Son nom est encore méconnu du grand public, mais son héritage est au cœur des réflexions féministes d’aujourd’hui. C’est le paradoxe de bell hooks, nom de plume de l’universitaire et autrice afro-américaine Gloria Jean Watkins, née d’une famille pauvre du Kentucky ségrégué des années 1950.
bell hooks bientôt rééditée en France
L’autrice, décédée l’an dernier, laisse derrière elle plus de trente livres consacrés à des objets peu étudiés à l’époque : le féminisme, l’amour, l’attachement, le caractère intersectionnel des discriminations lorsqu’on est une femme, noire et d’origine populaire. Devenue une autrice incontournable aux États-Unis, bell hooks est restée confidentielle en France, où seulement deux de ses ouvrages, « Ne suis-je pas une femme ? » et « De la marge au centre – Théorie féministe », ont été publiés aux éditions Cambourakis.
Son essai, « À propos d’amour », qui n’avait jamais été traduit en France, doit paraître le 7 octobre prochain aux éditions Divergences, plus de vingt ans après sa sortie américaine, a marqué toute une génération de féministes.
Restaurer le concept de l’amour de soi
« bell hooks est la première à articuler l’intime et le politique, à une époque où l’on ne remet pas en cause la maltraitance que subissent les femmes en amour et dans la famille », explique Axelle Jah Njiké, documentariste et spécialiste de l’afro féminisme. « Ses réflexions sur l’amour font écho à son parcours universitaire, où elle est la seule jeune femme noire et d’origine populaire, dans un milieu qu’elle estime gangrené par les hommes blancs issus de la bourgeoisie », observe Nassira Hedjerassi, professeure en sciences de l’éducation à la Sorbonne et spécialiste de bell hooks. Lors de ses études à Stanford, puis lorsqu’elle prend un poste de maîtresse de conférence à l’université de Yale, elle continue de déplorer l’absence de Noirs dans le monde universitaire.
« Parce qu’elle a toujours été engagée politiquement aux côtés des opprimés, elle a constaté que ce qui fait obstacle à la participation aux luttes, c’est l’intériorisation de la domination »
Nassira Hedjerassi
Cette « haine de soi intériorisée », notamment par les Noirs vis-à-vis d’eux-mêmes, que bell hooks observe dans les mouvements des droits civiques des années 1960, elle la retrouve dans son couple, où l’amour sert parfois de prétexte à des comportements violents. « Elle parvient à démontrer que l’antiféminisme et le sexisme n’ont pas de genre, et qu’il peuvent exister même chez les femmes noires », résume Fania Noël, doctorante en sociologie et autrice de « Et maintenant le pouvoir. Un horizon politique afroféministe ». C’est en réponse à cette haine que bell hooks développe le concept de « self-love » (« amour de soi », en français), qu’il faudrait, selon elle, restaurer. « C’est cet amour de soi qui doit constituer la force des luttes radicales, transformatrices », note Nassira Hedjerassi. « Elle invite ses lecteurs et ses lectrices à enlever l’amour du champ de l’émotion et à le mettre dans le champ de la pratique », relève Fania Noël.
« Jusqu’à récemment, il y a eu peu d’intérêt pour la pensée féministe, notamment des femmes noires »
C’est ce même « amour de soi » qui doit permettre de ne pas confondre l’amour avec des relations établies sur la coercition. « C’est se prodiguer à soi ce que l’on aimerait que les autres vous prodiguent », analyse Axelle Jah Njiké. « Ce concept a beaucoup été repris comme un instrument de développement personnel, il est en réalité politique, et permet de bâtir des communautés », ajoute Fania Noël, qui précise que bell hooks était la première à écrire à destination des hommes, « parce qu’elle croyait en leur capacité à changer. »
C’est son engagement en faveur des femmes noires américaines qui lui vaudra d’être écartée et oubliée un temps, notamment des féministes blanches. « Jusqu’à récemment, il y a eu peu d’intérêt pour la pensée féministe, notamment des femmes noires », tacle Victoire Tuaillon, journaliste et autrice du podcast Le Cœur sur la table. Pour Axelle Jah Njiké, ce désintérêt se limite surtout à la France : « Les États-Unis ont été très avant-gardistes en termes de théorie féministe. À l’époque où bell hooks publiait ses livres, en France, on se demandait encore quel était le meilleur moyen de se faire épouser. »
Révolution formelle
Si elle n’est pas la première à élaborer des théories sur l’amour — le sujet est méprisé par le monde universitaire à l’époque -, bell hooks contribue cependant à révolutionner le genre de l’essai. Souvent très théoriques, les rares ouvrages portant sur le féminisme sont très universitaires, et peu accessibles pour le grand public. « Lorsqu’elle écrit, son approche du sujet est libre, incarnée, sensible, concrète » avance Victoire Tuaillon. « C’est une intellectuelle publique, abonde Fania Noëlle, elle produit des livres rigoureux théoriquement, mais qui sont destinés au grand public. » Cette manière de procéder découle de son engagement politique au service des Noirs américains, souvent mis à l’écart des universités.
« Elle avait ce souci de toucher les gens là où ils étaient, d’être suffisamment accessible pour donner de la matière intellectuelle à tous les publics, afin qu’ils puissent s’engager eux-mêmes dans les luttes et se libérer du système qui opprime les afro-américains à l’époque »
Nassira Hedjerassi
Une cohérence qui la fera retourner dans son Kentucky natal, pour enseigner dans les lycées publics et les prisons, Là d’où l’insurrection peut venir.
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