Si vous lisez madmoiZelle régulièrement, le marketing genré ne vous est pas inconnu. Emilie Laystary vous avait notamment parlé dans ses Petits Reportages des jouets genrés et de la Maison Barbie. Cette fois-ci nous avons rencontré Mona Zegaï, doctorante en sociologie à l’université de Paris 8, qui étudie les jouets pour enfants au regard du genre.
Le titre de ta thèse c’est Performativité des discours sexués sur les jouets dans la socialisation de genre. Concrètement, ça veut dire quoi ?
J’analyse les discours liés au jouet, surtout ceux venus du marketing, par exemple dans les catalogues ou les magasins. Une Barbie toute seule, sans discours, rien ne nous dit que c’est adressé aux filles. Ce qui va nous le dire, ce sera les discours autour. Un discours en sociologie ce n’est pas forcément un texte : je m’intéresse aux discours linguistiques comme les descriptions, les mises en situation ludiques du genre « fais comme maman », mais aussi aux images, aux illustrations, aux logos.
Il y a des choses qui se voient au premier regard : par exemple les logos de marques adressées aux filles vont avoir des lettres rondes, roses, des cœurs, des références à l’interpersonnel (« You&Me », la marque de poupons de Toys’R’Us). À l’inverse les marques pour garçons vont souvent être écrites en italique pour représenter la vitesse, on aura des flammes…
J’ai aussi eu recours aux statistiques pour des analyses plus fines. L’âge minimum conseillé, par exemple, est en moyenne plus élevé pour les garçons. La plupart des jouets pour filles sont accessibles à partir d’un âge assez jeune, tandis que les jouets pour garçons sont répartis plus largement en terme d’âge.
Il en ressort que les jouets pour filles sont moins complexes, tandis que ceux pour garçons accompagnent leur développement.
Que penses-tu des initiatives comme celle de Toys’R’Us Royaume-Uni de limiter le marketing genré ?
Il faut voir ce que ça va donner. Il y a déjà eu plusieurs initiatives de ce genre avant, dans des magasins en France, en Angleterre ou en Suède, et j’ai remarqué que ce ne sont pas les enseignes qui se disent « il y a trop de stéréotypes », ça vient à chaque fois de critiques très fortes des clients.
La marque de vêtements Vert Baudet s’était par exemple excusée pour un dépliant sexiste à Noël dernier et s’était engagée à agir contre le sexisme, mais il faut suivre ce qu’ils ont fait depuis. En général les enseignes changent lorsqu’elles sont critiquées sur un point précis, mais il n’y a pas de réflexion générale.
Il se passe quand même des choses, 2012 a notamment été une année assez riche. A Noël dernier les supermarchés U ont fait le buzz en proposant un catalogue moins sexiste, où l’on pouvait voir des petits garçons jouer à la poupée et des petites filles avec des voitures.
Mais ce n’était pas non plus la révolution qu’ont annoncé les médias : le catalogue contenait toujours des pages garçons et des pages filles, majoritaires, comme les autres enseignes. À Noël 2012 les trois quarts des catalogues de distributeurs avaient des rubriques filles et garçons, prenant en moyenne à elles deux plus d’un tiers du catalogue.
Dans les avancées, La Grande Récré a aussi créé sa marque il y a quelques années pour les jouets d’imitation – le ménage, le bricolage, la cuisine… Elle s’appelle « Tim & Lou », donc un garçon et une fille, les deux enfants sont dessinés à chaque fois et les jouets sont beaucoup moins sexués, avec des couleurs plus neutres que le bleu et le rose.
L’égalité progresse, donc ?
Pas forcément. J’ai analysé des vieux catalogues de jouets, datant de divers moments du XXème siècle, et la différence sexuelle est de plus en plus marquée avec le temps.
Pendant longtemps seuls les grands magasins avaient les moyens de faire des catalogues, bien plus fins que ceux que nous avons aujourd’hui et dont les jouets n’étaient qu’une partie. Il y avait donc beaucoup plus de jouets par pages, moins d’images, moins de texte à part des descriptions factuelles de l’objet, peu de mises en situation et de représentations d’enfants. Les jouets étaient donc présentés de manière plus neutre.
C’est dans les années 80 et 90, avec le développement du marketing, que les distributeurs ont commencé à vraiment cibler leurs clients avec des rubriques filles et garçons.
L’omniprésence du rose date du début des années 90, celle du bleu date d’un peu plus tard, fin 90 début 2000. La remise en question des stéréotypes qui émerge depuis deux ou trois ans est donc doublée d’une accentuation de la différenciation sexuelle sur le long terme.
Est-ce que les enfants jouent avec des jouets « de filles » ou « de garçons » parce qu’ils sont des filles ou des garçons, ou est-ce qu’inversement ce sont les jouets qui construisent leur genre ?
C’est un peu la poule et l’œuf ! L’influence des jouets est difficile à estimer car les enfants sont des êtres vivants, il faudrait les kidnapper et les enfermer dans un laboratoire avec uniquement des jouets pour pouvoir séparer les différentes influences.
La société nous apprend ce qu’est un homme ou une femme, les enfants apprennent qui fait quoi par les jouets mais aussi par plein d’autres biais.
Ce que l’on sait c’est que le jeune enfant attribue un sexe aux personnes selon des indices socio-culturels : si quelqu’un a les cheveux longs, c’est une femme, s’il a les cheveux courts, c’est un homme. Pour un jeune enfant, si une personne se coupe les cheveux elle peut changer de sexe.
Dans sa tête, un-e enfant qui joue avec une voiture, c’est un garçon, un-e enfant qui joue avec une poupée, c’est une fille. Du coup ils sont très soucieux de respecter les rôles de genre sinon ça remet en question leur sexe, donc leur identité.
Photo : MLazarevski
Une objection qui revient souvent quand on parle de l’influence des jouets c’est « les enfants ne sont pas stupides ». Qu’est-ce que tu répondrais, toi qui étudies le sujet ?
Il n’y a pas de fatalité mais il y a un déterminisme social. On voit que ça a un grand impact même si, comme je l’expliquais tout à l’heure, on ne peut pas l’isoler des autres influences.
Les jouets diffusent des modèles, des normes que l’on intègre – et qui sont diffusées aussi par d’autres biais. Ils construisent des goûts, des pratiques. Parfois la contrainte est tellement intégrée qu’on ne la ressent plus, mais ça ne veut pas dire qu’elle n’existe pas.
Bourdieu disait « les goûts et les couleurs, ça se discute » : certes, beaucoup de petites filles aiment sincèrement les poupées, mais ce goût ne sort pas de nulle part. Et en grandissant les garçons développent par exemple un intérêt pour la technique, car leurs jouets sont beaucoup plus complexes, et les filles un « instinct » maternel car on leur a mis un bébé dans les bras.
Est-ce que tu as observé un lien entre ce à quoi jouent les enfants (par exemple une petite fille qui n’aime pas les poupons aurait plus de chance de ne pas vouloir d’enfants plus tard) ou est-ce que ce sont simplement des préjugés ?
Je pense que le fait d’avoir eu des pratiques qui sortent de la norme peut amener à se poser des questions, à remettre en question les injonctions et les normes et donc à construire sa propre identité. Bien sûr, beaucoup d’autres paramètres rentrent en compte.
Selon toi, cette socialisation est-elle un problème ?
Au niveau politique, on peut considérer qu’il y a un problème si on estime que la liberté individuelle est importante. Comme la classe sociale, le genre est un déterminisme sociologique, qui borne le champ des possibles.
Si tu nais avec un pénis ou un vagin, ta vie ne sera pas du tout la même. Si l’on disait aux gens que leur destin est tout tracé parce qu’ils sont noirs ou blancs, ou qu’ils seront forcément ouvriers parce que leurs parents sont ouvriers, ça choquerait davantage, car on a dénaturalisé ces catégories.
Merci à Mona Zegaï pour son temps et ses réponses !
Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.
Les Commentaires
Bonjour !
La reproduction sociale (ou, en termes statistiques par rapport aux grilles de mobilité, "l'immobilité sociale" intergénérationnelle calculée à partir des CSP) existe bien entendu, et il ne s'agit pas de la nier. Bourdieu l'a notamment bien étudiée et a montré que ce qu'il appelle le capital culturel (niveau de diplôme des parents, livres possédés, visite de musées, etc., et plus généralement la proximité de l'univers culturel des parents avec celui de l'Ecole, ce qui est enseigné au sein de l'institution scolaire) joue un rôle fondamental dans la réussite des enfants à l'école et leur insertion dans la société (et donc, en particulier, dans la sphère professionnelle). Il n'y a qu'à voir les statistiques des étudiants de l'ENA (école nationale d'administration) qui forme les futurs hauts-fonctionnaires : alors que la société française compte environ 16% de cadres et professions intellectuelles supérieures, les étudiants de l'ENA issus de cette CSP représentent 60% des effectifs, ce qui laisse bien peu de place pour les enfants d'ouvriers et d'employés, en particulier.
De la même manière, l'homogamie, c'est-à-dire le fait de se marier avec quelqu'un de la même CSP, est toujours très élevée. D'ailleurs, une publicité pour Meetic a récemment joué avec ces codes : http://www.dailymotion.com/video/xne4zw_pub-meetic-2012-realisee-par-maiwenn_lifestyle
Cependant, il n'existe pas non plus de fatalité. Pour reprendre la phrase d’Élise, on ne peut en effet pas parler de "destin tout tracé". Certes, les probabilités d'obtenir une place élevée dans la hiérarchie sociale sont plus importantes lorsqu'on est issu d'une famille de milieu social favorisé, et inversement, mais ce n'est pas systématiquement le cas non plus, et heureusement, même si l'on ne peut que déplorer que l'idéologique méritocratique (pour faire vite : on réussira dans la vie si on s'en donne les moyens, qu'on travaille, il n'y aurait pas de déterminisme social et sa réussite ne serait due qu'à soi-même et à ses mérites) ne tienne pas ses promesses.
Bref, le déterminisme social existe mais on ne peut pas parler de "destin tout tracé". Effectivement, les gens ne sont pas toujours conscients des déterminismes sociaux, et le fait de leur en faire prendre connaissance peut choquer puisqu'elle peut remettre en question le mérite des individus à occuper certaines places (pour faire vite, encore : j'ai réussi, non uniquement parce que j'ai travaillé, mais parce que mes parents étaient cadres) ou le peu de probabilité de certains autres à occuper certaines places (finalement, à quoi sert de travailler puisqu'en étant issu-e des classes populaires je n'aurais aucune chance).
Ce qui est frappant, c'est que si le déterminisme social lié aux CSP choque, celui lié au sexe ne choque pas, ou choque moins, puisque souvent, les gens ne voient pas (ou pas assez) la construction sociale des genres. D'un côté, un argument récurrent sera le déterminisme biologique (les goûts, aspirations, choix, seraient déterminés par les différences biologiques), et de l'autre côté, il y aura l'argument de la volonté, des choix, sous-entendu exempts de toute empreinte sociale (j'ai choisi cette filière, personne ne m'y a obligé-e).
Alors le parallèle avec les CSP est intéressant. On peut observer par exemple que la grande majorité des étudiants des filières professionnelles sont issus des classes populaires. Est-ce à dire que les personnes issues des classes populaires sont moins faites pour l'école, moins intelligentes, moins capables, moins "douées", sont intrinsèquement et naturellement dans l'action, le manuel, non dans la réflexion, etc. ? Et si ces étudiants ont choisi ces filières (en dehors des mécanismes de tri de l'institution scolaire, qui existent), pourquoi ont-ils, plus souvent que leurs camarades des classes favorisées, choisi (lorsque c'est le cas) cette voie-là ? Difficile de renvoyer à la biologie aujourd'hui pour expliquer ces mécanismes. Pourtant, certains le font tous les jours pour la différence des sexes.