Cet article est fait avec des vrais bouts de pirate borgne dedans, parce que c’était ce que je voulais faire plus tard : pirate, comme Albator. Rousse avec un œil qui fait la tronche, autant dire que j’étais convaincue d’avoir toutes mes chances !
L’amblyopie, ou l’œil paresseux
J’ai un œil paresseux, ce que les spécialistes appellent l’amblyopie – encore un nom barbare pour un trouble oculaire que peu de gens connaissent mais qui touche pas mal de personnes. Ce n’est pas tant un problème au niveau de l’oeil qu’un problème au niveau du cerveau au moment de la construction de la vision chez l’enfant – je ne suis pas folle, vous savez.
En gros, c’est comme si en voulant brancher deux périphériques sur un ordinateur au moment de l’installation des pilotes, l’un d’eux ramait beaucoup trop ; l’ordinateur rejette donc l’installation du périphérique. L’amblyopie, ça marche comme ça : le cerveau refuse de reconnaître l’oeil qui met trop de temps à s’aligner, « l’oeil paresseux ».
Jusque là, vous me direz, c’est pas grave, hein ! Il suffit de le rebrancher ou du moins de relancer l’installation des pilotes. C’est là qu’intervient l’ophtalmologiste en faisant faire des exercices à l’enfant pour réaligner la vision. Il faut savoir que tant que la vision n’est pas stabilisée, l’amblyopie peut être traitée, mais qu’on commence à avoir sa vision adulte vers huit ans – même si cela peut beaucoup varier selon les personnes.
Qu’est-ce qui provoque l’amblyopie ?
C’est un phénomène qui survient pendant la petite enfance : quelque chose entrave le bon fonctionnement de l’oeil, qui a une très mauvaise vision même avec des lunettes. Il peut y avoir plusieurs causes.
- L’amblyopie fonctionnelle (la plus commune) : l’enfant avait un strabisme qui n’a pas été traité, ou il avait besoin de lunettes mais n’en a pas porté. Les connections entre l’oeil et le cerveau ne se sont donc pas faites. À l’âge adulte, l’oeil n’est ainsi pas performant.
- L’amblyopie organique : l’enfant est né avec une anomalie au niveau de l’oeil (comme une cataracte congénitale par exemple). Il n’y a pas eu l’opération ou le traitement nécessaire, donc la fonction de l’oeil ne s’est pas bien développée et le cerveau l’a ignoré.
L’oeil amblyope est ainsi un oeil qui n’a pas la possibilité de voir parfaitement parce qu’on ne lui a pas donné toutes les chances de bien fonctionner : des lunettes, une opération ou encore le traitement du strabisme.
Autant dire qu’il faut un peu se bouger la nouille à partir du moment où c’est détecté, et surtout, compter sur un bon suivi médical.
Errare humanum est, perseverare diabolicum.
Un diagnostic difficile
Je ne jette la pierre à personne : ni au corps médical, ni à mes parents. Je ne leur en veux plus, parce que c’est stupide, mais c’était le cas avant. Parce que oui, ça aurait pu être détecté assez tôt : j’étais suivie par un pédiatre de ma naissance à mes trois ans, puis par un médecin de famille. Mais ce n’est que vers mes cinq ans que l’alerte a été donnée.
Quand mes parents en ont eu marre de me voir loucher dès que j’étais fatiguée, quand ils ont commencé à se poser des questions en me voyant me cogner dans les embrasures de porte parce que j’évaluais mal les distances, ils m’ont emmenée voir un ophtalmologiste – le premier d’une longue série – qui leur a dit que j’étais myope, et qu’il suffisait de me mettre des culs de bouteilles lunettes loupe pour faire travailler mon œil déficient. Pas besoin d’en faire un foin, voyons !
Bon à part me coller des migraines insupportables et faire monter les actions de Paf le loup à la hausse (leurs lunettes incassables sont une arnaque sans précédent), ça n’a strictement rien changé au problème : mon œil gauche ne progressait pas d’un iota.
J’ai eu le droit au cache pour l’oeil, c’était un bon début. N’ayant pas réussi à savoir comment gérer la faiblesse de mon oeil, ils ont testé un peu tout ce qu’ils avaient à disposition… tout et n’importe quoi, disons-le franchement. Le cache, placé devant l’oeil « fort », force l’oeil faible à travailler pour te permettre de voir.
Je suis convaincue des années après que ça m’a permis de ne pas être tout à fait borgne, mais voilà… Hormis pour imiter Albator au carnaval, aucune petite fille n’aime avoir de cache sur l’oeil : il a vite volé. Je l’arrachais au point de m’enlever des sourcils avec, de me faire des traces rouges autour des yeux. Je l’ai haï, ce cache…
Il m’épousera un jour, je le sais. Ce n’est qu’une question de temps.
Je me suis donc recoltiné les lunettes loupe… Jusqu’à mes douze ans, quand les mots que j’espérais et redoutais un jour d’entendre ont été prononcés : «
On va arrêter les lunettes, sa vue ne progresse pas ». Avec ou sans lunettes, le problème était le même, alors pourquoi m’imposer de ressembler à la Binocle, hein ?
On en est restés là, j’avais une forme de myopie bien trop compliquée pour être soignée, ça coûtera moins cher en frais médicaux. J’ai toujours vu mes rendez-vous chez les ophtalmos comme une perte de temps et d’argent. Je ne doute pas qu’il y ait de très bons praticiens dans ce domaine, je dis juste que je ne suis pas tombée dessus.
Que peut-on faire pour « relancer » l’oeil paresseux ?
Enfant, porter un cache peut fonctionner : c’est ce que l’on appelle l’occlusion. Elle est totale ou se fait par des filtres pénalisants. Il s’agit de boucher l’oeil qui occulte (l’oeil valide) pour faire travailler l’oeil amblyope.
Mais à l’âge adulte, il n’y a pas de solution : aucune opération ne pourrait y remédier.
On distingue alors deux types d’amblyopie :
- l’amblyopie profonde : l’oeil ne voit rien, sa vue est d’environ 1/20.
- l’amblyopie relative : l’oeil a 3, 4 ou 5 sur 10. Il est fonctionnel mais aurait pu être plus performant.
La vue n’empire pas : une fois adulte, elle reste stable.
La découverte
Un jour, à une expo sur la santé, on est tombées sur une roulotte qui proposait aux gens de tester leur vue. J’ai pesté, j’ai crié – n’ayons pas peur du scandale – et pourtant, à coup de chantage, ma mère m’y a traînée.
Amblyopie. C’est le mot qu’il a dit. Un poids s’est enlevé de mes épaules. « Je sais ce que j’ai »… mais voilà, ça ne se soigne que dans la petite enfance.
Mon amour-propre, un monument d’airain inébranlable, m’a empêchée d’aller consulter pour voir s’il y avait moyen de faire quelque chose, même un tout petit quelque chose. J’avais trop peur de prendre le risque d’être confrontée à la fatalité, trop peur qu’on me dise que c’était foutu.
J’en ai cependant parlé avec mon médecin de famille, pour avoir plus de détails sans que ça sorte forcément du cadre de confiance que peut offrir la relation avec un docteur qui s’occupe de toi depuis tes onze ans.
J’ai ainsi appris qu’il existerait une opération pour les adultes, mais c’est risqué et dangereux ; c’est prendre le risque de perdre le deuxième œil en voulant faire travailler un nerf optique qui n’a jamais voulu bosser pendant des années.
Bien, bien. C’est dur à admettre, il m’a fallu du temps après cet épisode, mais c’est ainsi. Chaque semaine, j’essaie de suivre les avancées de la science dans le domaine (ça permet de développer certaines capacités linguistiques, tous ces articles en anglais), et tout espoir n’est pas perdu.
Ce qui est dommage, c’est quand on pense aux gens chez qui on ne l’a pas détecté, quand on pense à tous les parents à qui on a dit de ne pas s’inquiéter, que tous les bébés louchent au début… Ce qui est dommage, c’est ce manque de prévention, ce manque de communication sur le sujet.
C’est une bonne situation ça, borgne ?
Entendons-nous bien, je ne dis pas que je souffre chaque jour, que je me mange un arbre à la seconde. Ce n’est pas si handicapant que ça, ce n’est plus si handicapant que ça en tout cas. Je ne vois rien de l’oeil gauche, rien d’autre que des couleurs étalées (un peu comme si t’avais un peu trop joué avec tes filtres Photoshop) : pas de contours, pas de profondeur ou de distance, pas d’angle mort.
Sans œil droit, je serais bien dans le caca, mais voilà, tu développes des habitudes : t’excuser à l’avance de ta « maladresse » quand tu vas chez quelqu’un, prendre un angle plus large pour passer par les portes pour être sûre de ne pas te cogner, avoir des épaules à l’épreuve des hématomes, y regarder à deux fois avant d’attraper quelque chose pour être sûre de ne pas le louper.
Autant te dire que quand t’as plus de deux verres dans le nez, ça devient vraiment fun (une minute de silence pour les verres qui sont morts dans d’atroces souffrances sur mon passage), et si tu forces vraiment sur le lait-fraise, ça donne… Plein de dégâts matériels et physiques. L’habitude joue pas mal !
La vie avec un œil paresseux
Loucher dès qu’on est fatiguée, c’est prendre le risque de se faire vanner de la sixième à la terminale – même par le corps professoral, oui – voire sérieusement insulter. Il faut planquer cet œil inutile derrière une grosse mèche, réclamer aux copains un coin à l’ombre parce que le soleil te brûle la rétine jusqu’aux poils des fesses, et que tu commences à avoir une migraine dès le mois d’avril, quand les premiers rayons apparaissent.
Tu casses des choses en permanence, même en faisant attention.
Tout ça, c’était mon quotidien quand j’étais adolescente, puis j’ai eu une petite voisine de 18 mois qui avait été opérée d’une cataracte de l’oeil gauche, et qui faisait des efforts considérables pour se déplacer dans l’espace, des efforts trop compliqués pour une si petite fille. Tout le monde la prenait pour une handicapée mentale, alors qu’elle s’adaptait !
J’ai eu envie d’en parler, d’expliquer aux gens que faute de traitements, j’ai dû m’adapter moi aussi, que j’ai encore du mal à faire certaines choses de la vie de tous les jours, que je dois faire une croix sur certains de mes rêves.
Pour les études, ça n’a pas posé d’autre problème que de devoir être près du tableau pour bien lire sans me fatiguer et avoir mal à la tête dès 11h, mais à l’arrivée dans la vie active…
Ah, la vie active ! Avoir des parents militaires, ça t’encourage à vouloir entrer dans l’armée ; adolescente, j’ai tenté la réserve opérationnelle, pour être sûre de ce que je voulais faire de ma vie. Oui mais voilà, il y a un contrôle de l’acuité visuelle.
J’ai grugé. C’est mal, oui, votre honneur, j’en ai conscience, c’est très mal, mais je voulais vraiment y entrer. Et j’y suis entrée ; pendant trois ans j’ai été réserviste militaire sur la base d’une tricherie, et j’ai réussi à me débrouiller pour que ce ne soit jamais flagrant.
Je dirais même plus : je vois très bien de l’oeil droit et j’étais assez douée au tir !
Mais un jour, le médecin-militaire a été muté, et le nouveau a voulu voir tous les réservistes pour un bilan. Devant ma faible vue (le strict minimum pour pouvoir entrer), il a proposé un rendez-vous à l’hôpital militaire. Je dis « proposé », mais ce n’était pas une suggestion.
J’ai alors arrêté la réserve, ni plus, ni moins. Et j’ai fait une croix sur mon rêve de rentrer dans l’armée ou dans l’administration pénitentiaire. Ni plus, ni moins.
Maintenant, au quotidien, hormis quand je travaille trop longtemps devant un ordinateur et ma « maladresse » légendaire qui me pose quelques soucis dans mon travail en maison de retraite, rien à signaler. Je fais des courses de fauteuils roulants, mais c’est un peu risqué dans les virages (p’tain d’angle mort !).
Je ne porte pas de lunettes, ni de cache-oeil. Tant mieux, ça ne m’allait vraiment pas !
Le regard des autres
J’ai eu le droit à tout et n’importe quoi : « Mais… Tu as un œil de verre du coup ? » — non, j’ai deux yeux verts. « Et j’ai combien de doigts ? » : ah ah ah.
Mes potes m’ont sorti pêle-mêle toutes les expressions à base d’yeux pour en rire avec moi. Et puis, il y a ceux qui s’intéressent, parce qu’ils ont un cas comme ça dans la famille, ou parce qu’ils sont bientôt parents et qu’effectivement, ça ne semble pas évident de faire un contrôle ophtalmologique à un nourrisson.
Et maintenant ?
Maintenant, la science a évolué un peu, et la meilleure avancée dans le domaine a changé ma vie. Les adultes souffrant d’amblyopie qui veulent faire progresser leur œil paresseux peuvent… jouer à Tetris (comme le Quotidien du médecin l’explique).
Alors si vous me cherchez, essayez de repérer une pirate rousse penchée sur son téléphone qui éclate les scores à l’un des meilleurs jeux de la terre en attendant que son cher et tendre débarque à bord de l’Arcadia !
Si j’avais un conseil à donner aux madZ qui ont elles aussi droit à cette petite joie de la vie, c’est de jouer à Tetris et de parler de l’amblyopie autour de vous : la science avance, il faut y croire !
– Merci au Dr Gilles Bove (Perpignan) pour son aide !
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Les Commentaires
Ma fille Sibylle est née avec une cataracte congénitale. Quelques opérations, et 10 ans de cache (toute la journée au début) ! Dur, dur, mais le résultat est là. A 15 ans, c’est une ado comme les autres. Elle a bien récupéré (environ 5/10° de son « mauvais œil » avec ses lunettes). Ses copines trouvent même qu’elle a de beaux yeux vairons !
J’ai fait un petit livre illustré pour les enfants, qui raconte l’histoire de Sibylle et de son cache. Vous pouvez le trouver sur Apple Books : « Sibylle cache son œil ». La version papier avait été bien appréciée des enfants, et ce petit livre les avait aidés à mieux porter leur cache. Voici une version mise à jour, au format version numérique. Bon courage à tous les petits pirates !