Mais il est clair sur le fait qu’un tissu social plus solide, une vigilance et une bienveillance globale semblent être la solution pour sortir de potentiels incels du chemin vers la haine.
C’est en s’ouvrant aux autres que James est sorti de sa condition d’incel et de son gouffre mental personnel. C’est en socialisant que Matt, le new-yorkais, trouve une forme de bonheur.
C’est aussi en levant les tabous autour de la santé mentale, notamment chez les hommes, que les troubles touchant beaucoup d’incels seront pris en charge.
Matt prend un peu de temps pour aller soutenir et encourager de jeunes mecs qu’il ne connaît pas sur des forums, espérant les retenir du bon côté, du côté de ceux qui y croient encore.
Ses messages sont une goutte d’eau dans l’océan, mais parfois une goutte d’eau dans la bonne direction fait toute la différence. Nous pouvons tous et toutes être cette goutte d’eau.
À lire aussi : Un séjour parmi les incels, ces hommes célibataires et désespérés
Vous aimez nos articles ? Vous adorerez nos newsletters ! Abonnez-vous gratuitement sur cette page.
Les Commentaires
Je remarque que je suis bien moins "moi-même" à l'âge adulte que quand j'étais ado. Ado j'étais moi-même, j'avais un style particulier, j'écoutais de la musique que quasi personne n'écoutait, dans notre groupe d'amies on avait toutes un caractère très reconnaissable.
Aujourd'hui je suis complètement lissée.
Et je suis d'accord que je rentre dans le moule consciemment un peu par stratégie d'adaptation mais aussi par peur d'être rejetée. D'ailleurs à force d'avoir copié pas mal de réactions, mots et façon d'être je ne suis même plus sûre de savoir qui je suis.
Les seules personnes qui peuvent se permettre de ne pas trop être dans les standards sont :
- ceux qui le sont déjà par le hasard des choses (boulot, couple, amis, projets typiques de voyage, maison, gosses)
- ceux qui ont un socle solide autour d'eux (un mari ou une femme qui te soutien, plein d'amis qui font de même, ta famille etc.) Ça te laisse une certaine marge de manœuvre pour pouvoir t'affranchir d'injonctions en te disant que tant pis si tu ne leurs plais pas.
Mais quand t'as pas ça, être dans les standards c'est le seul ticket possible pour pouvoir t'intégrer un peu partout et je trouve que c'est plus pesant à l'âge adulte. Oui tu es conscient que tu rentres délibérément dans le moule mais c'est encore plus aliénant de se dire justement que tu es entrain de jouer un personnage.
En plus à l'âge adulte t'es responsable de ta vie et de ton avenir. "Si t'es un raté c'est que c'est bien dans tes gènes...".