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Culture

« Journal d’une miraculée – Le sursis » (partie 1) — Dimanche Fiction

Cette semaine, c’est Marie.Charlotte qui signe le Dimanche Fiction du week-end. La première partie du journal d’une miraculée.

Mercredi, 18 août 2348.

« Pourquoi.

J’ai tellement de questions, mais celle-la m’obsède davantage que les autres. Pourquoi ai-je « survécu » ? Entre guillemets, parce que je ne me sens pas vraiment vivante. Je ne suis pas vivante, accrochée à cette bouteille dont je dépends pour respirer, je suis seulement en sursis.

Ma réserve d’oxygène est comptée, et avec elle, mes jours. Ou plutôt mes heures. Et si j’en crois ce qu’il m’a été dit, je vais devoir m’en passer avant d’être véritablement en capacité de pouvoir m’en passer…

Je ne sais pas pourquoi je brûle mes forces naissantes en écrivant ces lignes, que personne ne lira. Selon la toubib, je ne finirai sans doute pas le mois. Elle ne me l’a pas dit en face, je l’ai lu dans son silence gêné. J’avais l’habitude de lire dans ces silences, avant.

Pour ce que ça me fait… Je suis déjà morte une fois.

Ce cahier, ce stylo, c’est un coup de la psy. Les deux autres ont eu le même, avec le même conseil. « Écrivez ce que vous ressentez ». Mais pourquoi ? Pour la science ? Pour documenter leurs expérimentations permanentes ? Très bien. Alors à vous, qui lirez ce témoignage lorsque je serai morte pour de bon, voici ce que je ressens.

J’ai froid. Le froid qui a conservé mon enveloppe charnelle pendant plus de trois cents ans, ce froid perce ma chair comme un million d’aiguilles, à chacun de mes mouvements. Je claquerais des dents si ma mâchoire n’était pas verrouillée fermement sur le mords de ce masque à oxygène. Vous le savez, sans doute, c’est pourquoi ce masque est composé d’un mords en caoutchouc. J’imagine que c’est étudié pour. J’ai froid, pourtant les os me brûlent, comme s’ils avaient été remplacés par des lames en acier, rendues incandescentes par réaction chimique.

Vous pensez peut-être m’avoir ressuscitée, m’avoir offert une seconde vie, un nouveau départ. En réalité, vous avez restauré mon corps comme on réchauffe une escalope après l’avoir décongelée. Je ne suis qu’un morceau de viande, inutile, qui sitôt sorti du congélateur, commence à se décomposer.

Voilà, c’est moi. Je me décompose à vue d’oeil.

Je suis morte une première fois. Je me souviens de la sentence, elle était définitive. Cancer. Les poumons. Je me souviens des radiations, de la chimiothérapie. La douleur était si présente que mon corps en garde les séquelles, et mon esprit le souvenir, même après trois cents ans de cryogénie.

Frustré de n’avoir su inventer une machine à voyager dans le temps, l’homme s’est contenté d’une boîte à conserver les corps. Pourquoi ma famille s’est-elle ruinée pour financer « une chance de guérison » ? J’avais pourtant laissé des dernières volontés bien claires, avant que les traitements ne m’ôtent la force d’écrire, avant que les vomissements ne m’empêchent de parler. La fin arrivait plus vite que prévu, et alors ? Un an de plus, quelques mois de moins, sur l’échelle de mes regrets, c’était rien.

Pourquoi ont-ils décidé de me payer une deuxième vie, l’espoir d’une résurrection ? Pensaient-ils que ma vie aurait la même valeur sans eux, dans ce « futur » lointain et hypothétique, qu’il me faut désormais appeler « présent » ?

On s’imagine toujours le futur comme un monde de possibles. Il est forcément meilleur que le présent, puisque le progrès va toujours dans le même sens. On oublie d’intégrer les conséquences de notre course au progrès dans nos projections.

Il est beau, votre futur. Mon présent. Un monde dans lequel l’air est si pollué qu’il est irrespirable. Voilà huit jours qu’ils m’ont « réveillée », et je n’ai pas mis un pied dehors, je n’ai pas pu voir l’extérieur. Je sais qu’on est en ville, quelque part en sous-terrain. Au-dessus de nous, l’ancien XXème arrondissement parisien. Je crois. Peu importe.

Et moi, avec une cicatrice qui court de la gorge au nombril, et mes poumons hérités d’un ou une autre, un•e anonyme qu’ils n’auront pas réveillé•e, impossible à guérir. J’ai récupéré les poumons d’un•e mort•e. Frankenstein, en quelque sorte.

Quelles sont mes chances de survie dans un monde où même les valides les plus sains meurent d’infections pulmonaires, à force de respirer la purée toxique qui sert d’atmosphère ici ? Je n’y pense même pas.

Non. Je ne suis pas « ressuscitée », je suis en sursis. J’ai l’impression d’être la victime et l’accusée de mon propre procès en révision, moi, la condamnée à mort, condamnée en sursis.

Vous pensiez me rendre heureuse, vous pensiez m’offrir une nouvelle vie ? Mais qui se réjouit de renaître en enfer ? Qui se réjouit de partir avec un handicap que l’on sait déjà fatal ? Ma vie, je l’ai vécue. Elle était plus courte que la moyenne, et alors ? Qui étiez-vous pour en juger ?

J’ai un milliard de questions, et sans doute pas le temps de poser celles qui m’obsèdent. Tant qu’à être ici, j’aimerais comprendre ce qu’est « ici », ce qu’est ce monde. J’aimerais comprendre comment nous en sommes arrivé•e•s à un tel niveau de destruction de l’environnement, qu’après l’eau et la terre, l’air même soit devenu impropre à la consommation : impropre à la respiration.

Je suis en sursis, mais je suis surtout en colère. Colère. Voilà sans doute ce qui me brûle les os, ce qui me perce la chair, ce qui tient ce stylo en tension sur ce papier. La colère. Celle de devoir subir cette « résurrection », alors que j’avais accepté la mort. Mourir, c’est suffisamment difficile à accepter. Cela demande du temps, et beaucoup de réflexion. Alors se voir refuser la mort à laquelle on s’était pourtant préparée, c’est une violence.

Cette vie est une violence, parce qu’elle est un mensonge. Ce n’est pas une vie, ce n’est qu’un sursis, une promesse inachevée. Un mensonge.

Je l’ai vu dans ses yeux. Le toubib, là, ou l’interne plutôt, je ne sais pas. Un jeune mec en blouse blanche, celui qui s’est penché sur moi quand j’ai ouvert les yeux pour la première fois. J’avais encore un voile de givre dans le regard, je n’ai pas vu clairement son visage. J’ai reconnu sa voix lorsqu’il est venu changer ma réserve d’oxygène ce matin. C’est lui qui nous a donné les carnets et les stylos, à moi et aux deux autres « Unclaimed ». Les deux autres « réchauffés », comme j’en ai entendus nous appeler.

Orphelins, déracinés, ils peuvent bien nous appeler comme ils veulent. Je ne compte pas rester suffisamment longtemps pour leur rendre leur mépris. Ou leur indifférence. J’espère qu’ils nous méprisent. Je ne connais rien de plus violent, lorsque l’on souffre, que l’indifférence des autres. On vient de nous installer dans notre dortoir, dans un foyer. C’est là qu’ils parquent les « réchauffés » en transition. Ouais, je suis encore dans les vappes les trois quarts du temps, ce qui m’excuse de toutes les conversations, mais j’ai l’ouïe alerte. J’écoute ce qu’il se dit de nous, autour de nous.

Ah oui, « nous ». On est trois « réchauffés », trois à être sortis du frigo dans la même fournée. Dieu quel cynisme. Mais ce sont leurs mots, pas les miens. Il paraît que c’est censé « dédramatiser » notre expérience. Soit.

Bref, les deux autres. Un mec et une meuf, Ludo et Myriam. J’ai la désagréable impression que mon état de santé les rassure sur leurs chances de survie. C’est humain, après tout. Trouver plus malheureux que soit, plus pauvre, moins bien loti•e, cela permet de se rassurer sur soi-même. C’est mesquin, mais c’est humain.

Et moi, ça me rassure de constater que trois cents ans de frigo n’ont pas eu raison de notre humanité.

Je m’apprête donc à passer ma première nuit « en foyer ». Les autres sont allés manger, j’ai fait semblant d’être dans le gaz pour avoir la paix.

Dans le gaz. lol. J’imagine qu’il y a des expressions qui vont être très malvenues dans le contexte actuel.

Trois cents ans de frigo n’ont pas non plus eu raison de mon cynisme, ni de mon caractère, on dirait.

On dirait bien que renaître en enfer n’a pas fait de moi un ange. Comme c’est original.

Demain, nous avons « orientation et survie ». J’ai hâte dites-donc. »

À lire aussi : « Journal d’une miraculée – Le canular » (partie 2) — Dimanche Fiction


Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.

Les Commentaires

11
Avatar de Iris.T
5 novembre 2014 à 21h11
Iris.T
Oh oui oui oui, continue le, finis le et publie le ! aillettes:
Tout est parfait, la composition, les mots, les idées, ça donne envie
d'une suuiiiite !
Merci pour ce début en tous cas et plein d'ondes de courage pour continuer edo:
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