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Les bandes dessinées de Fred Bernard ont été (et sont toujours d’ailleurs) l’une de mes plus grosses claques BD. Il y a quelques années, j’ai ouvert sa Tendresse des crocodiles, attirée par la jolie couverture. J’y ai découvert des personnages forts, fantasques et attachants, et puis derrière, un auteur à l’incroyable talent de conteur. Il manie les mots avec finesse, nous emmenant avec lui en voyage… Ses dialogues sont toujours savoureux. Et son trait est à part, reconnaissable au premier coup d’œil. À la fois simple et très élégant, léger et plein de sensualité.
La Tendresse des crocodiles, donc, c’est l’histoire de Jeanne Picquigny. Une jeune femme au caractère bien trempé, qui part en Afrique à la recherche de son père. Nous sommes au début du XXème siècle, et la convenance voudrait sans doute qu’elle ne soit pas si aventureuse. Elle y fait la rencontre d’Eugène Love Peacok, son guide en ces lieux qu’elle ne connaît qu’à travers les films que lui envoyait son père. C’est donc un récit de voyage, où l’on découvre, en même temps que Jeanne, des paysages incroyables, une culture d’une grande richesse. On croise la route de nombreux personnages, aussi.
Dans le second tome, L’Ivresse du poulpe, Jeanne part en Amérique, à la recherche d’Eugène, qu’elle croyait perdu. Puis il y a eu Lily Love Peacok, qui n’était pas une suite à proprement parler, mais qui nous emmenait à la rencontre de la petite-fille de Jeanne et d’Eugène, Lily. Cette fois-ci l’histoire se déroule de nos jours, et la jeune femme, mannequin et chanteuse, est un peu paumée, perdue au milieu des contradictions de sa vie.
Chacun de ces titres a, je crois, changé tous ceux qui les ont ouverts. On part à l’aventure avec Jeanne, et on se retrouve à garder en soi cette femme incroyable, mais aussi ceux qui l’entourent, comme des amis.
Le plus grand charme des titres de Fred Bernard ? Il ne se fond dans aucun genre précis. Il laisse filer ses histoires, où se mêlent aventure et réflexions sur le sens de la vie. Quand Jeanne filme, des bandes de pellicule s’incrustent entre les cases. Les paysages prennent des pages entières, avant que les cases ne s’enchaînent dans un foisonnement de détails. Le rythme de l’histoire est parfois lent, puis tout s’accélère en un instant. Les sentiments, les émotions sont également tous mêlés. La passion, l’amour, la nostalgie, l’ivresse, le bonheur et la tristesse.
Fred Bernard est un artiste incroyable, qui mélange tout pour n’en faire que du beau. La Patience du Tigre fait 500 pages, qui se laissent lire avec délice. On pourrait même suivre Jeanne bien plus longtemps encore.
Une très très belle bande dessinée, une série à découvrir absolument.
L’auteur a eu l’extrême gentillesse de répondre à mes questions, et vous en dit un peu plus sur sa série…
Fred Bernard devant la maison qui a servi de modèle pour dessiner celle de l’héroïne de La Patience du Tigre
Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur vous ?
Disons que Jeanne Picquigny parle pour moi. Comme elle, je suis vierge folle née un 1er septembre. Comme elle, j’ai grandi en Bourgogne, avant de voyager. Comme elle, j’écris. Comme elle, j’apprécie les tribus et j’ai besoin de m’entourer d’amis proches pour me sentir bien et partir à la découverte du monde. Et si son père est un scientifique qui s’est perdu au Congo, c’est parce que je voulais être moi-même vétérinaire en Afrique. J’ai finalement laissé tomber prépa-véto pour les Beaux-Arts… Je ne regrette pas. J’aime imaginer et dessiner de « drôles d’histoires » avec de « « drôles de personnages ». Sous des abords un peu fou-fou, tout est très construit. Le travail de construction me sécurise et la fantaisie des dialogues m’électrise !
Comment raconteriez-vous votre série, et plus particulièrement cette nouvelle aventure, à quelqu’un qui ne l’aurait pas encore lu ?
Les aventures de Jeanne Picquigny peuvent être facilement « pitchées » ainsi : « rencontre amoureuse et recherche d’un dinosaure en Afrique » pour La tendresse des Crocodiles, « séparation amoureuse et trafic d’alcool à Cuba » pour L’ivresse du poulpe, « retrouvailles amoureuses et quête d’un trésor aux Indes » pour La Patience du Tigre.
Mais on serait un peu loin du compte : il s’agit plutôt d’une ode à la chance et à l’expérience d’être en vie sur cette Terre ! Une ode exotique, sensuelle, humoristique et parfois ésotérique…
Cette série est avant tout l’histoire de Jeanne Picquigny, une jeune femme curieuse, impétueuse, libre avant l’heure, féministe et aventureuse mais prisonnière de ses sentiments (qui ne l’est pas ?). C’est aussi l’histoire de sa famille et celle de son homme, Eugène Love Peacock.
Après l’Afrique, New York, Cuba, La Patience du Tigre les « oblige » à partir en Angleterre afin de rencontrer le père d’Eugène, puis aux Indes (nous sommes en 1925). Ils vont devoir traverser le pays jusqu’en Himalaya… L’Histoire les rattrape et prépare le quatrième volet de ces aventures. Je l’avais déjà évoqué dans Lily Love Peacock, l’histoire de la petite fille de Jeanne et Eugène, autre grande voyageuse, mais contemporaine… J’aime préparer le terrain !
Comment est née cette série, et son héroïne ?
Le premier volet, La tendresse des crocodiles, est la version adulte d’un album jeunesse
que j’ai réalisé avec mon ami François Roca, deux ans auparavant (Jeanne et le Mokélé, chez Albin Michel Jeunesse). J’ai repris cette histoire parce que je sentais que je pouvais aller plus loin en m’adressant aux adultes. Après 7 ans de littérature jeunesse, je cherchais un sujet pour me lancer dans un roman graphique, afin de pouvoir écrire et dessiner comme je le sentais.
Jeanne Picquigny, Eugène Love Peacock, Victoire Goldfrapp, Barberine Love Peacock, Louise O’Murphy, Nothing Meilleur, Modeste Love Peacock, Pamela Baladine Riverside… J’aime leurs noms, et je suis amoureux de presque tous mes personnages. J’en ai besoin pour croire en eux et leur donner vie, être le plus sincère possible dans les sentiments que je veux partager avec le lecteur, aller jusqu’au bout.
Mais en dessinant Jeanne et Eugène sur presque 200 pages, j’ai su que j’allais être en manque. Terriblement ! Alors j’ai écrit L’ivresse du poulpe avec déjà La Patience du Tigre en tête, et je pense à la suite tous les jours… J’ai compris que c’était une occasion unique de développer des personnages vraiment complexes et attachants sur la durée. Ce que je n’avais jamais fait !
Ils peuvent sembler atypiques, fantasques voire picaresques parce qu’ils partent à la recherche de dinosaures ou de trésors perdus mais tout est prétexte, et leur quête est la nôtre : la quête de soi, de l’autre, de l’amour, de l’équilibre, de la compréhension du monde et de leur famille, et cela sur 4 générations avec Lily Love Peacock, la petite fille de Jeanne Picquigny.
Comment avez-vous travaillé sur cette bande dessinée ? Les aventures de Jeanne Picquigny traversent le monde et l’Histoire. Effectuez-vous un gros travail de documentation ou vous laissez-vous porter par votre imagination ?
J’emmène toujours (ou presque) mes personnages dans des lieux où je me suis rendu moi-même. Comme je le disais, ça m’aide à croire à toutes ces histoires. Je ressors alors toutes mes notes, mes croquis, mes souvenirs… Je sors de ma bibliothèque des livres qui traitent du lieu et de la période, et surtout qui ont été rédigés à l’époque. Dans le cas de l’Inde : Pierre Loti, Herman Hesse, Kipling… Je revois Le tigre du Bengale et Le tombeau hindou de Fritz Lang, La route des Indes de David Lean… Indiana Jones aussi !
J’adore l’Histoire et la géographie, donc j’accumule de la documentation plus qu’il m’en faut parce que ça me rassure. Je m’encombre de détails, je marche sur mes notes, j’en perds puis je fais le tri, je range, je jette, je distille et j’essaie de garder le meilleur, comme tout le monde… Mais le travail est colossal et c’est très empirique.
Au moment de la réalisation, je laisse libre cours à mon imagination, et je prends toutes les libertés qui peuvent servir le récit. Seuls les dialogues sont en général écrits à l’avance. J’y attache beaucoup d’importance, car ils éclairent la personnalité de chacun autant que leurs regards et leurs attitudes. On pourrait dire que j’écris les paroles avant la musique… Le défi étant de retomber sur ses pattes à la fin. Je marche toujours sur des œufs car Jeanne et Eugène évoluent avec moi autant que je grandis avec eux. C’est ce qui me plaît, je ne veux pas savoir où nous allons ensemble. Si je le savais, je crois que ça ne m’intéresserait plus. Je n’ai qu’une microscopique longueur d’avance sur eux…
L’héroïne, Jeanne Picquigny, mais également tous les autres personnages féminins, sont des femmes de caractère, aventureuses. C’est d’ailleurs le cas dans toutes vos bandes dessinées. Parmi les femmes qui ont marqué l’Histoire, quelles sont celles qui ont votre préférence ? Vous êtes-vous inspiré d’elles pour façonner votre héroïne ?
Pour créer Jeanne, mon point de départ était un « mix » entre à ma grand-mère, une aventurière dans son genre… et une ex-petite amie comédienne dont le charisme, la verve et le caractère me rendait fou dans tous les sens du terme… C’est à cette période que j’ai ENFIN compris qu’une relation entre deux caractères trop passionnés pouvait rendre fou, voire malade au sens propre, et basculer dans une violente auto-destruction du couple, mais de soi aussi. Je ne souhaite pas cela à Jeanne et Eugène, mais ils pourraient en prendre la pente… (Attention les amis !) Ensuite, au fil de la plume et des évènements qu’elle traverse (qui la traversent devrais-je dire), elle s’est affranchie de mes modèles et a développé ses propres traits de caractères. Elle mûrit en quelque sorte…
Autant pour les personnages féminins que masculins, je m’inspire de personnes que je connais (elles ne sont d’ailleurs pas toujours ravies…) ou que j’ai croisées. Et rarement de comédiens dans des rôles donnés au cinéma, ou de personnages illustres ou historiques (sauf exception : le grand-père d’Eugène, l’écrivain Thomas Love Peacock, est dans le dictionnaire de noms propres), car ils sont déjà trop « écrits » par un autre, et en quelque sorte achevés. Mais j’ai en tête des femmes hors du commun dont on entend peu parler et qui m’impressionnent au plus au point, comme Osa Johnson ou Toto Koopman en particulier, et des aventurières en général, qui se sont affranchies du rôle social que les hommes attendaient d’elles.
Comment faites-vous pour faire parler aussi justement une femme ?
Là vous me posez la question qui tue… Je n’en sais fichtrement rien, il faudrait sans doute que je m’allonge un peu ! On m’a pris pour une femme quand j’ai sorti La Tendresse des Crocodiles, apparemment un petit mic-mac avec Fred Vargas qui faisait beaucoup parler d’elle à l’époque… Les femmes parlent plus que les hommes en général, et disons que je les écoute attentivement depuis tout petit. Mes 2 arrières grands-mères et mes 2 grands-mères, puis mes tantes, mes cousines, ma sœur, les copines, j’ai plus appris d’elles que des hommes en général qui sont souvent sur des postures vis-à-vis des autres hommes et des femmes… De toute façon, je crois que j’aurais bien aimé être une femme, et je me demande toujours comment vit-on femme dans ce monde dirigé et mis au point par des hommes… pas si évident. Je me posais la question plus frontalement dans Ursula et Cléo, je n’ai pas la réponse mais disons que je la cherche…
Les voyages ont une grande importance dans vos histoires. En ce qui concerne Jeanne, La Tendresse des Crocodiles se déroule en Afrique, puis dans L’Ivresse du Poulpe elle part en Amérique, et dans La Patience du Tigre, elle parcourt l’Inde. J’imagine que vous aimez voyager… quels sont les lieux qui vous ont le plus marqué ?
New York, San Francisco, Cuba, Le Cap, l’Afrique en général, l’Inde, les Maldives, le Cambodge et le Vietnam m’ont vraiment chamboulé. Mais il y a de la beauté et des horreurs partout !
Donner la vie et voyager sont, à mon sens, aussi essentiels pour la survie de l’espèce : l’un repousse la fin et la peur, et l’autre les ignore et évite la consanguinité et l’enfermement dans des microcosmes. Quand j’avais 20 ans et lui 55, mon ami Nino Ferrer m’a dit de façon péremptoire : « Ne t’achète rien de coûteux ou précieux, car ces choses-là sont des boulets dans la vie. Dès que tu gagnes un peu d’argent, pars en voyage et rencontre des gens, c’est la seule chose qui vaille ». Ça m’a marqué parce que je le sentais, mais lui le savait, par expérience… Résultat, je roule dans des véhicules qui ont plus de 20 ans (pas très « vert »…) et je retape une vieille petite baraque depuis 14 ans où je ne me chauffais qu’au bois jusqu’à ce que je devienne papa d’un petit garçon (-17°c en hiver en Bourgogne !), mais j’ai (presque) fait le tour du monde.
Avant de me lancer dans un roman graphique à 33 ans, je tenais à vivre intensément et à faire des expériences à travers le monde. Et je m’y suis tenu parce que je suis très impressionné par mes prédécesseurs… Mes lectures de jeunesse et mes voyages d’adulte nourrissent naturellement mes histoires : j’ai adoré Spirou et Fantasio, Pratt et Corto, Donald et Picsou (dans le désordre), j’aimais un peu moins Tintin, mais j’aime tellement le capitaine Haddock ! (Qui rime avec Peacock)
On peut encore partir en voyage, comme on pouvait déjà faire du tourisme en 1900, mais Internet permet prodigieusement de garder le lien avec les amis du bout du monde ! Le titre, La Tendresse des Crocodiles, m’est apparu dans le nord du Bénin en voyant des crocodiles faire l’amour dans la rivière Pendjari avec une douceur infinie, ventre contre ventre. À la télé, on les voit toujours déchiqueter du gnou ou roupiller sur la rive… Il faut aller voir, je vous dis. Et merci beaucoup à vous !
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