J’avais une dizaine d’années, et un beau hamster roux flamboyant, du nom de Titi. Mais Titi était devenu vieux, et fatigué et…
— Elle commence bien ton histoire… — Mais tais-toi donc ! Cette histoire mérite le respect ! Car Titi, du haut du troisième étage de sa cage, se jeta un jour, fatigué de sa vie de rongeur.
La tentation du déni
Face à la mort de mon bien-aimé Titi, j’ai réagi comme toutes les enfants de mon âge : un enterrement cérémonieux dans un champ pour rendre hommage à sa nature de cereal killer, et quelques jours plus tard, je réclamais déjà un chat à mes parents.
— Charitable, la gosse. — Je ne te permets pas. Car dans mon esprit d’enfant, j’avais trouvé réconfort dans le plus merveilleux des antidotes dès lors que l’homme doit affronter la mort… — L’alcool ? — Non, la religion. Pour moi, c’était sûr, Titi allait se réincarner. Ou bien monter au paradis des hamsters.
Car voyez-vous, je n’étais pas très instruite en religion. Je ne savais pas que la réincarnation est le pire que l’on puisse souhaiter à un bouddhiste qui oeuvre toute sa vie pour atteindre le Nirvana et sortir du cycle des réincarnations. Et je ne savais pas que le paradis chrétien était définitivement fermé aux créatures sans âme que sont les rongeurs, aussi mignons soient-ils, avec leurs petites bajoues.
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J’étais en réalité en pleine phase de déni. Titi n’était pas vraiment mort, c’était juste qu’il n’était plus là ! Mais sinon, j’étais sûre que tout allait très bien pour lui.
Elisabeth Kübler-Ross est une psychiatre spécialisée en soins palliatifs, qui a théorisé au XXème les phases du deuil. Son travail intéresse bien sûr les philosophes de tous poils, car la profession se plait à se mêler de ce qui ne la regarde pas. Aussi, permettez-moi de vous en parler brièvement :
— Quand une philosophe te dit qu’elle va être brève, tu peux toujours t’attendre à… Oui bon ok, je me tais, vas-y. — MERCI BIEN.
Ces phases sont au nombre de 5 ; elles peuvent être traversées dans l’ordre, le désordre, en des temps différents. Il est aussi possible de sauter certaines d’entre elles et elles ne s’appliquent pas qu’au décès, mais à toute séparation, comme une rupture par exemple.
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Pour être tout à fait honnête, il ne s’agit pas d’une vérité absolue mais bien d’une théorie scientifique ; elle a cependant beaucoup d’influence et on en parle jusque dans les grandes séries médicales que sont Dr House et Urgences. Les cinq phases sont…
- Le déni, ou le choc voire la sidération : « Ce n’est pas possible que ceci m’arrive à moi ! »
-
La colère : « Mais c’est injuste ! C’est scandaleux ! »
- La négociation ou le marchandage : « Bon, d’accord, mais après mon anniversaire au moins… »
- De la dépression : « … »
- De l’acceptation : « Je suis prêt-e à accepter ceci ».
Que ces phases du deuil soient scientifiquement correctes ou non n’est pas vraiment le plus important ici. Ce qui est important, c’est de remarquer à quel point la mort, bah l’humain, il aime pas ça.
C’est naturel, c’est inévitable, les animaux vivent très bien avec, ça fait 2500 ans qu’on écrit dessus et pourtant l’homme ne s’y fait toujours pas.
Les plus grands génies du Mal convoitent encore l’immortalité dans nos productions modernes à la Harry Potter, les hôpitaux aseptisent et cachent les cadavres des grands-parents à la vue de leurs petits-enfants…
Alors phase du deuil, psychothérapie, yoga, religion, alcool… Tout est bon pour nous détourner un peu de la vilaine Faucheuse.
Pascal et la tentation du divertissement
Blaise Pascal était un mathématicien de génie, entre autre inventeur des premières machines à calculer. Les fameux « hectopascal » dont on entend parler à la météo pour mesurer la pression, c’est lui aussi.
Sauf que voilà, un jour, ce bon vieux Blaise a un accident de carosse — et là PAF, révélation mystique. Pour lui, la vie ne sera désormais plus que religion, foi et prières.
Bonjour. Je m’appelle Blaise Pascal. J’aime la galéjade. Mais point trop n’en faut.
Pascal, c’est un vrai de vrai : pour lui, tout ce qui n’est pas prière est du divertissement. Les loisirs, bien sûr, les plaisirs de la table, mais aussi le travail, et même le travail sous les coups de fouet, tout ça c’est du lol :
« Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près. » — Pascal, Les Pensées.
Ambiance.
Avec Pascal, acceptons donc, pour un temps, de reconnaître que l’homme n’aime pas trop penser à la mort et qu’il est prêt à tout pour s’en détourner.
— Je comprends pas bien, c’est normal de ne pas penser à quelque chose de désagréable, non ?
En fait, le problème est plus profond que ça : on n’aime pas penser à la mort parce qu’elle nous pose une question terrible à laquelle nous n’avons pas de réponse, surtout si nous ne sommes pas croyants : « Pourquoi existe-t-il quelque chose, plutôt que rien ? ». On appelle ça la contingence : ce dont on pourrait, en gros, se passer.
Nous compris.
Donc avec mes histoires de chats, de réincarnation et autres sorties à la fête foraine, j’étais en plein divertissement. Et tu comprends, aujourd’hui, ce n’est plus de mon âge. Je dois affronter les choses en face.
— Tu veux dire… affronter la… la moooort ? — Eh oui. — Damned !
Je sais. Mais je le dois à Titi. Et pour commencer cette affrontement dignement, choisissons gaiement l’épicurisme !
L’épicurisme et l’attitude « même pas peur »
— Les épicuriens, c’est ceux qui boivent et mangent tout le temps ? Trop cool, j’amène le jaja !
Piège classique ! L’épicurisme considère bien que le bonheur est le but de toute vie humaine… sauf que ce bonheur ne passe pas par les vils plaisirs, mais par la cessation des souffrances. Rien à voir, donc.
Grrr je veux que vous soyez heureux alors je fronce les sourciiiils comme ça grrr !
Épicure, qui a donné son nom à ce courant, c’est te dire s’il pèse, déclare d’ailleurs : «
la mort n’est rien pour nous ». Culotte ! Et il va même plus loin :
« Quand nous disons que le plaisir est notre but, nous n’entendons pas par là les plaisirs des débauchés ni ceux qui se rattachent à la jouissance matérielle. (…) Le plaisir que nous avons en vue est caractérisé par l’absence de souffrance corporelle et de troubles de l’âme. (…) Tout bien et tout mal réside dans la sensation » — Épicure, Lettre à Ménécée.
Or, la mort c’est quoi ? Hein c’est quoi ? L’absence de sensations. Du coup la mort, ça ne peut pas être mal. Ni bien, d’ailleurs. C’est juste… Rien. Logiquement, il n’y a rien à craindre, mais rien à espérer non plus : exit, le Paradis !
— Bah tu vois, ça me rend encore plus triste pour Titi tout ça. — Si l’épicurisme ne te convient pas, j’ai peut-être une solution. — J’espère qu’elle est plus réjouissante !
En tout cas, elle est tout aussi célèbre. Il s’agit de la réponse des stoïciens au problème de l’obsession de la mort chez l’homme.
Les stoïciens et l’attitude « je-m’en-foutiste »
Pour les stoiciens, la mort est un non-sujet, tout simplement, parce qu’on a pas le choix. On doit passer par là, alors pourquoi s’en faire ?
On dit, chez les stoïciens, que « La mort ne dépend pas de nous ». L’idée, c’est qu’on a déjà bien assez à faire avec ce « qui dépend de nous », comme nos choix moraux par exemple, pour aller s’emmerder avec ce genre de considérations interminables.
L’idée est alors de vivre le plus vertueusement possible ; quant à la mort, elle arrivera quand elle arrivera !
C’est pas mal, mais il y a un petit souci. En effet, la réponse stoïcienne marche plutôt bien lorsqu’il s’agit de l’angoisse suscitée par sa propre mort, mais pour la mort de nos proches… C’est autre chose.
Épictète, un grand stoïcien, a notemment répondu à une mère venant de perdre son fils : « Mon fils est mort. Qu’est-il arrivé ? Mon fils est mort. Rien de plus ? Rien ». Sous-entendu : c’est la nature ma vieille, faut bien que tu t’y fasses. Notez que cette femme était une de ses amies !
Épictète, vue d’artiste mais certainement pas d’un ami.
Être pote avec un stoïcien, c’est pas facile tout les jours.
Les limites de la philosophie
Après tout, peut-être que la mort, et même la mort de Titi, ce n’est pas vraiment cette Camardes en bas résille décrite par Brassens :
« Telle un’ femme de petit’ vertu, elle arpentait le trottoir du cimetière, aguichant les hommes en troussant un peu plus haut qu’il n’est décent son suaire…. »
Désolée Georges, mais cette image de mort en mante religieuse, ce féminin piège obsédant, c’est un peu too much !
Érotisée, la mort est souvent rapportée à une vénéneuse féminité.
Et puis franchement, j’ai une tête à faire la messe ?
— Heu… c’est une vraie question ?
Ce que je veux dire, c’est que la philosophie ne sera jamais une religion. Elle n’apportera jamais cette quiétude et cette assurance que les croyant-e-s trouvent dans leur foi.
Raisonnons donc en philosophe plutôt que de nous laisser submerger par la panique, et réfléchissons un peu à ce qu’est la mort.
— Mais alors c’est pas une catin en bas de satin qui hante les cimetières avec sa faux, en aguichant les hommes ?
Non, parce que ça, c’est stupide et sexiste.
Le mot même de « Mort » a une histoire très ancienne qui commence avec les langues indo-européennes. Cette racine « -mer », on la retrouve dans beaucoup de mots qui sentent eux aussi le sapin : « moribond », « meurtre »…
Mais ce qu’il y a d’intéressant, c’est que ce seul mot désigne en réalité deux choses très différentes :
- Le phénomène naturel, le décès qui mène logiquement à un cadavre.
- La fin de toute réalité.
Quand, par exemple, Nietzsche dit que « Dieu est mort », tu te doutes bien que ça ne veut pas dire que Dieu a eu le cancer du gros orteil et que les médecins n’ont rien pu faire pour lui. Il ne veut pas dire que Dieu est décédé, mais bien qu’il a perdu toute réalité. Toute « influence ».
— T’as pas un exemple plus précis ?
Si, tu t’en doutes. Les « camps de la mort » nazis par exemple, n’était pas nommés ainsi seulement parce qu’on y mourrait. On y vivait, aussi, tout en étant… déjà mort. Privés de tout libre arbitre, et soumis à la volonté aléatoire des bourreaux, les prisonniers y étaient, selon le témoignage de plusieurs rescapés des camps, morts alors que leurs coeurs battaient, que leurs cerveaux fonctionnaient, que leurs membres se mouvaient.
C’est cette fatalité qui prive les sujets de leur vie. C’est cette entreprise de destruction de l’Homme qui aura animé les volontés nazis dans la construction de ces camps sordides.
Primo Levi, auteur italien, célèbre survivant de la Shoah qu’il a racontée dans Si c’est un homme.
Heureusement, des oeuvres comme celle de Primo Levi et son livre Si c’est un homme, ou le travail des historiens, montrent bien que si les victimes des camps sont décédées, elles perdurent à travers notre travail de mémoire. Elles s’expriment, elles ont de l’importance, elles… vivent.
Et c’est aussi pour ça que l’Homme fait une légère fixette sur l’Histoire : c’est un peu la part d’immortalité de tous les morts des siècles précédents.
— Donc Titi est décdé, mais comme tu en parles encore dans cet article, ce n’est pas comme si il n’existait plus du tout.
Voilà : un peu comme on apprend une langue… morte !
La philosophie n’apporte pas de réponse à la grande énigme de la mort. Ce n’est pas son rôle de me dire pourquoi Titi est mort. Et ce n’est pas son rôle non plus de me dire comment Titi est mort. C’est là la place, respectivement, de la religion et de la science.
Mais elle permet de comprendre comment nous devons penser la mort, pour mieux… vivre.
Petites idées de philosophes sur la mort
Il peut y avoir plusieurs façon de se servir de la mort pour s’encourager à bien vivre.
- Les philosophes chrétiens par exemple adorent la phrase « Memento mori », souviens-toi que tu vas mourir, qui souligne bien la futilité des plaisirs terrestres.
- Les bouddhistes, par une vie bonne, recherchent consciemment la mort, considérée comme le repos de l’âme et son accomplissement : le samsara. Certains sages orientaux méditent… devant des cadavres.
- Chez Hobbes, penseur anglais du XVIème, la peur de la mort nous civilise : on s’organise en société pour augmenter ses chances de survie.
- Montaigne déclare rien de moins que : « Philosopher, c’est apprendre à mourir ». L’idée est bien d’y penser une fois pour toutes afin de se rendre compte du caractère inéluctable de la mort… et ensuite, basta, on change de sujet. Oui mais voilà…
Montaigne vieillit. Montaigne mûrit. Et à la fin de sa vie, il déclare : « Le plus facile et le plus naturel, serait en décharger même sa pensée ».
Car la vie, pour Montaigne, est un deuil perpétuel. On naît, et déjà on meurt. Et c’est l’ignorance du temps nous étant imparti qui nous permet, envers et contre tout, d’agir dans le monde. Alors peut-être, oui, vaut-il finalement mieux ne pas trop y penser, car… oh regarde !
— Quoi ? — Un papillon !
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Les Commentaires
Je viens de relire ton article, et en fait, ce qui m'a fait décrocher une ou deux fois ce sont les petits apartés dialogués (le dernier était top, c'était un très joli de ne pas clore l'article :yawn ... surtout qu'il y avait déjà pas mal d'humour dans le corps du texte (la blague du cereal killer ray. Voilà ! Des bisous