Le yaoi, qui met en scène des couples de garçons, est majoritairement consommé par des femmes ; et les nanas qui se réapproprient leurs fantasmes, leur sexualité, qui érotisent des hommes, ça ne passe pas toujours bien dans un monde où une grande majorité du contenu pornographique est pensé par et pour la gent masculine.
Mais qu’est-ce que c’est exactement que le yaoi ? En France, en tous cas, c’est un terme générique pour qualifier les œuvres, généralement des mangas, impliquant des relations homosexuelles entre hommes et à destination d’un public féminin. Pour en savoir plus, voici quelques articles :
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La publication yaoi reste un marché de niche assez récent en France et j’avais envie d’en savoir plus à ce sujet. Ça tombe bien : Guillaume Kapp, chargé de communication et attaché de presse chez Taïfu Comics, maison d’édition qui publie notamment des yaoi, a accepté de répondre à mes innombrables questions ! Merci beaucoup à lui.
Le yaoi, un genre « de niche »
D’une manière générale, les genres destinés aux filles se vendent moins, à cause de la segmentation du marché. Les shojo et josei ont eu des difficultés dans un premier temps, par exemple, mais depuis l’offre s’est diversifiée — notamment avec les éditions Akata qui essaient de publier des titres susceptibles d’intéresser filles et garçons.
Le yaoi est encore un produit sulfureux
Gravitation, ou « C’est pas comme ça qu’on mange une glace, mec »
En France, le marché du yaoi a une quinzaine d’années. On peut citer comme pionnier le titre Zetsuaï édité par Tonkam en 2000, mais le genre a connu le succès vers 2005 chez Asuka et Taïfu Comics avec notamment le titre Gravitation. Globalement, il s’adresse donc à un public de niche. Taïfu ne sort que deux ou trois titres par mois, ce qui amène à entre vingt et trente publications par an. Mais le marché du manga, en général, n’est pas si florissant et se heurte notamment à la concurrence des versions piratées (scannées puis traduites) disponibles sur Internet…
Rares sont les titres yaoi à attendre les 4000 exemplaires vendus
Le yaoi et ses contraintes économiques spécifiques
Il faut dire qu’on trouve assez peu de yaoi dans les librairies généralistes : ils se vendent surtout en convention, tout comme le hentaï, le manga érotique/pornographique. Notons que le yuri, qui met en scène des relations entre femmes, réussit encore moins à trouver sa place sur le marché même si la demande existe.
J’ai demandé si, en librairie, les mangas étaient mis sous cellophane à cause de leur contenu explicite, mais Guillaume m’a expliqué que si Asuka le fait, Taïfu préfère laisser les lecteurs feuilleter avant d’acheter.
Autre spécificité du yaoi : les séries-fleuves marchent moins bien, de même que les recueils, ces dernières années. Ce sont surtout les one-shots (des titres uniques) et les séries courtes qui fonctionnent. Pour qu’une longue série se vende, il faut que les auteures soient déjà connues du grand public. On peut citer parmi elles Hinako Takanaga (The tyrant who fall in love), Mei Sakuraga (Tendre Voyou), Yamane Ayano (Viewfinder) et Nakamura Shungiku (Junjo Romantica).
Viewfinder, malgré ses chouettes visuels et des personnages plutôt bien campés, met en scène de nombreux viols de façon très complaisante et peu réaliste. Pour public averti.
Yaoi, shoten ai, bara… et bien plus encore
Le yaoi, au Japon, veut systématiquement dire « scènes de fesses », même si en Occident on utilise ce terme par abus de langage pour évoquer toutes mise en scène de relation homosexuelle entre hommes dans le cadre du manga ou de l’anime. Cependant, on peut distinguer le yaoi du bara, destiné à un public homosexuel et généralement plus cru, et du shonen ai qui n’inclut pas de fesses et met en scène des personnages plus jeunes. Seulement, segmenter le marché comme au Japon en distinguant tous ces sous-genres serait trop risqué !
31% des lectrices interrogées par le sondage Yaoi Pulse ayant répondu que la présence de scènes explicites était un critère à l’achat, il serait contre-productif de publier les shonen ai à part : tout est donc mélangé.
Certains ouvrages sont tout bonnement impubliables en France
Certains titres flirtant avec ces thèmes, comme No Money ou Loveless (qui ne présente pas de scènes explicites) sont d’ailleurs sur une corde raide. D’autres comme Super Lovers (ci-dessous), peuvent faire polémique car ils se rapprochent d’une situation incestueuse.
Le yaoi, un genre problématique aux codes stricts…
La production manga est hyper codifiée. On se mélange rarement : on trouve des promenades sous les cerisiers en fleur dans tous les shojo et les sous-intrigues amoureuses des shonen ne se concrétisent jamais vraiment. Le yaoi a aussi ses codes et ils peuvent en décourager certain•e•s qui, à la troisième branlette forcée d’un uke (pénétré) par un seme (pénétrant) qui ne peut pas se retenir, peuvent sentir poindre un semblant d’irritation ou de lassitude…
Le yaoi a aussi ses codes, et il peut en décourager certain•e•s
Malgré ça, le yaoi est un espace assez libre où peuvent se développer des fantasmes qui changent. Les garçons sont efféminés mais érotisés et se révèlent fragiles et sentimentaux. On les met à nu pour le plaisir des lectrices, et ça c’est sacrément rafraîchissant. Je regrette le manque de variété des physiques, les schémas répétitifs des histoires, mais Guillaume m’assure que c’est en train de changer :
« La production japonaise est diversifiée depuis longtemps, mais en France on s’est focalisés sur certains titres, certains types de yaoi, car on a pu voir (et on voit toujours) qu’ils se vendent bien. Ensuite, étant donné qu’on ne peut pas publier la même quantité de titres qu’au Japon, on a cette impression de voir un marché moins diversifié, mais ça évolue !
Concernant Taïfu Comics, on peut voir que depuis 2/3 ans on publie des titres/auteures plus variées (Sakyo Aya avec Kuroneko, Yaya Sakuragi avec Hyde and Seek, Konohara Narise avec Castle Mango, etc.). On a pris des risques et ça va continuer dans les prochains mois ! »
…qui évolue malgré tout avec son temps
Au Japon, il y a une nouvelle génération d’auteures qui font un peu bouger les choses. Elles incluent plus d’humour comme Junko ou encore élargissent le yaoi à des thèmes et univers plus variés comme Rihito Takarai.
Pour les titres un peu rafraichîssants, on peut citer Dog Style, une série en trois tomes qui met en scène des bad boys : la relation entre hommes y est plus crue et réaliste sans devenir du bara. Et comment ne pas mentionner In these Words… qui est cependant à distinguer des autres puisque ses auteures, chinoises, sont établies aux États-Unis ?
Konbini-kun, un one-shot adorable de Junko dont j’aime beaucoup les couvertures et illustrations où les garçons font autre choses que des moues.
Le fait que les auteures sortent du Japon participe aussi à leur affranchissement des codes. L’auteure de Haru Wo Daiteita (non traduit), qui évoque des thématiques liées à l’acceptation de l’homosexualité se heurtant à la tradition nippone, plaçant la romance dans un cadre plus réaliste et mettant en scène des pénétrants qui se font aussi pénétrer, habite par exemple aux États-Unis.
C’est toute une sous-culture qui se crée
Seule la fleur sait
Le lectorat de yaoi, à deux vitesses ?
Les deux critères pour qu’un yaoi se vende bien sont la qualité graphique et la qualité de l’intrigue, car, eh oui, la fesse n’est pas le critère principal : le genre a plus à offrir que l’érotisme ! Il faut aussi une certaine modernité dans le trait, ce qui fait que les vieux titres, malgré leur intérêt, ne sont pas réédités.
Deux types de lectrices adeptes du yaoi
Guillaume assure que les éditeurs en ont conscience mais qu’il s’agit de faire un compromis pour maintenir le marché, qui surnage, à flot. Certains titres très clichés marchent bien, inutile de se voiler la face, mais on voit aussi émerger des œuvres plus ambitieuses ! Si elles peinent parfois à trouver leur public à cause d’un style un peu trop particulier, elles permettent aussi d’élargir la publication à d’autres audiences malgré un public masculin assez réfractaire au genre.
Le jeu du chat et de la souris (un titre intéressant, même si le consentement passe souvent à la trappe de façon très complaisante) comporte le coup classique de l’homme hétéro qui se découvre d’autres affinités.
J’ai d’ailleurs demandé à Guillaume comment il en est venu à travailler dans le marché du yaoi. Au manga café où il travaillait comme vendeur, on a apparemment jugé qu’il avait… une tête à vendre du yaoi ! C’est comme ça qu’il a découvert le genre et ce qu’il avait à offrir. Malheureusement sans surprise, il a eu droit à des remarques homophobes et des blagues vaseuses… ce à quoi il répond « va lire ton shonen ». Certaines lectrices se méfiaient spontanément de lui à cause de son genre : il devait montrer patte blanche, prouver qu’il s’y connaissait et ne jugeait pas.
« Il faut s’appuyer sur des œuvres qualitatives »
« Je pense que dans le yaoi il est important de guider les personnes qui souhaitent découvrir le genre ; sinon elles pourraient être « dégoûtées » en tombant sur un titre « hard » comportant une scène de sexe dès la première page. C’est aussi pour ça qu’on est présent sur les salons avec Taïfu Comics, car on peut vraiment y discuter avec les lecteurs et les conseiller. C’est d’ailleurs la force de la communauté yaoi : les fans communiquant entre eux et se conseillent.
Pour faire connaître le genre à un plus large public, il faut donc s’appuyer sur des œuvres qualitatives, avec un message et qui sortent des clichés du genre. »
Pour débuter avec des yaoi aux intrigues étudiées (et qui ne comporte pas toujours de scènes de fesses), je vous laisse à la petite liste de LadyVonDuck sur SensCritique : Parce que les BL peuvent aussi avoir un très bon scénario !