Lundi, la saudade est arrivée sans crier gare.
La saudade, c’est ce mot portugais intraduisible en français. Elle définit un sentiment riche et profond, qui se manifeste comme un mélange de mélancolie et de douce nostalgie, ni agréable, ni désagréable, juste là, à ce moment présent.
La saudade, cette douce nostalgie
La saudade, tu l’as peut-être déjà ressentie en passant dans une rue de ton enfance, en regardant un film de ton adolescence, en laissant errer ton esprit aux souvenirs d’un voyage, de vacances éloignées, en repensant à une relation passée.
Chez moi, elle provoque un petit pincement au cœur, une drôle de chaleur dans le ventre et une envie de m’enfouir dans un doux souvenir en oubliant que le monde continue à tourner.
Ma saudade s’accompagne toujours d’un mince espoir qui rend la nostalgie acceptable, cette idée que ce sentiment agréable a existé à un moment et qu’il peut de nouveau reparaître dans un futur plus ou moins proche.
La saudade, je l’ai perçue il y a encore quelques jours, quand mon esprit s’est perdu dans un paysage japonais, souvenir d’un voyage solo qui a à jamais marqué la personne que je suis devenue aujourd’hui. Enfermées dans une boîte intime, la fierté et l’indépendance que j’ai éprouvé à ce moment précis de ma vie sont comme intactes, palpables.
Ma saudade est d’ordinaire si poétique que je ne m’attendais pas à ce qu’un discours présidentiel vienne la titiller. Et pourtant, les derniers mots du discours d’Emmanuel Macron ce lundi ont réveillé cette drôle d’impression.
« Mes chers compatriotes, nous aurons des jours meilleurs et nous retrouverons les “jours heureux”. J’en ai la conviction. Et les vertus qui aujourd’hui nous permettent de tenir seront celles qui nous aideront à bâtir l’avenir, notre solidarité, notre confiance, notre volonté. »
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Retrouver la vie d’avant
Autour de moi, sur les réseaux, les réactions ne se sont pas faites attendre. En annonçant une date butoir, un point d’étape le 11 mai, le Président a déchaîné les passions. Mais les commentaires qui m’ont le plus surprise sont ceux qui se réjouissaient de percevoir enfin le bout du tunnel. Ceux qui pensent qu’en sortant du confinement, tout redeviendra comme avant.
« Enfin, nous pourrons recommencer à vivre le 11 mai ! » « Quel dommage que les restaurants et commerces ne rouvrent pas avant la mi-juillet ! » « Super, je n’ai pas besoin d’annuler mes vacances d’été ! »
Inextricablement, le monde continue à tourner et les gens d’espérer vivre « comme si de rien n’était ». Ces gens, je les comprends. Épuisés par ce passage à vide et ces temps d’incertitude, ils ne souhaitent qu’une chose : retrouver le confort et les chemins balisés de la vie telle qu’ils la connaissent.
Cette vie où nous comprenions (un peu) comment les choses fonctionnaient, qui étaient les gagnants, les perdantes, où se situaient les perspectives de victoire, les injustices, les galères. Nous n’étions pas sûres de savoir comment lutter contre, mais au moins les règles étaient écrites, les ennemis identifiés, visibles.
Aujourd’hui, nous éprouvons toutes et tous cette crise différemment. Pour certaines personnes, c’est une pause forcée désagréable et contraignante, qui bouscule un peu les plans. Pour d’autres, c’est une véritable épreuve de survie, une course-contre-la-montre, une course contre la mort.
Pour moi, c’est un bouleversement, une fin du monde à échelle humaine.
Alors que je guettais d’un œil le possible effondrement économique de notre société, je ne m’étais pas préparée à ce que la pente soit aussi abrupte et que la mort menace aussi directement ceux que j’aime.
Le monde d’hier est mort
Mais le processus de deuil ne se situe pas que sur le plan humain. Il vient aussi mettre à l’épreuve toute notre conception du monde et nos projets futurs. Le plus gros deuil que nous aurons à surpasser est philosophique : nous devons nous remettre de la mort du monde d’hier.
accordé à Mediapart, l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau trace un parallèle avec les attentes des Français lors de la première Guerre Mondiale :
« Face à une crise immense, ses contemporains ne semblent pas imaginer autre chose qu’une fermeture de la parenthèse temporelle. Cette fois, on imagine un retour aux normes et au « temps d’avant ». Alors, je sais bien que la valeur prédictive des sciences sociales est équivalente à zéro, mais l’histoire nous apprend quand même qu’après les grandes crises, il n’y a jamais de fermeture de la parenthèse. Il y aura un « jour d’après », certes, mais il ne ressemblera pas au jour d’avant. Je peux et je souhaite me tromper, mais je pense que nous ne reverrons jamais le monde que nous avons quitté il y a un mois. »
Le monde d’hier est mort. Personnellement, je ne l’ai percuté que le 14 mars, le premier jour de mon confinement. À cette époque, on ne parlait pas encore de chômage partiel, on avait du mal à percevoir l’ampleur de la crise, on vérifiait si certains services étaient opérants, certains magasins ouverts pour nos dernières courses. Devant nous, l’incertitude.
Le monde d’hier est mort, et étrangement, j’ai accueilli cette nouvelle avec un peu d’angoisse, mais aussi de la curiosité. Le monde d’hier marchait sur la tête et j’avais bien du mal à en tirer des avantages. Pourtant, je ne m’illusionne pas, je ne fais pas partie des personnes à qui la crise profitera.
Lorsque l’angoisse me saisit, lorsque l’anxiété m’étreint, je vais souvent chercher du réconfort dans la spiritualité. Et pour moi, la philosophie de la résilience, portée notamment par la figure du neuropsychiatre Boris Cyrulnik est un puissant moteur.
Vive le nouveau monde ?
En ces temps traumatiques, Boris Cyrulnik est particulièrement sollicité par les médias. Celui qui a contribué à populariser et à expliquer le concept de résilience propose une grille d’analyse très intéressante de ce que nous traversons.
« La résilience, c’est l’art de naviguer dans les torrents. » Boris Cyrulnik
Pour Cyrulnik, la résilience naît de l’histoire que nous (nous) racontons autour de nos traumatismes. Mon enfance compliquée et mon projet de mariage annulé sont de bons exemples d’histoires de résilience. Au fond de moi, par je ne sais quelle force mystique, j’ai réussi à transformer ces épisodes tortueux, précaires, douloureux et intimement dévastateurs en des piliers. En les racontant, en me réappropriant leur narrative, je leur ai donné du sens et j’ai fini par les surpasser.
Si depuis quelques semaines, nous avons l’étrange sensation de vivre un moment charnière de l’Histoire, cela nous laisse aussi le pouvoir de l’écrire.
Le monde d’après attend que nous nous l’approprions.
« Il va y avoir un conflit entre ceux qui voudront la continuité et ceux qui voudront changer de civilisation. Je pressens déjà que des économistes vont dire « on sait ce qu’il faut faire pour relancer l’activité », et sûrement vont-ils réactiver des processus qui ont mené à la catastrophe, c’est à dire la consommation excessive, le sprint culturel. Est ce qu’on va les laisser faire ? » We Demain Boris Cyrulnik : « Être résilient, c’est aller vers un nouveau développement »
La fin du monde devait intervenir en décembre 2012. À 8 ans près, les Mayas étaient finalement bien inspirés.
Si de nombreux philosophes, chercheurs, analystes et économistes s’essaient à dessiner le monde d’après en prédisant un retour à la consommation locale, des relations sociales marquées par la distanciation, une crise humaine sans précédent entraînée par un chômage de masse, une crise de sens liée au travail… si à notre niveau, nous envisageons de conserver certaines bonnes pratiques sanitaires ou de consommation, nul ne peut affirmer avec certitude ce qui nous attend.
Et c’est là que se situe notre peur la plus irrationnelle, ce vide, cet inconnu, appuyé lundi par ce passage dans le discours d’Emmanuel Macron :
“Quand pourrons-nous renouer avec la vie d’avant ? Je sais vos questionnements, je les partage. Ils sont légitimes. J’aimerais tellement pouvoir tout vous dire et vous répondre sur chacune de ces questions. Mais, en toute franchise, en toute humilité, nous n’avons pas de réponse définitive à cela.”
En nous accrochant à l’illusion de retrouver la vie d’avant, nous ralentissons notre irrémédiable processus de deuil et nous cultivons une douloureuse saudade. Se détacher de cet espoir peut être une véritable libération. Avec toute la force de notre résilience, il nous faut désormais imaginer l’après.
La seule question à laquelle nous pouvons répondre est aussi personnelle qu’universelle mais nous en maîtrisons la réponse : dans le monde de demain, quel rôle voudrons-nous et pourrons-nous jouer ?
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