S’il ne devait en rester qu’un, ce serait probablement Masaaki Yuasa. Vous aimez le Japon, l’animation, le cinéma alternatif ? Je vous demande de vous intéresser au travail de l’animateur devenu réalisateur japonais.
Si Mamoru Hosoda est toujours promis à un succès commercial, voici son penchant maudit, mais qui tente quelque chose de différent et quali à chaque fois. J’ai eu la chance de le rencontrer au Festival d’Angoulême pour la sortie de son nouveau film, Inu-Oh, à venir cette année. Je vous accompagne, et on laisse l’artiste expliquer le reste.
Avec Inu-Oh, les artistes maudits parlent des artistes maudits
Masaaki Yuasa présente donc Inu-Oh, une comédie musicale historique qui revient sur un entertainer dans un Japon du douzième siècle — un être monstrueux qui, au fil des performances, regagne son humanité.
C’est un film de commande, mais il est difficile de ne pas tracer un parallèle avec l’artiste ; d’ailleurs, le projet ressemble à la dernière série de son studio, The Heike Story, disponible sur la plate-forme Wakanim.
Madmoizelle : Vous êtes à Angoulême pour présenter Inu-Oh, qui comporte beaucoup de similitudes avec la série The Heike Story. Les deux projets ont la même parenté, est-ce que vous pouvez nous expliquer pourquoi deux projets et comment ils ont cohabité ?
Masaaki Yuasa : « L’auteur de ces deux livres est le même écrivain, Hideo Furukawa, qui a rendu la version moderne de Heike Monogatari. J’ai eu envie de faire une autre version, qui est devenue Inu-Oh.
Dès le départ, les deux sont liées. Pour expliquer au plus simplement, The Heike Story est une histoire sur les moines aveugles qui ont transmis l’histoire des soldats du clan Heike. Dans Inu-Oh, on se concentre davantage sur ces moines. »
Avant Inu-Oh, vos trois derniers films avaient un design très cartoon, presque élastique. Inu-Oh a une approche plus carrée, avec des touches de fantaisie. Est-ce que vous pouvez nous parler de la direction artistique de Inu-Oh ?
« À chaque fois, j’ai essayé de trouver le style qui convient le mieux à l’univers de chaque œuvre. Par exemple, pour Japan Sinks, finalement, j’ai pu trouver une manière réaliste de représenter les choses. Avec Inu-Oh, je voulais continuer.
Pourquoi cette volonté de réalisme ? Dans Inu-Oh, ce ne sont pas vraiment des personnages imaginaires, mais des gens qui auraient pu, ou qui ont pu réellement exister. »
Notre public ne sait pas forcément qui vous êtes et qui est Tayō Matsumoto ; vous pouvez nous rappeler qui c’est, et quelle relation de travail vous avez avec lui ?
« Tayō Matsumoto est un auteur très stoïque, qui travaille énormément, mais c’est aussi quelqu’un de très réservé et qui a un sens de l’humour qui me plaît beaucoup. Il ne traite jamais rien au premier degré, et en même temps c’est quelqu’un qui a des réflexions très profondes.
Je voulais qu’il amène cette profondeur dans le film, c’est pour ça que j’ai fait appel à lui. Je lui ai donné des consignes pour les deux personnages principaux, il faut les animer de manière cinématographique et il fallait tenir compte de ça. »
Pourquoi Masaaki Yuasa n’est-il pas plus connu ?
Il y a un truc perturbant avec Masaaki Yuasa.
Dans un monde idéal, il serait une superstar du genre : il gagne des prix, toutes ses œuvres sont ambitieuses et différentes, il fait des films et des animes très variés et certains d’entre eux font avancer le médium tant ils sont dingues et inventifs.
Pourtant, même s’il a une grande fanbase et des succès critiques systématiques, Masaaki Yuasa peine à rencontrer un vrai succès populaire. Par exemple, Lou et l’île aux sirènes a remporté le Cristal d’Or à Annecy en 2017 ; tandis qu’il recevait son prix, le film bidait au Japon et le box-office français avoisinait les 15 000 entrées…
Vous faites pleins de choses et de genres différents dans vos séries et vos films, là où des réalisateurs comme Mamoru Hosoda et Makoto Shinkai ont plus de succès, mais restent dans des carcans. Récemment, vous avez tenté des projets plus « grand public ». C’est important pour vous de parler au plus grand nombre ?
« Depuis Mindgame, j’ai essayé de faire des choses plus accessibles pour le grand public, mais avec Inu-Oh je me suis un peu éloigné de cette direction. J’ai priorisé mon avis personnel. »
En France, on a un public et des exploitants en manque de repères, qui ont du mal à oublier Ghibli. Pour décrocher cette interview, je vous ai décrit comme « le réalisateur le plus important et le plus versatile du médium » — et je le pense sincèrement. Mais très tôt le public vous a catégorisé comme quelqu’un d’atypique. Qu’est-ce que vous en pensez, est-ce que c’est une condamnation ?
« Le fait d’être différent des autres, ça peut être un inconvénient pour créer des projets. Mais le fait d’effacer ma personnalité aide parfois le succès commercial… et c’est ce que je fais parfois, je suis obligé de faire des efforts dans ce sens. Puis, généralement, je regrette — c’est après avoir eu cette réflexion que j’ai réalisé Inu-Oh. »
Vous ne pensez pas que de ne pas avoir de style, c’est aussi un style ? On reconnaît toujours un film de Masaaki Yuasa.
« Je pense que je vais prendre ça comme un compliment [rires]. Il y en a qui disent que je fais toujours les mêmes types de films, mais j’essaie de créer les choses les plus variées possibles. »
Les médias français qui s’intéressent à vous sont généralement laudatifs mais un peu underground, comme ARTE. Des grands médias qui ne s’intéressent qu’aux canons du genre d’aujourd’hui, ce n’est pas un peu frustrant ?
« C’est mon avis depuis toujours ! »
Heureux d’entendre ça. Vous avez fait du cinéma et des séries, dans de nombreux genres, savez-vous où vous êtes le plus à l’aise ?
« Je n’aime pas trop la facilité, il y a des choses et des films plus difficiles à faire que d’autres, je prends toujours beaucoup de plaisir à faire des nouvelles choses et à relever des défis, et mon avis change constamment.
C’est un peu comme un chef de cuisine qui fait des plats différents, comme je trouverais de nouveaux ingrédients que je ne connais pas. J’ai envie d’essayer de nouveaux plats. Je n’ai pas envie de toujours manger la même tambouille, même si elle est délicieuse. »
Masaaki Yuasa, de bonnes séries en veux-tu en voilà (enfin presque)
Masaaki Yuasa a produit presque autant de films que de séries, et elles sont toutes très variées.
The Tatami Galaxy est un hommage intello à la ville de Kyoto. Les fans d’animes un peu snobs connaissent bien Ping-Pong. En 2018, il sortait aussi l’adaptation du manga Devilman en série sur Netflix — une série accessible au grand public mais sombrissime (vraiment, attention, c’est d’une grande violence).
Je vous recommande aussi Keep Your Hands Off Eizouken, sur Crunchyroll, un univers assez barré où trois filles s’allient pour créer des animes. Elles incarnent toutes un rôle indispensable de l’industrie et c’est un anime particulièrement réjouissant et créatif. Un personnage crève l’écran : une grande nana obsédée par l’argent…
Bémol en 2020 cependant, avec une surprise : l’adaptation de Masaaki Yuasa de La Submersion du Japon (Japan Sinks) est un giga ratage technique. Du coup, je lui en ai parlé.
J’aimerais revenir sur certaines de vos œuvres. Qu’est-ce qu’il s’est passé avec Japan Sinks ?
« J’ai connu quelques difficultés au sein du studio. Ça a été compliqué notamment au niveau de la communication à un moment donné, et ça a eu des conséquences sur Japan Sinks.
Il n’y avait pas de problèmes sur la pré-production, ni pendant la post-production, mais l’étape de l’animation et de la mise en scène, il y a eu un vrai dysfonctionnement, et voilà le résultat malheureusement. »
Je vais poser la question de manière un peu plus diplomatique. Vous avez enchaîné les séries Eizouken et Japan Sinks ; il me semble que vous avez produit Japan Sinks avant, mais elle est sortie après. Vous pouvez nous expliquer ce que ça implique de travailler avec Netflix, et comment ça impacte la production ?
« Il n’y avait aucune pression exercée de la part de Netflix. Les changements de planning, notamment, sont des problèmes de production. »
Vous pouvez revenir sur la production de DEVILMAN Crybaby ? C’est peut-être votre série la plus mainstream en France.
« En réalité, je discutais avec la société Aniplex de différents projets ; on a eu l’idée ensemble d’adapter DEVILMAN, et surtout de le moderniser en changeant le style graphique. Ce serait intéressant d’actualiser cette œuvre iconique et c’est comme ça que le projet est né. »
La toute fin de DEVILMAN Crybaby est l’un des morceaux d’animes les plus sombres et nihilistes que j’ai jamais vu à la télévision. Quelques mois plus tard, vous annoncez à Annecy le début de Ride Your Wave, que vous décrivez comme une histoire d’amour un peu gnangnan entre surfeurs. Comment faites-vous pour aller aussi loin dans les extrémités ?
« Depuis toujours, j’ai envie de faire des choses plutôt joyeuses — surtout après Kaiba [l’un de ses premiers projets, un space-opera très sombre au graphisme enfantin malheureusement non disponible en France, ndlr], je voulais vraiment raconter des histoires qui rendent heureux et optimiste. Cependant, quand on me propose de travailler sur des œuvres sombres, mais qui restent extrêmement intéressantes, je ne refuse pas.
Ces œuvres-là sont des exceptions pour moi. J’adore faire des choses qui me font envie, mais j’aime relever des défis : face à des œuvres connues et difficiles à adapter, je veux franchir des obstacles. »
Revenons juste avant le Covid, où la série Eizouken a été diffusée — l’un des derniers bons souvenirs avant que la pandémie n’éclate. J’aimerais vérifier une théorie : est-ce que vous avez adapté cette série pour valoriser le rôle des producteurs ? Car c’est Kanamori, productrice, la star de cet anime.
« En vérité, elle est très fantaisiste cette histoire ! C’est très loin de la réalité.
Dans Eizouken, trois personnes extrêmement compétentes sont réunies — et c’est normal, l’harmonie de ce groupe rend possible ce genre de choses. Ça ne se passe pas comme ça dans la réalité.
Certains producteurs sont très doués pour la communication externe ou interne, mais c’est rare de trouver des gens qui ont les deux qualités. Si quelqu’un tient la pépite rare, il faut absolument une ou deux personnes qui l’assistent pour l’équipe. Si un seul producteur possède les qualités de ces trois personnages, c’est idéal — c’est ce que je dis à tous les producteurs que je rencontre. »
En 2022, les animateurs souffrent toujours
Depuis mi-2020, Masaaki Yuasa a annoncé prendre, au minimum, une pause dans le métier. Il ne faut pas trop lire entre les lignes pour comprendre pourquoi : il bosse beaucoup, il est fatigué, et la production de Japan Sinks semble l’avoir rincé.
Toute la profession manifeste de plus en plus sa souffrance, mais lui a davantage le pouvoir pour que ça change.
Il vous est déjà arrivé de travailler sur trois gros projets en même temps. En 2021, les animateurs ont largement exprimé leur mal-être sur les réseaux sociaux. Ça implique de vous demander si votre pause est due aux conditions de travail de votre métier ?
« Si j’ai travaillé autant, à un moment donné, c’était justement pour rendre meilleures les conditions de travail. Si, aujourd’hui, j’ai envie de faire une pause, ce n’est pas parce que le travail était dur physiquement, mais j’ai eu ce souci d’échanges au sein de ma propre équipe, et donc j’étais un peu fatigué. Ça m’a donné envie de changer ma manière de travailler.
Vraiment, ce n’est pas une question de dureté physique, mais je veux travailler avec des gens avec qui je peux communiquer. Encore une fois, je me suis efforcé d’améliorer les choses. »
Et comment on fait pour faire avancer les choses de l’intérieur ?
« Déjà, il faut que le studio arrive à gagner la confiance des investisseurs. Alors on obtient suffisamment d’argent, distribué et partagé de manière équitable, pour privilégier des gens qui travaillent beaucoup et qui font beaucoup d’efforts. »
Quel avenir pour l’animation japonaise ?
Pour l’instant, Masaaki Yuasa est donc en pause. Mais le medium continue sans lui, et évolue dans une drôle de direction : ce sont les adaptations de séries comme Demon Slayer ou Jujutsu Kaisen qui cartonnent au cinéma.
Les projets originaux existent encore, mais surnagent, tout en étant portés par des profils de plus en plus variés…
Eizouken montre trois personnages féminins qui font de bons animes. Vous avez longuement travaillé avec Eunyoung Choi, qui est maintenant à la tête de SCIENCE SARU — studio qui a récemment accueilli Naoko Yamada. Qu’est-ce que vous pouvez nous dire sur la féminisation de l’animation japonaise ?
« Si on arrive à la parité dans l’industrie, tant mieux parce que les choses changent. Personnellement je ne fais pas la distinction entre les hommes et les femmes, j’ai toujours voulu travailler avec des gens compétents.
Parfois, pour des raisons familiales, les femmes doivent quitter leur travail plus tôt que les hommes. Mais ce n’est pas important pour moi, car c’est la manière de travailler qui importe pour moi. Si elles font moins d’heures, ce n’est pas un problème. »
On peut dire qu’on connaît un vrai nouvel âge de l’animation japonaise depuis quelques années, en tout cas dans les cinémas français. Et de plus en plus, les séries trouvent leur place sur le grand écran. Qu’est-ce que vous pensez de l’avenir du medium ?
« Déjà, à chaque fois qu’il y a de vrais cartons, je trouve que c’est bien : les gens se déplacent au cinéma, c’est déjà quelque chose. Mais s’il n’y a que ce type de films, ça devient un peu dommage parce que les gens ne vont voir que des choses qu’ils connaissent. J’espère qu’on peut continuer à faire des projets indépendants, j’espère trouver le moyen de faire venir des gens à ces séances aussi. »
Vous avez des projets ?
« Rien de concret mais j’ai quelques trucs dans les tuyaux. »
Un grand merci à Sarah Marcadé pour avoir organisé cette rencontre, et à Shoko Takahashi pour son travail d’interprète.
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