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La politique et moi #1 — La dictature du groupe & la trahison de l’autorité

Il paraît que la politique, c’est une vocation. Pour Clémence, c’était surtout une évidence. Sauf qu’elle ne savait pas que c’était ça, ce que les adultes appelaient « de la politique ».

— Article initialement publié le 23 septembre 2015

École primaire de Trifouillis-Les-Oies, en Moselle, quelque part entre mars et avril 1997. Nous sommes en CM2, et comme « nous sommes grands », la maîtresse a décidé de nous laisser choisir la destination de notre sortie de fin d’année, entre deux options possibles. La première, c’est une journée au centre équestre de Toul. Au programme : brossage et soin des poneys, apprentissage du pas dans le manège, puis balade en forêt l’après-midi.

Sachant que j’ai une peur bleue des chevaux (héritée de l’aversion qu’a mon père pour ces bestioles), cette proposition n’a absolument aucun attrait à mes yeux.

Deuxième possibilité : une sortie d’une journée à Paris. PARIS ! La capitale de la France ! La ville dont on étudie les monuments en Histoire, celle qu’on voit dans les films, celle où tout se passe à la télé. PARIS, QUOI ! À peine la maîtresse avait-elle prononcé ce mot que j’en avais déjà des étoiles plein les yeux. Et pourtant, elle ne l’avait clairement pas vendue, cette deuxième option.

Dans mes souvenirs, ça donnait quelque chose comme ça :

« Sinon, on peut faire une sortie à Paris. Mais en une journée, on n’a pas le temps de voir grand-chose. Il faudra partir en bus à 4 heures du matin, et on va beaucoup marcher toute la journée.  Vous préférez quoi ? »

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Telle Hermione Granger au premier cours de potions, ma main s’est dressée immédiatement :

« Maîtresse maîtresse ! »

Oui j’étais totalement le genre d’élève qui commençait toutes ses interpellations par « maîtresse, maîtresse ! ».

« On peut en débattre ? »

N’y voyez pas un intérêt précoce pour la joute verbale : c’est juste que je voulais aller à Paris, et vu comment l’instit’ nous l’avait présenté, mes camarades n’allaient pas y réfléchir à deux fois avant de voter pour la torture sur poney.

« D’accord Clémence. Mais on va d’abord laisser parler quelqu’un d’autre ! Tiens, Henri, tu préfères quoi, toi ? »

Classic shit. Henri, c’était « le cancre » de la classe. Si je connaissais ce mot à cet âge, c’était dû au fait que les maîtresses le désignaient ainsi. Il était pas méchant, Henri, mais il ne venait pas d’une famille facile, il avait des difficultés en classe, et les instits passaient plus de temps à l’engueuler qu’à essayer de savoir où est-ce que ça clochait dans sa tête. (C’était il y a 25 ans, dans un très petit village de campagne. Nous étions douze élèves.)

Enfin bref. Demander son avis à Henri, c’était l’équivalent d’un micro-trottoir de BFMTV à propos de l’assouplissement du statut de réfugié politique. Sans surprise :

– Ben… Moi je préfère le poney quand même. – Maîtresse maîtresse ! [oh ça va, hein.] – …oui Clémence ? – Ben c’est pas un argument. Dans un débat, faut donner des arguments. – Henri, pourquoi est-ce que tu préfères le poney ? – Ben… Parce que c’est marrant ?

Henri, tellement habitué à se tromper quand il était interrogé, répondait sous forme de question même quand on lui demandait son avis.

– Bon, quelqu’un d’autre…. Pour Paris maintenant… – Maîtresse maîtresse ! [Mais non ne rêvez pas, évidemment qu’elle ne m’a pas donné la parole] – Mélanie, tiens. Tu préfères quoi ? – Ben…

Mélanie, c’était ma meilleure amie, et je lui faisais des grands yeux. Du coup, elle était un peu gênée…

« Moi je suis déjà allée à Paris, une fois, alors je préfèrerais aller à Toul, pour apprendre l’équitation. »

Traîtrise et damnation. Mais je ne pouvais pas lui en vouloir, elle avait été honnête. J’allais donc devoir défendre Paris seule.

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Moi m’apprêtant à défendre Paris seule : une allégorie

– Maîtresse maîtresse !

J’étais parfaitement consciente de mon pouvoir de nuisance, tout en ayant l’air totalement polie et courtoise. C’est un art que j’ai cultivé.

– Alors moi je voudrais qu’on aille à Paris, parce que c’est la capitale de la France, et que je trouve super important qu’on puisse tous aller une fois visiter la capitale et ses monuments. Tous les ans on fait une cérémonie chez nous au Monument aux Morts (pour le 11 novembre), mais sous l’Arc de Triomphe il y en a une tous les soirs, et ce serait vraiment intéressant d’y assister au moins une fois dans nos vies, surtout vu l’histoire de notre région.

Et puis vous avez dit que s’il fait chaud ou s’il pleut ce sera pénible, mais en vrai, ce sera encore plus pénible si on fait du poney, parce qu’on sera dehors, alors qu’à Paris, on peut visiter des musées !

J’aimerais beaucoup voir la Joconde en vrai, pas seulement dans les livres d’histoire. Et puis vous avez dit qu’il faudra se lever très tôt pour prendre le bus, mais il y a trois ou quatre heures de route, alors on peut dormir dans le bus. Et puis vous avez dit que Paris, c’était dangereux, mais en vrai, c’est aussi très dangereux de faire du poney, on peut se faire très très mal si on tombe, demandez à Béatrice qui fait de l’équitation, hein c’est vrai qu’on peut se faire très mal ?

Très gênée d’être prise à partie, Béatrice n’a pas eu d’autre choix que d’acquiescer.

Je vais être très franche, je crois que cette bataille était perdue d’avance. Mais si une chose est sûre, c’est que la maîtresse ne m’avait laissé aucune chance :

« Bon écoutez, c’est comme vous voulez, mais Paris, c’est vraiment dangereux. Il y a eu des attentats récemment, et franchement, moi j’ai pas envie d’emmener toute la classe à Paris, et de revenir avec quinze cadavres. »

WHAT THE FUCK. Elle faisait référence aux attentats dans le RER, qui avaient eu lieu en 1995. On était au printemps 1997. Elle venait sérieusement de dire à douze gamins de dix ans que si on allait à Paris, on risquait de mourir ! MAIS ENFIN.

« Ouais mais moi j’ai pas envie d’être paralysée après être tombée de cheval. »

NON MAIS.

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Un partout, balle au centre.

« Ooooh, mais tu exagères, Clémence. [MOI, j’exagère, moi ?! L’hôpital, la charité…] Bon allez, on vote ».

Ma meilleure amie a eu pitié de moi, et Béatrice, qui faisait du poney toutes les semaines, a aussi levé la main pour Paris, en solidarité. Tous les autres ont voté pour le cheval. Nous avons donc passé une journée de juin à Toul.

C’était pire que nul. On est AUSSI parti•e•s super tôt, il y avait aussi beaucoup de route, les poneys ça pue, la monitrice n’arrêtait pas de dire des trucs comme « mais écoute ton cheval ! » comme si la bestiole me parlait vraiment. On a fait des ronds dans le manège et c’était chiant, on a dû faire deux groupes pour la balade en forêt l’après midi, donc la moitié se faisait chier pendant que l’autre se promenait, et bien sûr, il a plu. Dans le bus du retour, on était trempé•e•s, on puait, on avait de la boue jusqu’aux genoux, et quand j’en ai entendu un dire « ouais, finalement c’était bof, le poney », j’ai vu rouge.

Le théorème de l’impuissance individuelle

Cette anecdote m’a appris deux leçons extrêmement importantes. La première, c’est que quand un groupe décide pour toi de ce que tu vas devoir faire, ça craint sévère. Moi, j’ai hyper mal vécu le fait que mes camarades de classe me contraignent à faire du poney pendant une journée, et pourtant, j’avais défendu ma cause. Quand je pense qu’il y a des millions de Français•es qui paient des impôts sans y avoir consenti, parce qu’ils et elles refusent de participer au jeu démocratique, ça me fascine.

À lire aussi : Entre FN et abstention, la révolte pantouflarde de la jeunesse française

Bah oui c’est chiant de débattre pour expliquer ce que l’on considère comme une preuve de bon sens et de pragmatisme à des gens qui soutiennent le contraire. Mais je préfère mille fois ce sacerdoce à l’alternative : laisser les autres décider de tout à ma place. Et si ça reste vraiment pénible de devoir suivre les choix de la majorité, ça reste déjà plus supportable que de les subir sans avoir cherché à se faire entendre.

À lire aussi : Départementales 2015 : pour qui NE PAS voter ?

Pourquoi nous avoir laissé l’illusion du choix ?

La deuxième leçon acquise, et non des moindres, fut une défiance éclairée envers l’autorité. Avant, la maîtresse pour moi, c’était LA figure d’autorité que je révérais. Elle n’avait jamais tort, elle ne se trompait jamais, ou presque, et elle venait expliquer pourquoi elle s’était trompée. Elle était juste, elle était à l’écoute des griefs et elle trouvait des solutions. Elle permettait le dialogue et le débat.

Jusqu’au jour où elle a manipulé cette fameuse discussion à propos de la sortie de fin d’année. Je m’étais sentie trahie à plusieurs niveaux : clairement, elle n’avait aucune envie de nous emmener à Paris, alors pourquoi nous l’avait-elle proposé ? Pourquoi ne pas nous avoir imposé la sortie à Toul comme étant la seule possibilité ? Pourquoi nous avoir laissé l’illusion du choix ?

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Ce n’est que pendant mes études à Sciences Po que j’ai fini par avoir les réponse à ces questions, en étudiant les différentes méthodes de choix collectif et de gouvernement, mais en attendant, j’avais gardé un recul critique vis-à-vis de toutes les figures d’autorité. En plus de me demander si les règles qu’on m’imposaient étaient vraiment « pour mon bien », je me demandais aussi quel intérêt pouvait y trouver celui ou celle qui me les imposait.

Et c’est fou comme certaines règles, a priori arbitraires, prenaient alors tout leur sens. Comme l’heure — arbitraire — du coucher quand j’étais petite, qui coïncidait avec le début du journal de 20 heures. Comme la durée très aléatoire de nos récréations, qui coïncidait avec la durée des potins que les maîtresses avaient à se raconter.

Moralité : si tu obéis aveuglément à une autorité, faut pas s’étonner qu’à la longue, elle finisse par y chercher son compte. Même si elle avait, au départ, les meilleures intentions du monde…

Corollaire de ces enseignements précieux : le vote à main levée, c’est moyen démocratique, quand c’est l’autorité qui l’impose pour intimider l’opinion contraire, et/ou minoritaire.

En entrant au collège, c’était décidé : je ne voulais plus laisser « le groupe » m’imposer ses décisions. J’allais y prendre part, ou mieux encore : le diriger.

La suite de mes passionnantes aventures à la découverte de la politique, dans un prochain épisode : La politique et moi #2 – Le syndrome Lionel Jospin ou l’ingratitude des masses. (Je suis forte en titres.)

Épilogue

J’ai tellement saoulé mes parents avec cette histoire de Paris contre poney qu’ils ont décidé de m’y emmener, à la capitale. Je crois que mon père n’a pas apprécié qu’on me force à monter sur un canasson alors que j’avais clairement exprimé mes réticences, et que ma mère n’a pas trop bien pris le fait que la maîtresse nous parle de « quinze cadavres » pour nous ficher la trouille. Alors, le week-end du 15 août 1997, les Bodocs l’ont passé à Paris, en famille. Et aujourd’hui encore, quand j’en parle, je bats des cils comme une amoureuse transie, des étoiles plein les yeux.

« Un jour, j’habiterai à Paris ! » — Clémence Bodoc, 16 août 1997. Et treize ans plus tard, devinez qui posait ses valises à Paname ? C’est que MOI, je tiens mes promesses, ma bonne dame.

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Les Commentaires

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Avatar de Sweetberry
25 septembre 2015 à 10h09
Sweetberry
J'ai eu du mal avec l'article.
Au CM2, on a pas, comme dit précédemment, forcement l'aplomb de dire ce qu'on pense vraiment. Si on renverse l'exemple et que tout la classe avec choisi Paris, moi ça m'aurait grave fait chier parce que j'aime les poneys. Mais je n'aurais jamais pu faire de joute verbale à cet âge, j'étais bien trop timide pour choisir quoique ce soit. Donc c'est se plier à la majorité.

Mais j'ai bien compris que le vote était biaisé par la maîtresse, qui clairement n'avait pas envie de Paris. C'est vrai que dans ce cas, pourquoi donner le choix (s'il n'y en a pas) ?
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