Mise à jour du 20 mai 2015 — L’année scolaire touche à sa fin, et c’est la saison des remises de diplômes dans les universités américaines. Celle de Columbia a été particulièrement suivie, puisque c’est l’établissement dans lequel Emma Sulkowicz, étudiante en arts, suit sa scolarité. Son projet artistique de l’année est une oeuvre vivante, intitulée Carry That Weight.
Au début de l’année scolaire, en septembre, Emma a décidé de porter le matelas de sa chambre d’étudiante à travers tout le campus, partout, tout le temps. Parce qu’elle a porté plainte pour viol contre son ex petit ami, mais qu’elle estime injuste et inéquitable la façon dont l’université de Columbia a traité son dossier. Carry That Weight est l’illustration du poids du traumatisme sur les épaules d’une victime.
Depuis, sa performance a été suivie, imitée, elle a servi à ouvrir une discussion d’ampleur nationale sur le problème des viols commis dans les universités, la notion de consentement encore trop ignorée, trop souvent bafouée… Elle a mis en lumière la souffrance des victimes, et le besoin de répondre, condamner avec fermeté pour mettre un terme à ce phénomène terrible. (Lire notre article ci-dessous).
Mais, depuis septembre, l’université de Columbia s’illustre par sa politique de l’autruche. Devant l’ampleur prise par les soutiens à Emma Sulkowicz, les autorités ont tenté d’interdire aux étudiant•e•s de sortir leur matelas de leur chambre, sous peine de sanction. OK donc prendre des mesures pour combattre l’épidémie de viols sur le campus, c’est trop compliqué, mais empêcher les étudiant•e•s de protester, ça, c’est simple à faire.
Depuis, le projet artistique/manifestation permanente d’Emma suivait son cours. Jusqu’à la cérémonie de remise des diplômes, où l’université s’est à nouveau fait remarquer, en ajoutant une nouvelle petite règle à respecter pour la cérémonie : l’interdiction de « ramener des objets encombrants ». Quelle idée saugrenue ! Qui pourrait bien vouloir amener « un objet encombrant » à la cérémonie de remise des diplômes de l’université ?
Emma Sulkowicz et ses camarades ont bien entendu ignoré cette recommandation.
Si l’université de Columbia mettait autant d’énergie à agir contre les viols qu’à entraver la manifestation permanente d’Emma Sulkowicz (qui, rappelons-le est son projet artistique de l’année, réalisé dans le cadre de ses études !), il n’y aurait plus besoin de porter publiquement le poids du traumatisme, de la honte et de la culpabilité.
Article initialement publié le 26 décembre 2014 — Depuis des mois, Emma Sulkowicz proteste contre la présence de son violeur présumé sur le campus de Columbia.
Emma Sulkowicz est étudiante en Arts à l’Université de Columbia, aux États-Unis. Lors de sa rentrée en deuxième année, elle a été violée par un camarade de classe. Elle n’a pas porté plainte au départ, mais après avoir parlé à deux autres jeunes filles victimes de la même personne, elle a décidé de porter le cas devant le conseil de discipline de l’Université.
Elle détaille son cas dans cette vidéo du Time :
« J’ai été entendue sept mois après avoir porté plainte. Pendant mon audition, une des personnes n’arrêtait pas de me demander comment il était physiquement possible d’être violée par sodomie ».
Pour celles et ceux qui se poseraient aussi la question, je vous recommande la lecture de ce témoignage, illustré dans le Projet Crocodiles. Trigger warning viol.
À lire aussi : Des planches du Projet Crocodiles jugées trop sensibles pour… sensibiliser correctement [MAJ]
#CarryThatWeight, un mouvement viral
Suite à la clôture de la procédure disciplinaire, après un traitement qu’elle estime injuste, Emma a décidé de protester. Elle s’est mise à porter le matelas de sa chambre d’étudiante à travers tout le campus, partout où elle devait se rendre.
Sa performance a aussi une visée artisitique : Carry That Weight est le nom de son projet de mémoire. Elle en parle dans la vidéo ci-dessous, postée sur une chaîne gérée par des étudiants de l’Université. Avec plus d’un million de vues, c’est de loin la vidéo la plus populaire de la chaîne (la deuxième est à 43 000.)
Emma s’est engagée à porter son matelas jusqu’à ce que son violeur soit expulsé du campus. Devant l’absence de réaction de l’université, d’autres étudiant•e•s sont venu•e•s l’aider à porter le matelas toute la journée.
Le hashtag #CarryThatWeight continue de porter le mouvement sur les réseaux sociaux, lui-même repris et coordonné à travers le site Carrying The Weight Together, fondé par des étudiant•e•s de Columbia, en soutien aux victimes de viol.
Emma Sulkowicz a réussi à donner vie à sa protestation, mais elle n’est pas seulement devenue le symbole de la lutte contre le viol dans les universités : elle a réussi à faire porter ce débat sur la place publique.
En septembre, la Maison Blanche s’est associée à une campagne de sensibilisation nationale contre le viol, garantie sans culpabilisation des victimes. It’s On Us s’adresse à tous, et vise à impliquer tout le monde en amont, pour empêcher ces viols :
C’est notre responsabilité de mettre fin aux agressions sexuelles. De nous interposer avant que ça n’arrive. De ramener un•e amie à la maison, en sécurité. De ne pas blâmer la victime. C’est notre responsabilité. De faire attention aux autres. De ne pas détourner le regard. C’est notre responsabilité de tenir tête. De faire un pas en avant. De prendre nos responsabilités. C’est notre responsabilité à tous. De mettre fin aux agressions sexuelles.
Quand les médias se substituent à la justice
Peu importent les circonstances de son viol, ce n’est pas le cas particulier d’Emma Sulkowicz qui est intéressant, c’est la récurrence de ce cas de figure. Des viols de ce genre, commis dans les résidences universitaires, traités en catimini voire carrément étouffés, sont loin d’être des cas isolés.
Emma Sulkowicz a eu le courage de porter plainte, ce qui est en soi déjà un exemple et une exception. Avec elle et sa performance, d’autres victimes sont sorties du silence, sans pour autant pouvoir trouver en face de réponse officielle, judiciaire. Nombre de ces viols sont difficiles à prouver.
Pour autant, l’absence de preuve ne doit plus suffire à ignorer le problème récurrent des viols commis sur les campus. Si les universités veulent lutter contre les agressions sexuelles sans « ruiner le futur » des victimes et des agresseurs, elles ont la solution de les combattre en amont, une stratégie plus efficace et bien plus juste que de classer les plaintes, comme on cacherait la poussière sous le tapis.
D’autant plus que cette stratégie d’évitement n’est plus possible, Emma Sulkowicz et les relais de #CarryThatWeight s’en assurent.
Le problème, c’est qu’en attendant que les universités et la justice américaines se saisissent sérieusement du sujet, les médias américains s’en sont largement emparés. On est loin du traitement lamentable qu’ils avaient réservé à l’affaire Steubenville, où plusieurs journalistes s’étaient émus des vies brisées… des deux agresseurs, au mépris total de la véritable victime de l’histoire.
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Avec l’affaire Sulkowicz, on est tombé dans l’excès inverse : le violeur présumé a fini par s’exprimer dans la presse, et forcément, après des mois d’articles sur la performance et la dénonciation d’un procès inéquitable par Emma, le garçon qu’elle accuse dénonce une révision inéquitable du procès qui l’avait innocenté…
J’ai lu ce que Paul avait à dire pour sa défense dans les colonnes du New York Times, et j’ai bien du mal à le trouver de bonne foi, parce que ses propos transpirent l’ignorance des viols conjugaux.
J’invite vraiment tous les hommes qui liront cet article à aller se renseigner sur les mécanismes du consentement implicite et le viol conjugal, ne serait-ce que pour comprendre pourquoi cette ligne de défense ne tient pas :
« En dehors des mariages forcés ou d’un enlèvement, il me semble peu crédible qu’une personne viennent continuellement s’exposer à une situation où elle peut s’attendre à ce genre de comportement [Paul parle du fait de subir un rapport sexuel non consenti sous la pression de son partenaire. Il ne connaît visiblement pas le concept du viol conjugal.] »
Je n’aurais jamais voulu lire cette déclaration de Paul, ni apprendre son nom complet, même si apparemment, tout Columbia connaissait déjà son identité, et d’anciens amis l’évitaient désormais sur le Campus.
« Le violeur présumé est un monstre absolu, oh mon dieu ». J’imagine qu’il n’était pas assisté d’un avocat pour faire cette interview…
Les médias n’ont pas à se substituer aux conseils de discipline des universités, et certainement pas aux tribunaux, pour rendre aux victimes de viol la justice qu’elles réclament. Car c’est bien de justice dont on parle, pas de vengeance.
Dans la dernière saison de la série The Newsroom, qui met en scène la vie d’un journal télévisé aux US, une situation similaire est présentée à Don, l’un des producteurs du JT. Son patron lui demande d’organiser en plateau, en direct, une confrontation entre une étudiante victime de viol et son violeur présumé (épisode s03e05 « Oh Shenandoah »).
Cette séquence a été très critiquée par l’une des auteures, ainsi que par plusieurs médias (qui doivent être décidément très piqués par la pertinente critique de leur travail que constitue cette série). Et pourtant, elle était très juste.
Le tribunal médiatique a déjà condamné Paul, et son interview apparaît uniquement comme un simulacre de procédure contradictoire, en donnant la parole à « la défense ».
Mais ce n’est pas du cas Sulkowicz qu’il fallait se faire porte-parole, c’est du cas des viols universitaires, de leur nombre, de leurs circonstances, du nombre de plaintes déposées, traitées, classées sans suite, et pourquoi ?
Ce n’est pas le procès de Paul que les médias devraient instruire, mais plutôt celui du système disciplinaire des universités, de l’embarras des conseils face à ces crimes profondément intimes, douloureux à instruire, trop graves pour laisser sans sanction, et pourtant trop souvent impunis, par peur du scandale ou de l’injustice.
Je ne veux pas être juré au procès de Paul. Mais je veux bien être partie civile à celui de Columbia, et de toutes les universités qui préfèrent ignorer le problème des viols plutôt que de s’y attaquer.
Pour en savoir plus :
- Accusers and the Accused, Crossing Paths at Columbia University, The New York Times
- Meet Paul Nungesser, the Accused Student at the Center of the Fight Over Campus Rape, Amanda Hess sur Slate US
- The Columbia Student Accused of Raping « Mattress Girl » Emma Sulkowicz Finally Speaks Out, Identities.Mic
- « My Rapist Is Still on Campus », Time, mai 2014
- Meet the College Women Who Are Starting a Revolution Against Campus Sexual Assault, NY Mag, septembre 2014
Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.
Les Commentaires
Ok mais alors selon eux les viols des hommes par d'autres hommes dans des prisons c'est un mythe? Ils sont tous ok? Et donc la fellation n'est jamais un viol? Non mais serieux j'avais jamais entendu ca du coup ca m'a vachement choque