« La pollution au chlordécone est un scandale environnemental. » C’est ainsi qu’Emmanuel Macron a qualifié ce dossier lors d’une visite aux Antilles en septembre 2018. Un premier pas (timide) pour mettre fin à l’aveuglement de l’État sur le sujet ?
De 1972 à 1993, un pesticide appelé le chlordécone a été employé dans la culture de la banane aux Antilles françaises pour en sécuriser le rendement. Malgré les différents rapports sur sa toxicité, l’État est resté sourd aux craintes exprimées par les scientifiques.
Aujourd’hui, la pollution des sols par cet insecticide, considéré comme perturbateur endocrinien et probablement cancérogène, est une réalité quotidienne pour les Antillais.
Une réalité racontée par Jessica Oublié dans la bande dessinée Tropiques Toxiques (Les Escales et Steinkis). L’autrice de 38 ans livre avec talent une reconstitution historique documentée, scientifique, politique et drôle à la fois. Une BD à la portée de toutes et tous, qui offre la part belle aux personnages.
MadmoiZelle a eu l’opportunité de s’entretenir avec Jessica Oublié.
Apprendre à vivre avec le chlordécone
Hassiba Hadj : Les conséquences de ce pesticide sont incroyables. Vous évoquez dans votre livre, 70 à 700 années de pollution. Cela va donc durer ?
Jessica Oublié : Effectivement, en fonction de la nature des sols, de la quantité de produit utilisée et du nombre d’années durant lesquelles celui-ci a été épandu, si rien n’est fait pour dépolluer les sols, ceux-ci resteront chargés en chlordécone pour des centaines d’années.
Par ailleurs, différentes études ont permis d’établir que le niveau d’imprégnation de la population est élevée : 92% des Martiniquais et 95% des Guadeloupéens ont du chlordécone dans le sang.
En dehors des effets sur les nouveaux-nés chez lesquels un retard de développement cognitif et de développement moteur a parfois pu être observé, en dehors du cancer de la prostate dont nous savons que 10% sont imputables au chlordécone – 500 nouveaux cas sont déclarés chaque année dans chacun de nos deux territoires – nous savons encore peu de choses sur la manière dont ce perturbateur endocrinien agit sur la santé des femmes et celle des adolescents au moment de la puberté.
L’eau est-elle également polluée ?
Actuellement, en Guadeloupe dans la ville de Gourbeyre, située dans le croissant bananier, les habitants ont reçu une alerte de l’Agence régionale de la santé leur signifiant un dépassement de seuil dans le taux de chlordécone admis dans l’eau destinée à la consommation.
Au lieu de 0,10 microgrammes par litre qui est la teneur maximale autorisée pour chaque résidu de pesticide, la quantité de chlordécone est actuellement de 0,12 microgrammes par litre. La cause ? Un manque de suivi dans l’entretien des filtres à charbon actif qui une fois pleins régurgitent ce qu’ils contiennent. Et ce suivi est de la responsabilité des sociétés de gestion du réseau public de distribution.
Le scandale du chlordécone a suscité des tensions sur les îles et notamment en Martinique ?
Le pouvoir béké, c’est-à-dire des descendants de colons en Martinique, est très puissant aujourd’hui encore. Ce sont de grands propriétaires terriens qui disposent d’un capital économique important, en grande partie hérité de l’époque coloniale. Les principaux « grands planteurs » de bananes sont des familles békées. C’est d’ailleurs la société Laurent de Laguarigue qui était dirigée par Yves Hayot – 185e fortune de France – qui a importé le chlordécone aux Antilles.
Entre novembre 2019 et janvier 2020, les manifestations anti-chlordécone se cristallisées autour de la responsabilité des Békés. Suite à ce qui est appelé « l’affaire Kéziah » – l’arrestation brutale lors d’une manifestation anti-chlordécone d’un martiniquais de vingt-deux par les forces de l’ordre lui valant 21 jours d’ITT -, quatre autres militants ont été jugés et trois ont été condamnés en partie à de la prison ferme.
Il y a alors eu comme un sentiment d’une justice à double vitesse. D’un côté, elle dispose des moyens pour condamner rapidement des personnes qui manifestent pour leur droit légitime à une vie saine et de qualité. De l’autre, elle peine à désigner et à juger les responsables de la contamination de 800.000 personnes ou encore à indemniser exploitants agricoles, pêcheurs, aquaculteurs, particuliers […] à hauteur de préjudice.
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Pollution au chlordécone, un scandale d’État
Certains militants qualifient la situation de « génocide ». Peut-on selon vous parler d’un scandale d’État ?
On sait que le produit a bénéficié d’une autorisation provisoire de vente en 1972 alors que les données toxicologiques produites antérieurement en laboratoire sur les rongeurs en avaient déjà établi la cancérogénicité.
Bien sûr que l’utilisation qui a été faite de cette molécule aux Antilles est scandaleuse et ceci à plus d’un titre. Déjà, parce que les États-Unis qui l’ont mise au point s’étaient eux-mêmes refusés à l’utiliser dans des cultures alimentaires du fait de sa toxicité. Que de nombreuses alertes ont été lancées tout au long des années 1970 et 1980 et qu’aucune n’a été considérée.
Parce que 300 tonnes d’un produit particulièrement rémanent ont été déversés sur des terres agricoles, non pas au bénéfice de la consommation locale, mais pour assurer la production et le rendement d’un fruit destiné à 95% au marché métropolitain. Enfin, parce que 9 Antillais sur 10 portent en eux la trace de ce pesticide comme la signature indélébile du choix que l’Etat a fait pour eux il y a bientôt cinquante ans : la banane comme modèle de développement économique… sinon rien.
Des poursuites judiciaires ont-elles été lancées ?
Le problème avec ces « scandales d’État » c’est que l’État fait très rarement son propre procès. Des plaintes pour empoisonnement et pour mise en danger de la santé d’autrui ont été déposées.
Elles ont toutes été centralisées au Pôle santé du Tribunal de grande instance de Paris qui est débordé par des affaires plus énormes les unes que les autres : le sang contaminé, le Mediator, le Lévothyrox, etc. Toutes ces affaires sont des dossiers au long cours dont malheureusement l’issue est à quelques exceptions près la même : un défaut de justice pour les victimes.
Une réaction tardive de l’Etat
Où est l’État dans l’affaire du chlordécone ?
Avant l’ère Macron, il y avait une difficulté du sommet de l’Etat à communiquer avec transparence sur le sujet. Je ne dis pas qu’aujourd’hui la communication gouvernementale est plus claire, mais je crois qu’elle est un peu plus alignée entre agences territoriales, ministères et chef de l’État.
La bascule s’est produite lors de la visite officielle d’Emmanuel Macron en Martinique en septembre 2018. Pour la première fois, un président qualifiait la situation de « scandale environnemental ».
Mais en février 2019, lors du grand débat national, c’est le volte-face. Quand des parlementaires ultramarins lui demandent se positionner clairement sur l’aspect sanitaire, Emmanuel Macron réfute les conclusions de l’étude Karuprostate (Inserm-Chu de Guadeloupe, 2011) qui établissent qu’à partir de 0,1 microgramme de chlordécone par litre de sang, l’homme augmente son risque de voir survenir un cancer de la prostate.
Cette manière d’installer du doute, de décrédibiliser la recherche, participe à attiser les antagonismes.
Et concrètement sur le terrain ?
L’État va lancer en janvier 2021 le plan « Chlordécone IV » qui est le principal outil de pilotage de la pollution. Le premier a été lancé en 2008 et a permis plusieurs avancées, dont comprendre les mécanismes de fonctionnement de la pollution (comment la molécule passe des bananeraies pour arriver dans la mer, pourquoi certaines plantes sont peu sensibles à la molécule quand d’autres y sont fortement sensibles) et évaluer les effets sur la santé.
Aujourd’hui, il reste un gros travail d’information à faire en direction des populations. La consultation publique lancée fin novembre sur ce futur plan n’a pas fonctionné : 1% de la population en âge de voter y a participé.
Il y a véritablement une séparation entre l’État et la société civile sur la manière d’entrevoir la sortie de crise. Il est urgent que notre appareil d’État prenne conscience des vides juridiques et administratifs pour réussir à faire que cette question soit l’affaire de toutes et tous.
Communiquer sur le sujet est une nécessité
Quelles sont les demandes des Martiniquais et des Guadeloupéens ?
En Martinique, du côté de la société civile, il y a des demandes de reconversion des terres en friche en terres agricoles, de cesser l’utilisation de tous pesticides en agriculture, de mettre en place un protocole de décontamination des humains. En Guadeloupe, la lutte pour la gratuité de la chlordéconémie (analyse du taux de chlordécone dans le sang) a porté ses fruits et devrait être possible en 2021 pour certaines catégories de la population.
Enfin, il y a une demande très forte pour faire reconnaître le préjudice d’anxiété que subissent les populations, anxiété avec laquelle nous devons dorénavant vivre compte tenu du fait que les recherches épidémiologiques sur les effets du chlordécone sur la santé sont relativement « jeunes » et auront sans doute encore beaucoup à nous apprendre dans les prochaines années.
Pourquoi avoir décidé d’écrire sur le sujet, et pourquoi une BD ?
J’ai écrit cette BD d’abord pour comprendre comment nous en étions arrivés là, et pour savoir si une telle situation pouvait de nouveau se reproduire. Le choix du format BD visait à faciliter l’introduction du chlordécone dans les établissements scolaires.
Grâce à Tropiques toxiques, j’interviens régulièrement depuis deux mois dans des collèges, lycées et classes préparatoires pour rendre un peu plus visible l’invisible, pour penser les impensés et surtout pour qu’aucun d’entre eux – quand le risque de déni et d’occultation est aussi grand que légitime – ne fasse plus le choix de l’ignorance en la matière.
Tropiques toxiques est une BD réussie qu’on vous invite à lire. Et pour prolonger le plaisir, il faut lire la précédente de Jessica Oublié, illustrée par Marie-Ange Rousseau, Peyi an nou ( Steinkis ) en 2017. Dans ce roman, elle nous raconte la migration institutionnalisée des départements d’Outre-mer vers la France dans les années 1960 à 1980, connue sous le nom de Bumidom.
Tropiques toxiques (éditions Steinkis et Les Escales) est disponible en librairies au prix de 22 €.
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