Après Sans alcool, qui racontait son addiction à l’alcool, Claire Touzard signe son deuxième roman, l’excellent FÉMININ, une plongée dans l’univers d’un journal féminin. À travers l’histoire de Frankie, une journaliste pleine d’ambition et d’idéaux, elle navigue à travers #MeToo et questionne la place du féminisme (et sa décrédibilisation) au sein des grandes rédactions. En filigrane, c’est aussi de domination masculine, de capitalisme et d’emprise dont FÉMININ parle. Une vraie claque.
Pour Madmoizelle, Claire touzard évoque l’envie d’écrire à propos d’un sujet jugé « touchy » et parle indépendance, féminisme et backlash.
Interview de Claire Touzard, autrice de FÉMININ
Madmoizelle. Votre dernier roman portait sur l’addiction à l’alcool, FÉMININ explore cette fois-ci la thématique des médias féminins traditionnels, mais aussi de l’emprise à travers le prisme de #MeToo. Pourquoi avoir choisi une telle thématique ?
Claire Touzard. J’ai pris le secteur des médias, car c’est un univers que j’ai fréquenté et que j’ai trouvé particulièrement violent, mais il était plus un prétexte pour parler d’autre chose. Le journal féminin est à l’image de tous les jobs finalement. Les comportements humains sont les mêmes partout, et les réflexions aussi : on est tous tiraillés entre la culture du profit et le fait de faire passer de vraies valeurs avant tout. J’avais envie d’écrire sur ce sujet, car je trouve que l’on parle beaucoup de féminisme ou de grands sujets qu’il est intéressant d’imbriquer dans un système. J’avais aussi envie de montrer qu’en tant que femmes, on aspire et l’on croit beaucoup en la sororité. Cependant, l’état de la presse féminine rend cela compliqué à instaurer, surtout lorsque cette presse-là est dominée par des hommes. Ce que je voulais, c’était donc un personnage ambivalent et paradoxal qui puisse montrer qu’il existe une différence entre la théorie et la pratique. Quelqu’un qui essaye de naviguer entre les pièges. Frankie, mon personnage principal, est féministe, mais elle va cependant tomber amoureuse du pire des prédateurs. Ce sont des choses qui arrivent, simplement parce que chacun de nous est un assemblage de choses complexes, nos décisions ne viennent pas de la théorie, mais d’un assemblage de choses.
Sous forme de fil rouge, FÉMININ parle d’emprise. Que ce soit celle vécue par Frankie dans son cadre professionnel, en total inadéquation d’avec ses valeurs profondes, ou celle qu’elle subit dans le cadre de la relation amoureuse qu’elle a nouée avec son supérieur hiérarchique, qui dirige sa rédaction. À quel moment se rend-elle compte qu’elle est à côté de ses idéaux ?
Je pense qu’elle sait un peu dès le départ qu’elle n’a rien à faire là, dans cette rédaction. Mais, je pense aussi que c’était une autre époque. On mettait beaucoup de couvercles sur beaucoup de choses, c’était avant #MeToo, et la libération de la parole. On allait au travail, c’était comme ça, il fallait gagner de l’argent et c’était ainsi. Elle s’est prise au jeu, mais elle déconnectait aussi cette facette de sa vie de qui elle était. D’ailleurs, dans le livre, elle le dit : ses amis sont de gauche, vont à la fête de l’Huma mais tout en travaillant chez Google ou dans la pub. Quand l’intime et le pro se mélangent, à un moment, elle s’aperçoit qu’avoir des valeurs de gauche et aller dans des hôtels 5 étoiles en avion pour assister à des défilés tout autour du monde n’a pas de sens pour elle, et qu’à l’inverse non seulement cela ne l’enrichit pas mais la rend plutôt malheureuse.
Vous avez travaillé pour la presse féminine. Y a-t-il une part autobiographique à ce livre ?
Il s’agit bien d’un roman, je ne cible personne, ce n’est donc pas un ouvrage autobiographique. Cependant, ce qui est certain, c’est que des figures masculines de la presse, ayant des comportements toxiques, dirigent aujourd’hui des équipes de femmes. Il y a toujours aujourd’hui beaucoup de sexisme larvé dans les rédactions. Les gens sont prétendument de gauche, font des sujets sur la déconstruction, mais en creux, dès qu’ils sont un peu gênés dans leurs intérêts, il n’y a plus personne. Finalement, des choix sont faits qui ont un impact sur les mêmes : les plus précaires. Frankie vient d’une famille modeste et n’a aucun réseau. Et c’est elle qui se fait écraser à la fin. C’est surtout cela que je voulais montrer.
FÉMININ fait la critique d’un univers qui est aussi un système, celui des médias féminins traditionnels. Ce roman est-il pour vous, d’une certaine manière, la possibilité de faire bouger les lignes, de faire naître une prise de conscience ?
J’aimerais bien ! Mais j’ai l’impression que c’est un sujet un peu « touchy »… De nombreux médias n’ont pas envie de révéler la façon dont ils sont financés. C’est un vrai tabou. Il y a une sorte d’omerta autour de ce sujet, d’autant plus que les choses se sont beaucoup accélérées pour un grand nombre de médias qui tentent de montrer qu’ils restent indépendants quand ils dépendent en fait de financeurs qui sont des annonceurs ou des investisseurs privés. La presse n’est plus libre, et ce, depuis longtemps, mis à part pour quelques médias. Tout le monde le sait, mais personne n’en parle. Il n’y a plus de lectorat pour la presse traditionnelle et on a du mal à en trouver. Parler du financement des médias serait donc faire aveux de cela. Ce qui est intéressant, c’est que j’ai reçu énormément de messages à propos du livre. Je voulais qu’il ouvre la discussion, et je suis assez surprise de la vie qu’il a, car je vois qu’il gêne, qu’il a touché un point sensible dans le secteur. Même si ceux qui ne sont pas du secteur l’accueillent très bien, les libraires le mettent dans leurs coups de cœur. Ce qui montre qu’il y a un contre-pouvoir qui ne passe pas par les médias traditionnels. Voir cela me donne de l’espoir, et c’est aussi l’une des raisons pour lesquelles je cherche de plus en plus à être indépendante aujourd’hui, pour ne pas dépendre de qui que ce soit et avoir un rapport plus direct aux lecteurs et aux lectrices et au public.
L’indépendance est-elle la clé, d’après vous, pour permettre aux voix dissonnantes d’être plus entendues ?
Oui, bien que ce soit encore une fois une position très précaire. Il y a beaucoup de façons d’envisager l’indépendance, en demandant du soutien via un Patreon, en créant son podcast… Cependant, le problème reste que tout cela n’est pas très rémunérateur. Je trouve cela dommage car, aujourd’hui, ce que j’observe, c’est que beaucoup de femmes qui ont des voix très politiques ont finalement très peu de place dans les médias. Encore récemment, une amie artiste engagée m’appelait pour me raconter que son agent ne voulait plus lui ramener de clients parce qu’elle était devenue très féministe. C’est ça la vérité : toutes les femmes qui ont de vraies voix politiques aujourd’hui sont sanctionnées économiquement, parce qu’elles ne sont pas soutenues par de gros réseaux de médias. C’est grave. Récemment, on brandissait tous Annie Ernaux, mais ce serait bien que les gens soutiennent aussi les femmes ayant une voix politique différente aujourd’hui. La plupart des femmes que je connais aujourd’hui, qui écrivent des livres féministes, ont leur propre réseau, mais sont très peu citées dans les médias traditionnels.
FÉMININ traverse #MeToo. Et on a l’impression que finalement, le mouvement passe, mais rien ne change. Aujourd’hui, on parle beaucoup d’un backlash. Qu’en pensez-vous ?
Oui, c’est certain. C’est déjà le cas, on peut le constater avec l’hypocrisie qui règne dans certains partis politiques, qui affirment être porteurs d’un programme féministe, mais qui oublie de balayer dans leurs rangs. On le voit aussi avec la façon dont sont traitées certaines femmes, comme Sandrine Rousseau, par les médias. Que l’on soit en accord ou non avec elle, cela ne justifie en rien qu’elle soit traitée en paria. Ce backlash est insidieux : c’est la façon dont mon amie m’appelle pour me dire que son agente ne veut plus lui apporter de contrats. C’est la façon dont des femmes, comme Sandrine Rousseau, sont traitées. Finalement, il s’agit toujours de personnalités autrefois critiquées que l’on sanctifie aujourd’hui car elles ne nous font plus d’ombre, ou bien d’affaires qui ont un potentiel de retentissement, comme PPDA par exemple, car cela fait du clic. De la même manière, on parle de l’Iran, mais parce que c’est loin, cela nous concerne moins… En somme, soit c’est loin, soit c’est vieux, soit ça fait cliquer. Mais tout ce qui va vraiment gratter au-delà, au fond des problématiques, tout à coup, c’est jugé comme étant radical. Ce mot, « radical », est par ailleurs dérangeant en lui-même. Bref, pour moi le backlash c’est cela : un traitement un peu insidieux des choses qui, in fine, garde le système en place.
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