J’aime pas les jeunes.
J’aime pas les jeunes, j’aime pas cette nouvelle génération, parfois je me dis que j’aurais mieux fait de m’abstenir quand j’ai décidé de faire des enfants. Ils m’ont donné du fil à retordre, vous savez, mais pas pire que leurs gosses à eux. J’pensais qu’on avait tout vu nous, avec mai 68, j’pensais que ça les aurait calmés. Regardez les maintenant, ça les a tellement calmés qu’ils font pu rien pour retenir leurs mioches à la maison. Ça traine partout, ça fait du bruit, ça fout un bazar pas possible, et nous on existe pu. On nous parque dans des hospices, on nous laisse moisir dans des appartements qui puent le vieux, pourtant je suis pas encore bonne à jeter moi, j’ai encore de la ressource vous savez.
Mais je les aime pas, ces jeunes. Ils crachent partout, j’ai déjà du mal à lever les pieds, mais faut en plus que je pense bien à éviter leurs projectiles lâchés sur le trottoir. Un trottoir que je vois de plus en plus près mais de plus en plus flou, aussi. Mais ça hein, ça leur passe au-dessus. Ils feront moins les malins quand ils auront les deux jambes immobilisées à force de faire les marioles sur leur motocyclette. Et quand je refuserai de leur laisser la place dans le bus, privilège de l’aînesse mes enfants, place aux vieux, ça vous fera les jambes…
J’aime pas les jeunes et leurs tenues bariolées, moins y a de tissus plus y a de respect, c’est le monde à l’envers. De mon temps on n’avait pas besoin d’exposer ses cuisses pour s’attirer l’attention de jeunes hommes respectables. On faisait ça dans les règles de l’art, ça veut pas dire qu’on savait pas s’amuser, attention, mais quand je vois les bobines qu’ils tirent les petits jeunes à 7 heures du matin le samedi, je ne vois pas bien ce qu’on peut trouver de glorieux à tout ça. Des têtes de six pieds de longs, des yeux cernés et des teints verdâtres, voilà à quoi ils ressemblent, on les croirait revenus d’entre les morts. Et ils se tiennent les uns aux autres, s’accrochent à une barre de métro, bavent sur leurs blousons et ratent leur station de métro, qu’elle est belle, cette jeunesse !
J’aime pas les jeunes et leur musique de sauvage, ça crie, ça fait mal à la tête, et ça grésille dans les hauts-parleurs, on ne peut plus faire trois pas sans l’entendre. Y en a plus aucun qui veut parler français, mais d’un côté tant mieux, je ne suis pas sûre de vouloir comprendre les paroles, quand je vois comment ils se trémoussent dessus. C’est obscène, et c’est ce qu’ils aiment, ils aiment hurler dans la rue, histoire qu’on soit tous au courant de leurs moeurs déviantes, qu’on sache tous qu’ils n’ont plus aucun respect pour nous, ni pour eux-mêmes d’ailleurs.
Les jeunes, ça s’expose partout, même sur l’Internet, avec leur Facebook, dont mes petits-enfants me rabattent les oreilles, tous les jours. Ils veulent m’offrir un ordinateur (« vas-y Mamie, inscris-toi sur Facebook ! »), que je sois « dans l’vent » ou je sais pas comment qu’y disent, mais des jeunes dépravés j’en vois assez dans mon quartier, j’ai pas besoin de les voir sur mon écran en plus. Ils ont bien retenu qu’ils ne fallait pas parler aux inconnus dans la rue, mais sur l’Internet, « c’est pas pareil », ben non alors, là on laisse n’importe qui rentrer dans notre vie et on se rend pas compte des conséquences. Moi j’en entends des histoires de jeunes filles qui se sont faites avoir par des pédophiles sur l’Internet, je veux pas de ça chez moi, mais mes enfants eux, ça leur fait rien de voir leurs mômes parler à n’importe qui. « C’est innocent, et puis on surveille ». C’est ça oui, déjà quand j’étais jeune, s’il fallait cacher quelque chose à mes parents, j’y arrivais, alors avec leur technologie là, je me doute bien qu’il s’en sortent pas trop mal…
J’aime pas les jeunes parce qu’ils me font peur. Pas pour moi, mais pour eux. Pour ceux qui suivront. De toute façon je ne serai plus là, et ça me rassure. C’est triste à dire, mais j’ai bien vécu, je préfère partir sur de bons souvenirs. Je ne veux pas voir ce qu’ils feront d’eux plus tard, comment ils tourneront, et quel monde ils laisseront à leurs enfants. Moi je préfère rester dans ma vieille époque, même si c’est juste dans ma tête. Je serre les dents, ce qu’il m’en reste, et j’essaye de comprendre, de loin.