— Article initialement publié le 14 juin 2013
Les 10 règles à suivre pour sortir avec ma fille tournent à plein tube sur les réseaux sociaux. Supposément écrite par le « père inquiet » typique, elles s’adressent aux potentiels prétendants désireux d’entrer en contact intime avec la fille-du-père-inquiet.
La dernière mode est de les porter en T-shirt.
1. Trouve-toi un travail 2. Sache que je ne t’aime pas 3. Je suis partout 4. Si tu lui fais du mal, je te fais du mal. 5. Sois rentré à la maison avec une demi-heure d’avance. 6. Prends un avocat. 7. Si tu me mens, je le saurai. 8. Elle est ma princesse, pas ta conquête. 9. Je suis prêt à retourner en prison s’il le faut. 10. Tout ce que tu vas lui faire, je te le ferai à toi.
Il existe plusieurs variantes de cet ensemble de règles, qui reposent toutes sur les mêmes concepts :
- réduction de la fille à l’état de propriété de son père
- opposition entre le père et le petit ami, le bonheur de l’un faisant nécessairement le malheur de l’autre
- intimidation et menaces de violence (mais c’est pour riiiire, c’est du second degré, n’est-ce pas !).
Extrait d’une version développée des “10 règles”.
« Règle n°1 : si tu viens te garer devant chez moi et que tu klaxonnes, j’espère que tu es là pour délivrer un colis, car je t’assure que tu n’es pas là pour récupérer qui que ce soit. »
La réponse de Ferrett, écrivain et « père inquiet »
Ferrett Steinmetz est écrivain. Sur son blog, il a publié une lettre ouverte à sa fille en réaction au buzz des « 10 règles », billet repris par The Good Men Project. En voici une traduction :
Il y a un ramassis de bêtises qui tourne en ce moment, intitulé 10 règles à suivre pour sortir avec ma fille. On y trouve pleins de menaces « rigolotes » du genre :
« Règle numéro 4 : je suis sûr qu’on t’a dit qu’aujourd’hui, avoir des rapports sexuels sans une forme de protection peut te tuer. Laisse-moi développer ce concept : quand on parle de sexe, je suis la protection, et je vais te tuer. »
Et tous ces propos se résument finalement à un assommant « les garçons sont des rustres, des dangers, le sexe c’est mal, et ma fille est une poupée en plastique dont je contrôle le destin ».
Écoutez, moi j’aime le sexe. C’est bien, c’est cool. Et parce que j’aime ma fille, je veux qu’elle s’éclate tout autant que moi dans la vie, si ce n’est davantage. Je n’ai pas envie de connaître tous les détails, parce que, hé, je n’ai pas envie d’avoir ces images mentales, pas plus qu’elle n’aurait envie de tout savoir de ma vie sexuelle. Mais dans l’abstrait, ma chère fille, sors et amuse-toi.
« Donner du plaisir à quelqu’un ne t’enlève rien à toi. Ceux qui insinuent le contraire ont une piètre opinion des femmes en général »
Parce que le sexe consensuel n’est pas quelque chose que les garçons te prennent. C’est quelque chose que tu donnes. Donner du plaisir à quelqu’un d’autre ne t’enlève rien à toi. Il n’y a rien de dégradant à se faire plaisir et à le partager. Et ceux qui insinuent le contraire sont probablement ceux qui ont une piètre opinion des femmes en général, qu’ils maquillent par un simulacre de paternalisme.
Oui, tous ces garçons, filles, transgenres… vont peut-être te briser le cœur, et par conséquent, briser le mien. Je t’ai tenue dans mes bras, sanglotante, lorsque ton petit ami t’a trompée, et ça m’a déchiré le cœur. Mais tu sais ce que je trouve davantage déchirant ? De te voir dans une prison de verre, ne rien connaître ni découvrir, alors que ton Cher Vieux Père s’assure que tu sois intégralement protégée jusqu’à ce qu’il ait décidé ce que tu devrait aimer ou non.
Tu n’es pas moi. Tu n’es pas non plus une extension de ma volonté. Et tu dois avoir la liberté de faire tes propres fichues erreurs, d’apprendre à te relever quand tu trébuches, d’apprendre où sont rangés les pansements et à traiter tes propres plaies. Je t’aiderai. Je te conseillerai tant que je pourrais, je serai la personne que tu pourras trouver quand tout te semblera perdu. Mais il y a des vertus à se perdre. Je suis convaincu qu’il y a des forces qu’on ne développe que lorsqu’on se retrouve dans le noir, à avancer à tâtons.
Tu es ta propre personne, et certaines choses que tu aimeras pourront me sembler bizarres, folles, sales ou désagréables. C’est la beauté et la diversité du monde ! Si tout le monde aimait la même chose, on en serait réduit à se battre pour les dix mêmes personnes. Or le miracle, c’est que les rejetés des uns sont les trésors des autres. Et je serais un bien triste petit bonhomme si je te manipulais à devenir un clone de mes propres désirs. Aime la musique que je déteste, regarde les films que je hais, deviens cette femme forte qui sait où est son bonheur et ce qu’elle doit faire pour le trouver.
« Je refuse de perpétuer, même sous le prétexte de l’humour, l’idée que les gens qui sont attirés physiquement par ma fille sont mes ennemis »
Bon, tu vas être abîmée par la vie, et parfois, tu le seras en toute connaissance de cause. Mais je ne vais pas te dire que le sexe c’est mal, et que tu es mauvaise de le vouloir, ni que d’autres sont maléfiques parce qu’ils veulent avoir des relations sexuelles avec toi, si tu y consens. Je refuse de perpétuer, même sous le prétexte de l’humour, l’idée que les gens qui sont attirés physiquement par ma fille sont mes ennemis.
Je ne suis pas le garde qui t’enferme dans une tour d’ivoire. Dans l’idéal, je suis la « zone de confort » de ma fille, un jardin dans lequel elle peut revenir lorsque le monde se montre un peu trop cruel, un refuge dans lequel elle pourra réfléchir à ses erreurs passées, et savoir qu’ici, elle trouvera toujours quelqu’un pour l’aimer sans exception, pour la prendre dans ses bras jusqu’à ce que les larmes sèchent.
Voilà ce que je veux pour toi, ma chérie. Une vie audacieuse, pleine de grosses erreurs, mais de réussites encore plus grandes.
Maintenant va à la découverte de toutes les choses que tu aimes ! Vas-y, nique tout ! Au sens propre et au sens figuré*. »
*La version originale de ce jeu de mot était la suivante : « Now get out there and find all the things you fucking love, and vice versa. » (= « love fucking » !).
En finir avec l’hypocrisie
La lettre ouverte de Ferrett, publiée le 8 août, continue d’être relayée et commentée. Il en a été le premier surpris, ce qu’il explique dans un nouveau billet, dans lequel il précise quelques points, en rapport aux réactions parfois hostiles que sa lettre a pu susciter.
La réaction qui est à mon sens, la plus surprenante, vient des gens qui se posent la question de savoir, à la lecture de cette lettre, si en conséquence des préceptes de Ferrett, « ses filles sont heureuses ». Inversement, cette interrogation témoigne du fait qu’une forte proportion des lecteurs se pose ingénument la question de savoir si souhaiter pour sa fille une vie sexuelle épanouie fait véritablement son bonheur.
Sur The Good Men Project, Aaron Gouveia note le paradoxe intrinsèque des 10 règles à suivre pour sortir avec ma fille : elles sont supposées empêcher la chosification des filles par ces garçons qui les traiteraient comme des objets sexuels. Mais en voulant ainsi régir le degré d’intimité acceptable entre sa fille et ses petits-amis, c’est le père qui se retrouve à traiter sa fille comme une propriété matérielle.
« Ah tu veux sortir avec ma fille ? Laisse-moi te jouer la chanson de mon peuple. »
Au-delà de ce paradoxe, c’est aussi la différence de perception entre sexualité des jeunes femmes et celle des jeunes hommes qui dérange. Pour un garçon, avoir des relations sexuelles relève de l’accomplissement personnel. Papa lui tapotera fièrement la tête, ses potes lui claqueront des high-five à tout va…
Pour une fille, avoir une vie sexuelle active, c’est… N’est-ce pas un peu tôt ? N’aurais-tu pas dû attendre encore quelques années ? Attention à ne pas avoir « trop » de petits-amis, tu ne voudrais pas passer pour une salope. Et les parents qui se reconnaissent (avec humour ou non) dans les
10 règles risqueraient de mal digérer l’émancipation de leur progéniture.
Cette différence de perception de la sexualité des filles et des garçons est profondément hypocrite. À l’image de Ferrett, les parents n’ont certainement pas envie de tout savoir de la sexualité de leurs enfants, mais on peut très bien être en paix avec l’idée que ses filles ont (ou auront) une vie sexuelle épanouie, sans en faire un drame.
Un paternalisme doublement dégradant
Derrière les 10 règles, si on gratte un peu, on trouve deux sous-entendus dégradants :
Le premier, à l’égard des garçons, qui ne seraient guère plus réfléchis qu’une bande de babouins en chaleur. Les filles, à l’inverse, sont des êtres sensibles et profondément émotionnels, qu’il convient de protéger contre ces individus assoiffés de sexe.
Attention, cette légende contient un stéréotype sexiste. « Les filles sont prêtes à avoir des relations sexuelles par amour. Les garçons sont prêts à tomber amoureux pour avoir des relations sexuelles. »
Le second, à l’égard des filles, qui auraient besoin que leurs pères se posent en garants de leur virginité. Ce concept n’est autre que du slut shaming pur et dur, emballé dans un paternalisme bienveillant, pour la forme.
Messieurs les « pères inquiets » qui relaient, goguenards, les 10 règles à suivre pour sortir avec ma fille, sachez que ces préceptes sont dégradants. L’idée que vos filles souhaitent elles aussi avoir une vie sexuelle épanouie n’est, elle, pas dégradante.
« Ouvrez des livres, pas vos jambes. Épatez la galerie par vos esprits, pas par vos gâteries. » « Et si je faisais les deux ? »
Oui. Voilà. Et si on arrêtait de considérer que les mecs ne pensent qu’avec leurs queues et que les filles sont des êtres purs et que leur virginité est sacrée ? On pourrait alors réécrire les 10 règles à suivre pour sortir avec ma fille moi, et qu’on soit une fille ou un garçon, ça tiens en deux lignes finalement :
1. Demande-moi la permission.
2. Respecte mon consentement.
Et toi, où se placent tes parents par rapport au sexe ? Plutôt ouverts et pédagogues façon Ferrett Steinmetz, ou plutôt enclins à porter fièrement les 10 règles en t-shirt ?
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Les Commentaires
Il n'était pas très à l'aise avec le fait que "je devienne une femme", notamment pour les règles, une fois que je me plaignais d'avoir mal au ventre, il m'avait demandé "à ton ventre-ventre ou bien... heu... ton ventre de fille?" J'en ai beaucoup ri.
Donc il ne m'a pas forcément parlé de sexualité, mais il était en même temps plutôt ouvert, disant que les garçons, les filles, peu importe qui t'attire, chacun fait ce qui le rend heureux. Que lui même, jeune adulte, il avait eu une relation avec un garçon et que c'était très agréable aussi. Et que l'important, c'est la tendresse.
Pour ce qui est de sortir, il voulait simplement que je le prévienne si je découchais et il m'a donné ce conseil, que j'ai essayé de suivre: " tu ne devrais pas aller te coucher le soir avec quelqu'un auprès de qui tu n'auras pas envie de te réveiller le lendemain"
Ce qui n'interdit en rien les coups d'un soir, simplement implique un choix "réflechi" du/de la partenaire. (Force est de constater que les rares fois où j'ai négligé ce conseil, je m'en suis mordue les doigts...)