La séquence tourne partout, est (au moment où je tape ces lignes) 3ème des tendances YouTube : clairement, le spectacle fascine, passionne, et fait couler de l’encre.
Sur le plateau d’On est pas couché, ce 30 septembre 2017, était invitée Sandrine Rousseau, auteure de Parler, un livre voulant briser le silence autour des agressions sexuelles.
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En face d’elle, la chroniqueuse Christine Angot, elle aussi victime de violences sexuelles, s’est opposée à ses propos dans une charge débordante d’émotion à vif.
Deux femmes, deux victimes d’hommes ayant abusé d’elles, ont débattu de la « bonne » façon de s’exprimer sur les agressions perpétrées à leur encontre, la gorge pleine de larmes et les mains tremblantes.
Dans le reste du monde, les agresseurs sexuels ont continué à ne pas être concernés par le discours autour de leurs exactions…
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Sandrine Rousseau et Christine Angot, à fleur de peau dans ONPC
Voici le passage de Sandrine Rousseau sur le plateau d’On est pas couché. Après sa première interjection, Christine Angot a quitté le plateau pour revenir plus apaisée ; son départ et son retour ont été coupés au montage.
https://www.youtube.com/watch?v=ne6DS_h9nwI
Sandrine Rousseau accuse Denis Baupin de l’avoir embrassée de force en lui touchant les seins, au moment où ils travaillaient tous deux pour Europe Écologie – Les Verts.
Mais son livre, ce n’est pas uniquement l’histoire d’une agression : c’est un plaidoyer pour libérer la parole des victimes, pour lever le tabou. Esther a relayé les propos de Sandrine Rousseau :
« C’est un cercle vicieux parce que tant qu’il n’y a pas beaucoup de femmes qui portent plainte, on ne met pas de moyen dans la justice et dans la police pour régler le problème.
Mais le climat empêche les femmes de porter plainte. »
Vous pouvez retrouver l’association Parler sur Facebook, sur son site Internet, ou vous procurer le livre de Sandrine Rousseau, Parler, sur Amazon, à la Fnac ou sur Place des Libraires.
L’auteure de Parler veut encourager les victimes à s’exprimer dans un cadre adapté ; elle évoque notamment l’utilité d’embaucher des personnes formées pour accueillir la parole.
C’est à cette phrase que Christine Angot intervient. Visiblement bouleversée, elle prononce cette conclusion brève, douloureuse, choquante :
— Il n’y a personne qui peut entendre. — Mais alors, comment on fait ? — On se débrouille ! C’est comme ça !
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« En 1999, on riait du viol de Christine Angot à la télévision »
Le discours de Christine Angot a fait beaucoup réagir. On l’a accusée de se montrer intransigeante pour faire le buzz, de ne pas respecter la parole d’une victime, d’avoir besoin de soins médicaux pour se maîtriser.
Certes, sa réaction est brutale, ne laisse pas de place à la nuance. Elle est diamétralement opposée à la démarche de Sandrine Rousseau, qui espère offrir aux victimes plus qu’une écoute : un espoir.
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Christine Angot, avec son « C’est comme ça ! », a des airs de résignation. Les airs de ceux qui ne peuvent imaginer le monde changer — parce que, peut-être, ils ont soufferts de trop d’espoirs déçus.
Patrick Cohen, sur Europe 1, reste pudique sur la question et laisse la parole à une femme : Anne Sylvestre, qui chante l’histoire d’une Douce Maison…
« La maison, depuis ce crime, n’a plus d’âme ni de nom Mais elle n’est pas victime, c’est de sa faute, dit-on. Il paraît qu’elle a fait preuve d’un peu de coquetterie Avec sa toiture neuve et son jardin bien fleuri… »
Sur Slate est paru un excellent article, Il ne faut pas condamner Christine Angot pour les larmes de Sandrine Rousseau. L’auteur revient sur le parcours de Christine Angot.
En 1999, elle est invitée dans une émission de Thierry Ardisson pour parler de son livre L’Inceste. Autour d’elle, les rires. Les rires face à une victime d’inceste qui voudrait parler de son art, de son œuvre.
« C’était en 1999. On riait du viol de Christine Angot à la télévision, et elle ne pleurait pas. »
Peut-on s’étonner que Christine Angot ne souhaite pas encourager les espaces de parole, quand on voit comment sa parole à elle a été reçue ? On peut regretter son ton, péremptoire, mais pas lui reprocher la visible détresse qui fait trembler ses mains.
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Deux victimes de violences sexuelles, deux époques, deux points de vue
Quand Christine Angot intervient à nouveau, elle est visiblement moins bouleversée. Commence alors un dialogue dur, mais respectueux et profond, entre deux victimes de violences sexuelles.
Faut-il parler ? À qui, comment ? Faut-il assumer d’être une victime, ou tenter de toutes ses forces de ne pas en être une, de peur de ne devenir qu’une victime, de voir son identité niée ? Faut-il porter plainte ?
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Toutes ces questions, les victimes de violences sexuelles se les posent. Parler, c’est risquer. Risquer de n’être plus que « la femme violée », « la femme battue », la victime. Risquer sa réputation, ses relations, son emploi.
L’échange se poursuit donc, avec douleur, avec pertinence. Les autres personnes, sur le plateau, se taisent.
Un bruit me semble cependant assourdissant. Un silence, plutôt. L’assourdissant silence des hommes qui agressent, qui forcent, qui violent, et dont on parle finalement très peu.
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Quand parlera-t-on des hommes qui violent des femmes ?
La discussion entre victimes est importante, essentielle même. Mais cette séquence m’a heurtée.
Nous sommes à une heure de grande écoute. Deux victimes de violences sexuelles parlent. Et le sujet, c’est « comment être une « bonne » victime ? ». Comment réagir de la « bonne » façon. Comment « bien » en parler, ou non.
Pendant ce temps, on ne parle jamais, ou presque, des agresseurs.
Comment éduquer au consentement ? Comment élever des hommes dans un monde sexiste ? Comment améliorer la justice pour que les agresseurs soient mieux poursuivis et condamnés ?
Pourquoi des hommes violent-ils, et pourquoi ont-ils ce sentiment de pouvoir le faire en toute impunité ? Comment réduire le harcèlement, les agressions, les abus sexuels ?
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Autant de questions qui n’ont pas été abordées dans On n’est pas couché. Qui le sont, finalement, très rarement, surtout dans les médias « mainstream ».
Encore une fois, on tente d’expliquer aux victimes comment agir correctement. Comment convaincre les gens que ce qui leur est arrivé leur est arrivé.
La réaction des hommes sur le plateau d’On est pas couché
Sur le plateau, il y a trois hommes : Laurent Ruquier, Yann Moix, et Raphael, invité pour promouvoir son nouvel album, qui fait environ cette tête-là :
Je ne le blâme pas, notez bien : mieux vaut se taire que se lancer sur un sujet complexe qu’on ne maîtrise pas.
Prenons Yann Moix. Lui ne se tait pas — après tout, il est chroniqueur dans l’émission, pas invité.
Yann Moix décide, car il est écrivain, n’est-ce pas, de discourir de la forme du témoignage de Sandrine Rousseau. Il regrette qu’il n’y ait pas assez de détails ; réfléchit, en « prenant de la hauteur », sur les différents « types de paroles ».
— Doit-on peut-on tenir, sur ce genre de propos, plutôt des discours, ou plutôt livrer une parole […] — Je ne peux pas entendre que j’ai « un discours » là-dessus, vous n’imaginez pas la violence de ce que vous dites ! — C’est pourtant la vérité, c’est un discours sur ce sujet, je suis désolé. — C’est l’histoire que j’ai vécue que je raconte, c’est pas un discours que je porte.
Il y a la parole du poète, voyez-vous ; la parole de l’artiste, de l’auteur, la parole politique… Grande envolée lyrique intellectuelle qui se regarde le nombril, et semble atrocement dénuée d’humanité.
Face à une maison qui brûle, on ne discourt pas, décemment, sur les défauts de la façade, la beauté perfectible de la pelouse.
Laurent Ruquier, maître de cérémonie d’On est pas couché, ne conduit pas le débat. Il se contente de relancer, du bout des doigts, pendant que deux victimes frémissent, les tripes à l’air, sur son plateau.
« Qu’est-ce qui vous énerve, Christine ? », demande Laurent Ruquier, le sourire aux lèvres
Quand est-ce que les hommes parleront du viol ?
Du côté des femmes, on débat de comment réagir quand on est victime d’un homme. Du côté des hommes, eh bien… pareil.
Comment réagir quand un homme de mon entourage se montre sexiste ? Comment en parler, côté hommes, comment se rendre compte qu’encore beaucoup d’agresseurs vivent leur vie, sans être inquiétés ?
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De ça, les hommes ne parlent pas. « C’est pas moi », après tout. C’est pas eux. Visiblement, c’est pas à eux d’y réfléchir non plus, de prendre la mesure de ce groupe social qui perpètre l’écrasante majorité des crimes sexuels.
Ce n’est pas encore aujourd’hui qu’on verra des hommes parler à la télé du fait que ce sont en majorité les hommes qui agressent, et réfléchir aux moyens de lutter contre ça.
Il faut croire que les victimes de ces hommes, en larmes, débattant de si elles doivent parler ou non, ça fait plus d’audience…
Cette séquence m’a confirmé la vérité d’un slogan féministe : « la honte doit changer de camp ». Car en matière de violence sexuelle, ce sont les victimes qui ont honte, pas les agresseurs.
Je ne veux pas faire honte aux hommes innocents, mais j’aimerais rappeler un autre mantra : « mieux vaut prévenir que guérir ». Et la prévention n’était clairement pas au cœur de cette édition d’On est pas couché.
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Mise à jour du 3 octonre
Marlène Schiappa signale cette séquence au CSA
Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes, a signalé au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel la séquence d’On n’est pas couché avec Sandrine Rousseau.
« Le CSA a la responsabilité de veiller à l’image des femmes […] l’accueil de la parole des victimes dans les émissions de divertissement n’est pas digne du combat qu’elles mènent pour que cessent ces violences sexistes et sexuelles. »
Pour rappel, si un contenu télévisuel vous semble choquant, vous pouvez le signaler au CSA via un formulaire en ligne.
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Les Commentaires
Tu as su prendre de la hauteur sur un sujet qui n'est pas forcément facile et comprendre avec beaucoup d'humanité chaque personne. Bravo !