Grosse nouvelle : nous sommes connectés. Tu le sais, je le sais, ta mère le sait. Pianotant inexorablement sur des touches, emplis d’enthousiasme et de naïveté à l’égard du Nouveau-Digital-Monde, nous sommes en relation H-24, un interlocuteur est toujours potentiellement présent, et nous sommes la disponibilité incarnée. Tout le temps.
Alors voilà, ça se passe comme ça : les adolescents américains traînent leurs guêtres sur myspace, tout un chacun joue sur facebook et l’élite geek squatte twitter (tu m’as comprise : cette typologie vient déjà nous rappeler la question de l’identité sociale, et le réseau auquel je souhaite appartenir indique le groupe social que je vise).
All day long, nous faisons compulsivement le tour du triptyque mail-facebook-twitter (ou tumblr, ou flickr, ou 4chan… au choix), peut-être par peur de rater le buzz du jour (50 cent chante avec Keenan Cahill ? Un fight de blogueuse mode ? Une nouvelle dramatic chipmunk1 ?). Notre principal souci est de choisir le mème que l’on doit suivre (la couleur de son soutif’ pour lutter contre le cancer ? Le lieu où l’on aime poser notre sac à main ?). Mais si on ne relaie pas le statut « si tu coné kelkun ki est mort du cancer/sida/maladie affreuse tire-larmes, mets ce statu, 70% des personnes ne le feront pa… Et toi ? », mérite-t-on vraiment d’aller rôtir en enfer ?
[leftquote]Est-on bien certain de souhaiter que notre mère puisse lire nos statuts, si poétiques soient-ils ?[/leftquote] Nos mamans pourraient bien squatter facebook, d’ailleurs notre tante Plectrude y est, et la situation devient tendue : peut-on être friends avec ses parents/oncles/tantes/etc ? Est-on bien certain de souhaiter que notre mère puisse lire nos statuts, si poétiques soient-ils (« si aimè c’est une drogue alors ji suis Akro! Jveu arétè d’aimé ») ?
Tu me diras, privatise ton profil, ignore ta mère ou cache-toi sous un faux nom (Cam Ille, Plec Trude), mais on en vient toujours à la même considération : qu’est-ce que je peux mettre de moi sur l’Internet Mondial ?
Tu te souviens, c’était l’année 2009 et le Tigre publiait un article violemment impudique sur la vie de Marc L., ce mec lambda qui faisait des voyages d’affaires et dont les copines avaient plutôt des petits seins…
Tu sais quoi ? C’était bien le début des emmerdes.
Le monde franco-français s’est emparé de l’affaire, les présentateurs de JT, Lolo F. en tête, étaient horrifiés : grands dieux, mais qu’avons-nous tous à étaler notre vie privée sans vergogne ?
Tu penses bien que Nadine s’est saisie du cheval de bataille presto et qu’elle nous a pondu une petite vidéo condensant absolument tous les clichés que l’on peut réunir à propos des dangers de la Toile (des skinheads avec des chiens agressifs représentants de la menace punk, la bande d’acteurs porno, le robot destructeur symptôme du grand méchant jeu vidéo et le pédophile libidineux), censée avoir un effet bœuf sur tous les adultes responsables. Diaboliser internet et faire frémir dans les chaumières : les détails croustillants de nos vies seraient à la merci de tous, et tous seraient justement des psychopathes en puissance.
Bref, tu vois bien où je veux en venir : un bon gros « quid », ce que je mets de moi à la e-disposition des autres me met-il nécessairement face à un danger incommensurable ?
En chefs de file de cette génération de dégénérés qui partage à tout va, ceux qui sont nés après 86 et pour qui le clavier n’est qu’une extension de leurs propres mains : les digiborigènes, qui considèrent les espaces numériques comme des espaces de vie et voient une continuité entre le « en ligne » et le « hors ligne ».
Oui, ceux-là même qui organisent les fameux apéros estampillés facebook en trois clics. Doux jésus, quelle bande d’inconscients !
Danah Bord4, social media researcher de son état, s’est penchée sur les problématiques des réseaux sociaux numériques et dédramatise pour nous la situation : ces sites ne seraient qu’une autre forme d’espace public, dans le sens où ils sont un espace que des communautés se partagent.
Ainsi, nous adopterions ces réseaux sociaux comme des lieux où marquer notre identité et socialiser avec nos semblables. Somme toute, des lieux où nous aurions des pratiques quotidiennes (bavarder, flirter, jouer, partager de l’information, passer le temps…) et où les dangers existants ne seraient que le reflet de ceux que l’on croise tout autant IRL.
Nos participations à ces réseaux impliqueraient trois pratiques :
- La représentation de soi (je crée un profil qui me sert de portrait numérique, avec la représentation de l’image que j’ai de moi-même et la manière dont je souhaite que les autres me perçoivent)
- La sociabilité entre pairs (nos profils sont liés entre eux par des listes d’amis, qui correspondent au groupe social auquel je pense appartenir)
- Et la négociation avec le monde des adultes
Rien qui ne diffère vraiment d’un espace non médiatique…
Dès lors pour la chercheuse, les réseaux sociaux numériques se caractériseraient par quatre propriétés :
- la persistance – ce que l’on déclare à une durée de vie quasi-illimitée, ce qui signifie que les propos que vous tenez à quinze ans (« I love metal and ardrerock i love judo »5) seront toujours disponibles lorsque vous en aurez trente
- la cherchabilité – ou la capacité d’être trouvé, si votre mère a toujours rêvé de pouvoir lancer un « cherchez-la! » et recevoir par écho votre localisation exacte, c’est désormais chose possible.
- la reproductibilité – l’information numérique est copiable, si cela veut dire que l’on peut porter un échange d’un endroit à un autre, cela signifie aussi que la pertinence et l’autorité d’un contenu est difficilement évaluable.
- la dimension – l’accessibilité donne aux contenus que l’on poste une ampleur éventuelle plus large que celle souhaitée à l’origine.
Ces quatre propriétés sont combinées avec trois dynamiques : les audiences invisibles (un public muet et invisible, amenant de nouveaux « observateurs »), l’effondrement des contextes (dans la vie, l’environnement délivre des indices sur les codes à adopter dans nos comportements… En ligne, vous imaginez votre propre contexte) et la confusion entre public et privé.
Finalement, quelle différence dans nos mécanismes en ligne/hors ligne : nous nous présentons aux autres sous notre meilleur jour (du moins sous celui que nous pensons le meilleur), nous formons des groupes d’appartenance, et nous bavassons.
Et comme IRL, la « privacy » (vie privée) est l’objet d’apprentissages et de négociations toujours imparfaites. Nous devons chaque jour faire avec notre réputation, et ça ne change pas avec internet.
Les audiences « bêtes noires » des utilisateurs sont celles qui exercent un pouvoir sur eux (parents, profs, patrons…) et celles qui veulent se servir d’eux (marketeux, cyber-bandits et spammeurs).
[rightquote]Lorsque l’on se retrouve dans une affaire dangereuse sur le net, n’a-t-on pas tout autant une conduite à risque IRL ?[/rightquote] La question ne serait donc pas tant de s’accorder à souligner en chœur les dangers inhérents à l’utilisation d’internet. La Toile n’est que le reflet de nos sociétés, l’amplificateur de la vie publique, et nous ne pouvons attendre des médias sociaux qu’ils effacent miraculeusement les menaces sociétales et autres inégalités sociales. Lorsque l’on se retrouve dans une affaire dangereuse sur le net, n’a-t-on pas tout autant une conduite à risque IRL ? S’attaquer au support ne résout pas les problèmes sous-jacents, et plutôt que de tenter de réglementer ces réseaux, comme le souligne Danah Boyd, pourquoi ne pas se tourner vers une prévention, une assistance digitale ? Pourquoi ne pas ouvrir un dialogue à propos de ces réseaux, en vue d’éduquer les adolescents à leur utilisation ?
Nous ne sommes pas des e-exhibitionnistes chevronnés, et bien souvent lorsque nos post, photos et autres contenus se retrouvent publics, c’est par ignorance des règles de fonctionnement des sites et de leur évolution, et non pas par pur désir d’informer le monde entier de notre dernière gastro. La question cruciale serait donc d’apprendre à contrôler quels aspects de nos vies nous souhaitons rendre publics, et à quels publics (et il y a des tas de petites astuces à connaître, notamment ici).
Si ensuite les nénettes tout droit sorties de nos télé-réalités ont envie de poster des photos d’elles avec la bouche en cul de poule de façon publique : grand bien leur fasse.
Et puis, finalement : pour la seule raison que l’information est accessible, faut-il toujours aller la chercher (syndrôme « c’estceluiquileditquil’est ») ?
Et si le film que vous alliez voir ce soir était une bouse ? Chaque semaine, Kalindi Ramphul vous offre son avis sur LE film à voir (ou pas) dans l’émission Le seul avis qui compte.
Les Commentaires
C'est vrai maintenant les gens ont tendance à te demander plus souvent ton facebook que ton numéro de téléphone.
Enfin, je ne suis pas contre facebook, mais je vois cela comme une perte de temps et un moyen d'espionner les gens (genre qui sort avec qui...)